Sur nos comédies, exceptées celles de Molière

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Sur nos comédies, exceptées celles de Molière
Œuvres mêlées, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome II (p. 370-375).



XII

SUR NOS COMÉDIES ; EXCEPTÉ CELLES DE MOLIÈRE, OÙ L’ON TROUVE LE VRAI ESPRIT DE LA COMÉDIE :
ET SUR LA COMÉDIE ESPAGNOLE.

(1677.)



Pour la comédie, qui doit être la représentation de la vie ordinaire, nous l’avons tournée tout à fait sur la galanterie, à l’exemple des Espagnols ; sans considérer que les anciens s’étoient attachés à représenter la vie humaine, selon la diversité des humeurs ; et que les Espagnols, pour suivre leur propre génie, n’avoient dépeint que la seule vie de Madrid, dans leurs intrigues et leurs aventures.

J’avoue que cette sorte d’ouvrage auroit pu avoir dans l’antiquité un air noble, et je ne sais quoi de plus galant ; mais c’étoit plutôt le défaut de ces siècles-là, que la faute des auteurs. Aujourd’hui, la plupart de nos poëtes savent aussi peu ce qui est des mœurs, qu’on savoit en ces temps-là ce qui est de la galanterie. Vous diriez qu’il n’y a plus d’avares, de prodigues, d’humeurs douces et accommodées à la société, de naturels chagrins et austères. Comme si la nature étoit changée, et que les hommes se fussent défaits de ces divers sentiments, on les représente tous sous un même caractère, dont je ne sais point la raison ; si ce n’est que les femmes aient trouvé, dans ce siècle-ci, qu’il ne doit plus y avoir au monde que des galants.

Nous avouerons bien que les esprits de Madrid sont plus fertiles en invention que les nôtres ; et c’est ce qui nous a fait tirer d’eux la plupart de nos sujets, lesquels nous avons remplis de tendresses et de discours amoureux, et où nous avons mis plus de régularité et de vraisemblance. La raison en est qu’en Espagne, où les femmes ne se laissent presque jamais voir, l’imagination du poëte se consomme aux moyens ingénieux de faire trouver les amants en même lieu ; et en France, où la liberté du commerce est établie, la grande délicatesse de l’auteur est employée dans la tendre et amoureuse expression des sentiments.

Une femme de qualité espagnole[1] lisoit, il n’y a pas longtemps, le roman de Cléopatre ; et comme, après un long récit d’aventures, elle eut tombé sur une conversation délicate d’un amant et d’une amante également passionnés : que d’esprit mal employé, dit-elle ; à quoi bon tous ces beaux discours, quand ils sont ensemble ?

C’est la plus belle réflexion que j’aie ouï faire de ma vie ; et Calprenède, quoique François, devoit se souvenir qu’à des amants nés sous un soleil plus chaud que celui d’Espagne, les paroles étoient assez inutiles en ces occasions. Mais le bon sens de cette dame ne seroit pas reçu dans nos galanteries ordinaires, où il faut parler mille fois d’une passion qu’on n’a pas, pour la pouvoir persuader ; et où l’on se voit tous les jours, pour se plaindre, avant que de trouver une heure à finir ce faux tourment.

La Précieuse de Molière est dépeinte ridicule dans la chose, aussi bien que dans les termes, de ne vouloir pas prendre le roman par la queue, quand il s’agit de traiter avec des parents l’affaire sérieuse d’un mariage ; mais ce n’eût pas été une fausse délicatesse avec un galant, d’attendre sa déclaration, et tout ce qui vient par degrés, dans le procédé d’une galanterie.

Pour la régularité et la vraisemblance, il ne faut pas s’étonner qu’elles se trouvent moins chez les Espagnols que chez les François. Comme toute la galanterie des Espagnols est venue des Maures, il y reste je ne sais quel goût d’Afrique, étranger des autres nations, et trop extraordinaire pour pouvoir s’accommoder à la justesse des règles. Ajoutez qu’une vieille impression de chevalerie errante, commune à toute l’Espagne, tourne les esprits des cavaliers aux aventures bizarres. Les filles, de leur côté, goûtent cet air-là, dès leur enfance, dans les livres de chevalerie, et dans les conversations fabuleuses des femmes qui sont auprès d’elles. Ainsi les deux sexes remplissent leur esprit des mêmes idées ; et la plupart des hommes et des femmes qui aiment, prendroient le scrupule de quelque amoureuse extravagance, pour une froideur indigne de leur passion.

Quoique l’amour n’ait jamais des mesures bien réglées, en quelque pays que ce soit, j’ose dire qu’il n’y a rien de fort extravagant, en France, ni dans la manière dont on le fait, ni dans les événements ordinaires qu’il y produit. Ce qu’on appelle une belle passion, a de la peine même à se sauver du ridicule ; car les honnêtes gens, partagés à divers soins, ne s’y abandonnent pas comme font les Espagnols, dans l’inutilité de Madrid, où rien ne donne du mouvement que le seul amour.

À Paris, l’assiduité de notre cour nous attache ; la fonction d’une charge ou le dessein d’un emploi nous occupe : la fortune l’emportant sur les maîtresses, dans un lieu où l’usage est de préférer ce qu’on se doit à ce qu’on aime. Les femmes, qui ont à se régler là-dessus sont elles-mêmes plus galantes que passionnées ; encore se servent-elles de la galanterie pour entrer dans les intrigues. Il y en a peu que la vanité et l’intérêt ne gouvernent, et c’est à qui pourra mieux se servir, elles des galants, et les galants d’elles, pour arriver à leur but.

L’amour ne laisse pas de se mêler à cet esprit d’intérêt, mais bien rarement il en est le maître ; car la conduite que nous sommes obligés de tenir aux affaires nous forme à quelque régularité pour les plaisirs, ou nous éloigne au moins de l’extravagance. En Espagne, on ne vit que pour aimer. Ce qu’on appelle aimer, en France, n’est proprement que parler d’amour, et mêler aux sentiments de l’ambition la vanité des galanteries.

Ces différences considérées, on ne trouvera pas étrange que la comédie des Espagnols, qui n’est autre chose que la représentation de leurs aventures, soit aussi peu régulière que les aventures : il n’y aura pas à s’étonner que la comédie des François, qui ne s’éloigne guère de leur usage, conserve des égards, dans la représentation des amours, qu’ils ont ordinairement dans les amours mêmes. J’avoue que le bon sens, qui doit être de tous les pays du monde, établit certaines choses dont on ne doit se dispenser nulle part ; mais il est difficile de ne pas donner beaucoup à la coutume, puisque Aristote même, dans sa Poétique, a mis quelquefois la perfection en ce qu’on croyoit de mieux, à Athènes, et non pas en ce qui est véritablement le plus parfait.

La comédie n’a pas plus de privilège que les lois, qui, devant toutes être fondées sur la justice, ont néanmoins des différences particulières, selon le divers génie des peuples qui les ont faites ; et, si on est obligé de conserver l’air de l’antiquité, s’il faut garder le caractère des héros qui sont morts il y a deux mille ans, quand on les représente sur le théâtre ; comment peut-on ne suivre pas les humeurs, et ne s’ajuster pas aux manières de ceux qui vivent, lorsqu’on représente à leurs yeux ce qu’ils font eux-mêmes tous les jours ?

Quelque autorité cependant que se donne la coutume, la raison sans doute a les premiers droits, mais il ne faut pas que son exactitude soit rigide ; car, aux choses qui vont purement à plaire, comme la comédie, il est fâcheux de nous assujettir à un ordre trop austère, et de commencer par la gêne, en des sujets où nous ne cherchons que le plaisir.



  1. La princesse d’Isenghien.