Sur mon chemin/Livre III/Article 9

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Ernest Flammarion (p. 216-225).

DEVANT LA HAUTE-COUR

PREMIÈRE AUDIENCE
COUP D’ŒIL SUR LES JUGES, LES ACCUSÉS, LES DÉFENSEURS


La Justice et la Politique sont de mœurs, de coutumes et de rites divers. Elles ne se mêlent ordinairement point. Quand cela leur arrive, la Justice prête alors à la Politique ses cortèges, qu’on n’est point accoutumé de voir hors la Galerie Marchande, la robe écarlate de ses procureurs, et la toge et le bonnet carré de ses avocats. La Politique, de son côté, fait avancer ses juges en redingote, ce qui doit certainement paraître extraordinaire à la Justice ; et soudain, du mélange momentané des robes de celle-ci et des redingotes de celle-là, naît la justice politique, laquelle offre un spectacle d’autant plus recherché que la République semble devoir ne nous le permettre que tous les dix ans.

C’est assez ; car ce spectacle auquel on est allé hier, je ne sais pas si vous l’irez voir demain. Ah ! la tristesse de cela ! la monotonie de ces choses et l’ennui, l’incommensurable ennui qui monte de cette salle endormie, quasi morte, sans émotion, sans passion ; l’ennui qui gagne, qui grandit, qui fait les tribunes silencieuses et somnolentes, les tribunes ternes et grises de toutes les toilettes de ces dames, grises et ternes, presque demi-deuil, comme il sied pour une aventure qui ne commença certes point en comédie, qui ne finira assurément pas en drame, et qui restera, à tout prendre, sans éclat.

Quand tout le monde fut en place, que les juges eurent gagné leurs sièges, qu’ils furent immobilisés, fatigués déjà ; quand les cinquante avocats eurent terminé la procession de leurs robes noires sur le tapis rouge de l’hémicycle, foule bruyante, encombrante, presque anonyme, inutile, si nous retenons cinq noms, — et vous verrez que je fais large la mesure du talent oratoire qui s’est assis, hier, à la place ordinaire des ministres, qui a encombré les bans des secrétaires rédacteurs et qui s’est affalé aux pupitres des sténographes — ; quand M. le procureur général Bernard et les deux avocats généraux, MM. Herbaux et Fournier se furent assis à la gauche du président, celui-ci donna l’ordre de faire entrer les accusés.

Le défilé en était attendu avec impatience. Certains espéraient quelque chose. Qui sait ?… Une protestation immense… un vaste cri de colère… Depuis plus de deux mois qu’on les tenait sous les verrous pour un crime qui n’existait pas à leurs yeux, ils eussent été certainement excusables de manquer de sang-froid.

Mais ils en eurent. Ce ne fut point une charrette révolutionnaire qui roula vers nous. Nous vîmes s’avancer des gens du monde, des gens du monde pleins de calme courage et d’ennui.

C’est une file indienne. Un garde républicain, un accusé, un garde républicain, un accusé. Ainsi jusqu’à quinze accusés et seize gardes républicains. Les gardes républicains sont en petite tenue, képis, uniformes sombres. Les brandebourgs rouges font une guirlande tout le long de la file qui se déroule, et qui prend son origine dans le trou noir de la petite porte placée sous les pieds de saint Louis. Celui-ci fait vis-à-vis à Charlemagne, lequel joue, pour se distraire, au bilboquet avec la boule du Monde.

Ils s’avancent, tristes, tristes ; les pardessus, les redingotes, les vestons sont noirs, les figures sont taciturnes, les démarches sont maussades. Pas un coin de fantaisie dans le défilé, pas un geste qui se moque, pas un rire qui fait la nique à la destinée. Ces gens sont trop corrects. Pas de révolte, pas de colère, pas de bravade, pas de cabotinisme. C’est admirable. M. André Buffet ouvre la marche. Il arrive, le premier, sur le seuil ; il ôte, d’un geste parfait, son chapeau haut forme ; il est dans un salon, il est chez lui ; rien ne l’étonne. Il s’attendait à cela. Il est celui que les événements ne surprennent point et qui, ayant tenté quelque chose, s’est dit : « Je risque ça. » Il devait aboutir au seuil de cette salle. La fortune lui a été contraire. L’y voilà. « Salut, messieurs ! » Et il passe. J’ai l’honneur de connaître beaucoup M. André Bullet. C’est un caractère.


Et les autres suivent, dignes, dignes, oh ! très dignes ! Tous les regards sont sur eux. Ils les accompagnent avec intérêt. Mais aucun murmure ne s’élève sur leur passage. Ordinairement, les accusés politiques dégagent une grande haine ou un grand amour. Il n’y avait point de haine, hier, mais il n’y avait point d’amour. Là-bas, tout se passe dans le gris, vous dis-je. Et la silhouette de Déroulède elle-même, si personnelle, si spéciale, n’a plus les angles connus, nous présente un dessin de couleur atténuée, et la redingote, très sage, pend au long du corps, sans l’envolement qui suit le geste brusque. Il se réserve. Il distribue en passant des poignées de mains énergiques. Mais voici la fin du cortège. J’y découvre deux enfants, dont l’un fait une moue d’écolier puni et dont l’autre s’avance, les main dans les poches, en gavroche. Un bon point pour ce jeune homme, M. Edouard-Gustave-Alfred Brunet, qui ne se prend point au sérieux, bien qu’il ait déjà vingt ans.

Deux gardes républicains encore, portant une chaise où s’étend M. le baron de Vaux. Il en descend, s’appuyant sur une canne et gagnant sa place, non sans souffrance apparente.

Quand tout le monde est entré, Me Hornbostel traverse l’hémicycle et sort. Me Hornbostel est le défenseur de M. Baillière ; il fut l’avocat d’Émile Henry, qui mourut sur l’échafaud. C’est une figure connue, depuis, au Palais. Hier, tout le monde remarquait qu’il s’était fait couper la barbe.

Malgré l’absence de Me Hornbostel, on procède à l’appel nominal des juges. M. Joseph Fabre répond à l’appel de son nom. La présence du sénateur, absent lors de la première audience où la procédure d’instruction fut décidée, soulève un incident.

Ne sont point là : MM. Bernard Lavergne, Levrey, Mercier, Pénicaud, Théophile Roussel, de Vernianc, Allemand (Haute-Loire), Marcel Barthe, Bayol, Berthier, colonel de Chadois, Constant, Danelle-Bernadin, Deschanel, Dulac, Folliet, Hérisson, Huon de Penanster, Jacques Hébrard, Roger, Cornil.

Au moment précis où l’on va procéder à l’interrogatoire d’identité des accusés, Me Hornbostel revient et retraverse l’hémicycle. On remarque qu’il sourit.

Les accusés sont placés dans une tranche de la travée de droite, sur des banquettes enfermées dans un trapèze bordé d’une haie de gardes républicaines.

M. Fallières demande d’une voix forte à M. Buffet comment il s’appelle, ses profession et domicile et son âge, M. Buffet décline tout cela, de la façon la plus calme du monde. Il dit tous ses prénoms : Aimé-Joseph-Paul-André, qu’il est avocat à la cour d’appel et qu’il habite la rue du Bac, et qu’il a quarante-deux ans ; puis il s’assied, se penche vers son avocat, se redresse, s’évente avec une brochure et semble penser à autre chose.

M. de Chevilly (Marie-Robert-Hippolyte), qui est interrogé ensuite, habite la rue des Écuries d’Artois, grisonne fortement, manifeste, en se croisant les bras sur la poitrine, qu’il fait provision de patience, et considère avec attention Me Hornboslel, qui retraverse l’hémicycle et sort, le front soucieux.

M. de Fréchencourt est très ennuyé parce qu’il ne s’appelle point M. de Fréchencourt. Il s’appelle Poujot tout court et le dit tout bas, mais il ajoute très haut ses prénoms, qui sont Marie-Adrien-Raoul. C’est un aimable confrère, qui est rédacteur à la Gazette de France, et qui ne paraît point autrement marri d’être mêlé à cette histoire avec d’aussi grands personnages.

M. Godefroy se lève — Joseph-Eugène, avocat à la cour d’appel, président de la Jeunesse royaliste ; il s’excuse de cela, en bloc, la moustache maussade, se rassied et feuillette de sa main gantée des notes dont la lecture le fait bâiller.

Une voix éclate, un véritable coup de trompette :

— Je suis Jean-Baptiste-Elzéar-Marie-Charles, comte de Sabran-Pontevès.

Le comte est un bel homme, qui a beaucoup d’allure, droit comme un sabre, superbe. Il a les cheveux grisonnants, en brosse, une belle moustache blanche bien fournie, et il claironne :

— Ancien officier de cavalerie, chevalier de la Légion d’Honneur.

Il a les mains fines, gantées de beurre frais.

M. de Ghaisne de Beaumont avoue six prénoms : Marie-Adolphe-Armand-Charles-Henry-Amédée, dit qu’il est né à Caen, s’allonge avec un étirement des bras et des jambes, se retourne sur sa banquette et voudrait bien que ce fût fini.

M. de Ramel se lève à son tour, le binocle méchant, mais garde tout son calme et nous rappelle qu’il est avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et, de plus, député, ce qui est moins rare. M. de Ramel a cinquante-deux ans. En s’asseyant, il ferme les poings.

C’est le tour de Déroulède. On le retrouve tout entier. Le voilà tel qu’il était, il y a quelques mois, à la cour d’assises. C’est un bondissement, un cri, un geste qui menace. La voix est rauque, à la fois sourde et pleine ; elle emplit la salle, elle remue de la colère.

— Déroulède ! Ma profession, défenseur des droits du peuple !

Et, tourné vers les juges :

— Ce n’est pas une profession lucrative !

S’asseyant :

— Mon domicile ! Quelquefois avenue Kléber ! Le reste du temps en prison !

Déroulède se prend le menton de son poing ganté de gris et écoute la courte rumeur qui se lève derrière lui, s’apaise et tombe dans les tribunes.

M. Baillière, architecte, n’a que deux prénoms, comme un simple roturier — Édouard-Achille. Il constate avec une satisfaction évidente que son avocat, Me Hornbostel, qui était parti, qui était revenu et qui était reparti, le front soucieux, revient enfin, et qu’en retraversant l’hémicycle, il a retrouvé le sourire.

M. Ernest-Henri Barillier est un boucher, un marchand boucher. J’ignore son allure dans l’exercice de ses fonctions, mais hier, j’admirais sa sobre élégance et je souhaitais, à quelques représentants de la vieille monarchie, la façon qu’il a de porter la redingote. Je leur souhaitais aussi ses épaules. C’est un homme magnifique, à la vaste moustache, et qui parle bien. Il habite rue des Martyrs, et c’est un boucher du Faubourg-Saint-Germain.

Je n’avais pas encore aperçu M. Jules-Napoléon Guérin, tant il est sage. Il n’a rien appris à personne en disant qu’il était domicilié rue de Chabrol. M. Guérin s’ennuie tout seul avec son grand chapeau gris.

M. Dubuc est ingénieur. Voici les enfants. Le petit Brunet, qui a vingt ans, et qui a des cheveux bruns admirables encadrant une jolie tôle d’artiste, Il se doit à lui-même quelques croquis. Aussi, passe-t-il son temps à caricaturer, sur la couverture d’une brochure, la tête des Pères conscrits.

Je trouve qu’on est, pour cet âge, sans pitié. M. Davont, dit Cailly, a vingt-deux ans. Il ne les paraît pas et continue à bouder dans son coin.

Enfin, M. le baron de Vaux, soutirant, clôt les interrogations, puisque MM. de Lur-Saluces et Marcel Habert sont ailleurs…

Et la parole est donnée à M. Sorel, greffier en chef de la Haute-Cour. Il en abuse immédiatement pour nous lire, pendant deux heures, l’acte d’accusation dressé par le procureur général, que tout le monde connaît et que personne n’écoute. Mais si, cependant, les juges… Ils tournent en cadence les pages de la brochure qu’ils ont devant eux. Je les regarde. Ils sont à mes pieds. Ils font là un éventail immense. En voici l’ornement : plus de deux cents petites taches roses, qui sont des crânes, s’alignent régulièrement en dix cercles concentriques que séparent dix contre-cercles de taches blanches, qui sont les brochures sur les pupitres.

À intervalles réguliers, les taches roses se rapprochent des taches blanches qui s’agitent, et il y a un grand mouvement unique, une longue ondulation de l’éventail qui fait monter vers nous comme une sensation de fraîcheur. Puis, peu à peu, les mouvements de l’éventail cessent, les taches roses sont immobiles : sur les pupitres, on ne tourne plus les pages de la brochure. Rien ne remue plus. Les juges, les accusés, les gardes républicains, les journalistes, ces dames dans les tribunes, tout le monde, en un silence de grand ennui et de victorieux sommeil, attend la fin de la lecture qui ne finit pas. Voilà des heures qu’il lit. Le lecteur aussi est effroyablement las.

Et rien ne nous délassera plus, rien ne fera plus, ce jour-là, sortir l’Assemblée de son atonie, pas même la question soulevée in extremis par Me Choppin d’Arnouville, qui dépose et lit des conclusions tendant à ce que la Haute Cour décide si les sénateurs qui n’ont pas assisté à la première audience peuvent ou non prendre part à l’examen du fond et siéger comme juges.

Des conclusions analogues, mais demandant expressément que la Haute-Cour exclue de ses délibérations les sénateurs qui n’ont pas assisté à la première audience, ont été déposées au nom de MM. Jules Guérin, Dubuc, de Fréchencourt, Cailly et autres.

Le procureur général lui-même ne veut plus « rien savoir ». Il déclare s’en rapporter à la sagesse du tribunal, ce qui est une façon de se désintéresser de toutes les choses de ce monde.

Le président annonce, alors, que la Haute-Cour en délibérera en chambre du conseil et l’audience est levée, enfin, à la satisfaction de tous, à la minute précise où Me Hornbostel, qui défendit Émile Henry, mais qui défendra M. Baillière, se disposait à traverser l’hémicycle pour la deux centième fois — au moins.