Sur mon chemin/Livre IV/Article 14

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Ernest Flammarion (p. 330-335).

LA SENTINE


Comme on descend en un bouge infâme, comme on va visiter les égouts, comme on se penche, par curiosité de dilettante, au soupirail des caves où se vautrent et croupissent les souteneurs de la Cité, comme on sonde, parce qu’il faut savoir davantage, les pires réceptacles de l’Ordure, je suis descendu dans la sentine électorale.

Et aussi, comme on ne se risque point en ces Châteaux-Rouges sans la compagnie de quelque bas policier ou sans s’être assuré l’alliance passagère d’un ami de la maison, j’ai prié un candidat de me conduire par la main.

Dès l’aube, il est venu vers moi et m’a dit : « Allons ! » Il avait le visage long et la mine blême. Ses yeux se cernaient de bistre, et un pli d’amertume abaissait la commissure des lèvres. Il était las et courbé, avachi déjà. Exhibant de la confiance, il affirmait : « Ça marche ! ça marche ! » voulant se tromper lui-même, car il savait qu’il ne trompait point les autres et qu’on le proclamait roulé d’avance. Comme je m’étonnais un peu de son manque d’allure au moment où il se disposait à catéchiser les populations, il m’avoua :

— J’ai pris trente-et-un quinquinas hier !

Allons ! Il me conduisit par des rues étroites, par des voies larges, par des places publiques où son nom se répétait mille fois sur les murs. Ses affiches, mangeant celles des concurrents, habillaient les colonnes, faisaient un tapis aux marches des temples, mettaient des coins de loques aux manteaux des statues. Et, comme nous traversions la place Clichy, il me montra le monument du maréchal Moncey.

— Regarde ce socle, me dit-il. Il est rond. Sa circonférence est un motif continuel de conflit. Que n’est-il carré ou simplement quadrangulaire ? Chacune de ses faces appartiendrait aux candidats respectifs des quatre quartiers qui y aboutissent. Mais il est rond, et c’est au petit bonheur que la séparation s’est faite. Les affiches du dix-huitième y empiètent un peu sur celles du neuvième. Le côté du socle qui regarde les Batignolles ne devrait exposer que les placards du dix-septième, et, cependant, tu vois, dépassant un peu, les noms de MM. Denys Cochin et Roger Allou, qui, appartenant au huitième, devraient se trouver bien en face de la rue d’Amsterdam. C’est insupportable, et les électeurs ne s’y reconnaissent plus.

Nous continuâmes notre chemin. Je m’arrêtai devant la profession de foi de son concurrent. Avec un haussement des épaules :

— Il n’y a rien là dedans, me dit-il. Tiens, lis ça !

Et il me montrait sa proclamation.

S’il n’y avait rien dans celle de son adversaire, dans la sienne il y avait tout.

Tout ! Il promettait d’avoir une politique nettement républicaine, progressiste, radicale et… tolérante (lisez « opportuniste »). Il promettait le métropolitain, l’omnibus à deux sous, la suppression des octrois, la diminution des impôts ; il promettait de veiller à la sincérité et aux bonne mœurs financières, qui font la bonne santé politique des peuples ; il promettait de faire triompher les légitimes revendications des déshérités de la fortune ; il promettait la lumière aux aveugles et des jambes aux culs-de-jatte.

Là-dessus, on fit les visites à domicile. Alors, ce fut l’horrible, l’ignoble, ce fut la honte. Comment ces hommes dont nous verrons quelques-uns dans l’hémicycle, fiers et plastronnant, en des postures d’orgueil et le verbe arrogant, comment ces homme arrivent-ils à ce degré d’aplatissement et de servitude, d’hypocrisie et de mensonge, de vilenie et de bassesse ? Quelle force mystérieuse les courbe ainsi au pied de cette monstrueuse idole : le suffrage universel ? Quelle récompense attendent-ils donc ? Quelle joie se promettent-ils ? Quels triomphes, quelles gloires, quelles victoires les paieront jamais de tant d’ignominies ?

Ce fut à en vomir. Le candidat franchit pour la première fois des seuils, poussa des portes qui s’ouvrirent sur des « intérieurs » qu’il ne connaissait point, serra des mains qui ne se donnaient pas. Il estomaqua de son verbiage des familles entières et ahurit de sa grandiloquence de pauvres bougres. Il eut de la tenue, du maintien chez les gens chic et claqua la cuisse du plongeur chez le troquet. « Qu’est-ce que tu prends ? »

Et l’on prit. Il fallut boire, boire. On racolait. Ce furent des tournées où l’on parla de la gloire de la France. Après les troquets, les charbonniers. Chez l’un d’eux, qui se montrait récalcitrant, mon candidat, qui est né à Asnières, accusa une origine auvergnate.

Et il criait :

— Votez pour moi ! Votez pour moi ! Il vous faut un jeune homme actif et vigoureux. Me voici !

On promena l’activité du candidat jusqu’au fond d’une loge de pipelet influent. Le bonhomme nous reçut, bourru, et accepta cent sous pour nous donner des indications sur les opinions politiques des locataires. Une thune encore, et il promit de la propagande. On monta chez les locataires. On carillonna aux paillassons épais du premier étage et on frappa d’un poing familier la porte des mansardes.

Ceci encore ne fut rien. Le soir arriva. La réunion publique annoncée eut lieu. Dans une grande salle, traversée d’un immense tuyau de poêle, debout sur les bancs, se dressent les citoyens. Atmosphère de tabagie et de jurons. On n’aperçoit point l’estrade où s’égosillent les concurrents. Des lambeaux de phrases nous arrivent, des déclarations ineptes, des histoires bêtes à en pleurer. Le tout est coupé de protestations, de bravos, d’acclamations…

Le candidat modéré — on est toujours plus modéré que quelqu’un — est honni, bafoué, traité de misérable et prié de se taire. L’autre peut tout dire. Car, entre ces deux hommes, tous deux menteurs, bafouilleurs et sycophantes, un choix a été fait. Il y a une majorité.

Écoutez :

« Je veux la liberté pour tous… » — À Mazas ! — « Les juifs ne nous font pas peur !… Et, quant à moi, j’ai toujours eu pour l’armée… » — Vive Biribi ! — « C’est en vain que les jésuites… » — À bas la calotte ! — « Citoyens, je suis fier de pouvoir vous dire… » Ta gueule ! — « …de pouvoir vous dire… » — Ta gueule ! — « …de pouvoir vous dire… » — Ta gueule ! Ta gueule ! Ta gueule !…

Et ils iront voter. Et le candidat est rentré chez lui malade, harassé, déshonoré, enroué, ayant peut-être gagné quelques voix, mais ayant sûrement, de par l’abus de la parole, perdu la sienne.

Et ceci se passe dans les préaux ou dans la salle d’une école. Regardant ces murs où pendent des moulages ; des cartes, des tableaux, ces murs à l’ombre desquels on éduque les futurs citoyens, ceux qui viendront un jour, comme leurs pères y sont venus aujourd’hui, écouter les professions de foi des candidats, je pense que c’est un crime de lèse-patrie que de ne point apprendre aux enfants le mépris des vaines tirades, que de ne point garder leurs oreilles, pour qu’elles ne s’y trompent point plus tard, contre le coup de zinc des patriotarderies de réunion publique.

Et, quant à ceux qui, après avoir reniflé ces bas-fonds, s’en déclarent dégoûtés, n’est-il point surprenant qu’on les menace de la politique forcée, du vote nécessaire ? Nous voulons bien subir les justes lois, mais nous voulons aussi conserver notre droit de ne point les faire. C’est trop sale !