Sur mon chemin/Livre III/Article 7

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Ernest Flammarion (p. 206-210).

SOUS LE COUTEAU


Il ne se trouvera sans doute point en cour de Vienne quelque P. Olivier pour affirmer, devant le catafalque de l’impératrice d’Autriche, que ce lâche assassinat — deux fois lâche, puisque l’assassin n’y risquait point sa tête — fut un avertissement du ciel, bien fait pour inciter les grands de la terre à toujours considérer leur fin prochaine. Je crois qu’il importe peu que nul orateur sacré ne tire de l’événement ce thème admirable, vieux comme l’Église, sur les petites bêtes à bon Dieu que nous sommes, placés entre le pouce et l’index du Tout-Puissant. Si on ne leur parle point de ces choses, les grands y penseront. Mieux que des sermons, hélas ! la mort de l’impératrice sous le couteau doit agiter l’âme des souverains.

Car, enfin, sans s’exagérer le péril anarchiste, qui n’apparaît plus, à de longs intervalles, que comme un accident rare de la lutte sociale, sans faire habiter leur cœur par des terreurs pusillanimes, j’imagine que la quiétude jamais bien complète des maîtres du monde doit se trouver bouleversée au lendemain de ces coups imbéciles du sort qui jettent sur le sol ensanglanté les cadavres des Alexandre, des Canovas et des Carnot.

Qui analysera jamais les sentiments qui les partagent devant ce rappel soudain des dangers qu’ils courent, devant cette image de la mort qui les poursuit ? Qui fera la balance de la joie que leur accorde le pouvoir et de la terreur latente, qui doit sommeiller en eux, d’une fin tragique ? Ont-ils pleinement la joie de vivre, ceux qui ont la joie de régner ? Je voudrais aussi parler de leur courage, car il en fallut à Alexandre III après la mort de son père, car il en fallut à M. Casimir-Perier après la mort de M. Carnot.

De quoi étaient faites, à cette époque d’attentats multiples et triomphants, les larmes de M. Casimir-Perier acceptant la présidence de la République ? Lui venaient-elles de l’allégresse que donne la magistrature suprême ou de la tristesse qu’il ne pouvait vaincre en acceptant, par patriotisme, un poste de gloire qui le désignait alors au poignard des assassins ?

L’évocation de tels sentiments devant un danger qui nous a abandonnés peut paraître démesurée. Mais songez qu’à ce moment de deuil national on se disait que la tête de Caserio allait prochainement rouler sur l’échafaud et que Ravachol, Vaillant, Émile Henry n’avaient pas attendu longtemps ceux qui, surgis de l’ombre anarchiste, s’étaient appelés leurs vengeurs.

Rappelez-vous le nouveau président suivant à pied, par les rues, le cercueil de Carnot et avec quelle respectueuse admiration la foule considérait cet acte héroïque.

Ainsi parlait-on alors. On était si bien persuadé d’un désastre possible que le moindre incident survenu au passage du cortège prenait des proportions extravagantes, provoquant des remous. Il y eut une alerte à l’entrée de la rue de Rivoli : le vase de fleurs surmontant un pilier du jardin des Tuileries tomba avec tracas, brisant des jambes, tuant une jeune fille. Le trouble se mit dans les rangs des corporations qui défilaient. Des porteurs abandonnaient une couronne. Ce fut une brève déroute.

Ce qui fit M. Casimir-Perier vraiment grand ce jour-là, c’est qu’il crut, lui aussi, au danger. C’était visible à son regard calme et affermi, sans doute, mais interrogateur des figures trop proches. Je fus plusieurs fois près de lui, comme tant d’autres, en cette journée historique, si près que j’eusse pu le toucher. À l’Élysée le matin, au Panthéon l’après-midi. J’étais en habit ; on m’avait laissé passer sans me demander ma carte. Et je songeai à l’incroyable facilité avec laquelle on pouvait venir jusqu’à cet homme que l’on disait si bien gardé. Il suffisait d’un frac pour cela. De temps en temps, le regard du président nous fixait, faisait le tour de nos physionomies, rapidement, presque furtivement, puis disparaissait sous les paupières baissées, demi-closes. Cinq minutes après, nous avions encore ce regard sur nous, à droite, à gauche, en face, ce regard qui trahissait l’état d’une âme courageuse, mais en éveil, sur la défensive. Mais derrière ? que se passait-il derrière ? N’y avait-il point, dans ces centaines d’inconnus dont il entendait le souffle, dont il percevait le grouillement mystérieux, n’y avait-il point celui-là qui, dans les ténèbres de sa pensée solitaire, avait décidé de frapper ?…

Un autre jour encore, j’ai pénétré dans l’âme inquiète d’un souverain. Dix mille hommes s’écrasaient dans les salles de l’Hôtel de ville, s’étouffaient aux portes dans l’attente du tsar. Difficilement, un double cordon de gardes républicains fort espacés avait tracé un étroit chemin dans cette foule sans cesse accrue, sans cesse débordante. Le tsar parut, le tsar traversa cette mer hurlante du peuple acclamant un empereur, roulant jusqu’à ses pieds ses vagues enthousiastes. Il ne se doutait point de cela. Il ne pensait point que cela pût exister. Les réceptions brillantes, les galas ne lui avaient encore apporté que des allégresses protocolaires. Il n’était point entré encore en contact avec la foule : on l’en avait gardé comme d’un danger certain. Et voilà que la police impuissante, l’abandonnait à ces vingt mille bras qui se dressaient au-dessus de sa tête, agitant chapeaux et mouchoirs. Il était si pressé entre les poitrines haletantes de cette foule que Félix Faure et lui purent difficilement, à un moment donné, s’avancer de front. Il me frôla de son coude, et, quand il fut passé, je conservai en moi, pour toujours, le souvenir de son regard troublé. J’y avais lu la terreur de l’attentat, terreur subite, rapide comme un éclair, vite éteinte, de par la victoire de la volonté.

Nul événement sérieux ne vint troubler ces jours de fête. Combien eût été déplorable la folie de quelque énergumène ! J’en pus juger cette nuit où le bruit courut qu’une bombe avait éclaté sur le passage du tsar, revenant du Théâtre-Français et traversant la place de la Concorde.

Ce fut moins que rien : quelques clous qui blessèrent la statue de la ville de Lyon. Et encore nous n’en parlâmes point pour ne pas surexciter l’opinion publique. Il n’empêche que, cette nuit-là, nous crûmes, un instant, l’attentat sérieux. Avec un ami, je me rendis au ministère de l’intérieur. Les grilles étaient fermées. Il fallut parlementer avec le petit pioupiou qui, baïonnette au canon, veillait dans la guérite. Nous lui apprîmes l’histoire de la bombe. Alors, appuyé à son fusil, simplement, le petit pioupiou se prit à pleurer.

Le tsar était en toute sécurité parmi nous, plus peut-être qu’à Saint-Pétersbourg, qu’à Péterhof, qu’à Krasnoïé-Sélo, où je le vis, le regard tranquille cette fois, entouré de cette moitié de la Russie qui surveille l’autre.