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Sur quelques transcriptions de noms indiens dans le Périple de la mer Erythrée

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Sur quelques transcriptions de noms indiens dans le Périple de la mer Érythrée.


Parmi les témoignages que les géographes grecs nous fournissent sur le vocabulaire de l’Inde ancienne, ceux du Périple semblent a priori devoir être particulièrement dignes de foi. D’une manière générale l’exactitude et la valeur des renseignements que contient ce texte sont reconnues par tous les historiens ; de plus la date en est fixée à quelques années près : elle se place, on le sait, à la fin du ier siècle de notre ère[1] ; enfin nous possédons le texte même de la relation. Ceci donne à l’interprétation linguistique des garanties qu’on demanderait en vain par exemple aux noms, pourtant plus souvent étudiés, que les autres géographes tiennent plus ou moins directement de Mégasthène.

L’objet de cet article est de rassembler les quelques conclusions qu’on peut tirer du Périple sur l’état phonétique des parlers indo-aryens de la côte occidentale de l’Inde à l’époque où il fut rédigé. L’idée première de cette recherche appartient au maître à qui l’article est dédié ; et plus d’une fois il m’a fourni des indications précieuses sur les faits eux-mêmes, sans soupçonner à quel recueil il collaborait.

Les renseignements à utiliser ne peuvent manquer d’être rares et fragmentaires ; en effet les chapitres où nous pouvons puiser sont peu nombreux : ce sont presque uniquement ceux où l’auteur du Périple décrit la côte qui va de l’Indus jusqu’au Malabar. Sur un territoire aussi limité la liste des noms graphiques mentionnés est nécessairement assez courte ; et parmi ces noms, ceux dont l’identification est sûre sont la minorité. Il va de soi que plus d’une fois la tentation est venue de faciliter l’identification des autres par des corrections de texte d’autant plus aisées qu’il n’existe qu’un manuscrit du Périple. Mais mieux vaut un résultat restreint qu’un résultat purement hypothétique, et c’est pourquoi il ne sera fait usage ici autant que possible, que du texte du manuscrit lui-même, et de celles des transcriptions qui sont claires et ne peuvent prêter à aucune discussion.

L’utilisation linguistique des documents du Périple comporte d’autres difficultés, à première vue plus graves. D’abord rien ne nous assure d’avance que les différents noms transcrits par le Périple appartiennent à la même langue. Il est même vraisemblable au contraire qu’entre la côte iranienne et celle du pays dravidien l’auteur du Périple a dû rencontrer plusieurs dialectes, et par conséquent les noms qu’il a transmis peuvent venir de parlers différents. Nous ne sommes pas non plus renseignés sur ses informateurs, qui ont pu être d’origine très diverse : nouvelle cause d’incertitude. Les noms propres, qui forment la majorité des mots utilisables, peuvent, ici comme en tout pays, être archaïques ou de formation savante. Enfin, comment discerner ce qui appartient à l’auteur du Périple de ce qui était orthographe traditionnelle chez les géographes qui l’ont précédé ?

C’est à l’expérience de décider ce que valent ces objections préalables. En tout cas il en est une à laquelle l’auteur du Périple nous fournit lui-même au moins partiellement une réponse. Dans un certain nombre de cas en effet, au nom de localité ou d’objet qu’il mentionne, il a ajouté une formule qui donne à ce nom un cachet spécial d’authenticité : ainsi l’Indus est simplement appelé au § 38 ποταμὸς Σίνθος, et au § 40 τὸν Σίνθος ποταμόν ; mais la Mahī est désignée ainsi : ποταμὸς ὁ λεγόμενος Μάϊς (§ 42) ; de même pour le nom du ran de Catch : ὀνομάζεται δὲ Εἰρινόν (§ 40). Certaines de ces formules, particulièrement développées ou intéressantes, seront citées en entier au cours de l’article. Dans le tableau ci-dessous, tous les noms distingués par une mention de ce genre sont précédés d’un astérisque.

Voici la liste des noms du Périple qui ont été utilisés ici, accompagnés des noms correspondants sanskrits ou prâkrits :

Noms géographiques :
Ἀστάκαπρα, skr. Hastakavaprā. * Ὀζήνη, pkr. Ujeṇī.
*Βαράκη, skr. Dvārakā. Παίθανα[2], skr. Pratiṣṭhāna, pkr.
Βαρύγαζα, skr. Bharukacchā. Paiṭṭhāṇa.
*Δαχιναβάδης, skr. Dakṣiṇāpatha Προκλ(α)ίς, skr. Puṣkalavatī (?)
*Εἰρινόν, skr. īriṇa. Σήμυλλα, skr. Cemūla.
Καλλίενα, skr. Kalyāṇa. Σίνθος, skr. Sindhu.
Κιρρᾶδαι, skr. Kirāta. Σούππαρα, skr. Çūrpāraka.
Κομαρ(εί), skr. Kumārī. *Συραστρηνή, skr. Surāṣṭra.
Μάϊς, skr. Mahī. Τάγαρα, skr. Tagara.
Μιννάγαρ(α), skr. -nagara[3]. *Ταπροβάνη, skr. Tāmraparṇī.
Noms de personnes :
Μουβάνου, Nahapāna (?)[4]
Σαραγάνου, Salāhaṇa (?)
Noms de choses :
*γράαι, skr. graha. *κότυμβα, pkr. koṭṭimba
*δάχανος, skr. dakṣiṇa. σάκχαρι, skr. çarkarā, çārkarî,
καλλεανὸς (λίθος), skr. kalyāna. pāli sakkharā.
κάρπασος, skr. karpāsa.
κόστος, skr. kuṣṭha.
VOYELLES

À en juger par les transcriptions du Périple, remarquablement fidèles, sauf pour les finales, qui sont souvent de fantaisie, le système vocalique ancien était peu atteint à la fin du ier siècle.

A, bref ou long, est presque toujours noté par α. Ex : Βαράκη, Δακιναβάδης, Ἀστάκαπρα, Συραστρηνή, Σούππαρα, Τάγαρα, etc. Cette transcription s’oppose remarquablement à l’usage de Mégasthène, qui emploie aussi ε et ο , sans raison discernable ; et elle est une garantie de plus de la correction des formes du Périple. Il y a deux exceptions : la première ne fait que confirmer la règle, car Ταπροβάνη n’est, l’auteur du Périple nous en prévient lui-même, que le nom ancien de l’île de Ceylan, et par conséquent pas celui qu’il a entendu[6]. L’autre est plus embarrassante : il n’est pas douteux que Καλλίενα ne représente Kalyāṇa ; faut-il admettre qu’ici le manuscrit est incorrect[7] ? L’expression καλλεανὸς λίθος semble bien renfermer, et sous la forme qu’on attendait, le même mot Kalyāṇa. Quant à Μομβάνου, il est difficile de le prendre en considération : l’identification de ce nom avec Nahapāna n’est pas sûre, et d’ailleurs ce nom de Nahapāna n’est pas indien[8].

La transcription de i est plus flottante. À côté de ι représentant ĭ dans Σίνθος, Κιρρᾶδαι, ī dans Μάϊς, σάκχαρι, (et Προκλαίς), on trouve ε dans καλλεανός (à côté de Καλλίενα) où d’ailleurs l’opposition de ε et α marque suffisamment en somme la différence des timbres à noter, et même ει dans εἰρινόν et peut-être κομαρεί ; le η de Ὀζήνη, étant final, surprend moins.

U est représenté par υ et ο, sans qu’on puisse discerner de raison de choix : d’une part Βαρύγαζα, Συραστρηνή, Σήμυλλα ; de l’autre Ὀζήνη, Σίνθος, Κομαρεί, (Προκλαίς ?). Le fait que υ ne sert pas ailleurs à noter i semble prouver que dans le mot κότυμβα, où il s’agit d’un i, comme en témoignent et la glose de Hemacandra et, moins clairement, les formes modernes, nous avons la trace d’une labialisation de l’ι intérieur sous l’influence des consonnes voisines.

Il est difficile de décider si ου représente ū dans Σούππαρα : dans ce cas l’auteur du Périple aurait entendu une forme du type de pâli Suppāraka, skr. Surpāraka Çūrpāraka Supāraka (traduit par les Chinois et les Tibétains comme composé de su + pāra ; voir S. Lévi, B.E.F.E.-O., 1904, p. 31) ; si ou représente o, ce qui est également possible, quoique moins probable, il s’agit d’une forme du type Sopārakā, constant en prākrit épigraphique.

Lorsque o est sûr, c’est par ο qu’il est représenté dans le Périple ; ex. κότυμβα. De même e est rendu par η ; : Σήμυλλα, Ὀσήνη. Dans Παίθανα, αι transcrit exactement le groupe récent du pkr. Paiṭṭhāṇa.

Les deux derniers exemples concordent avec ce que nous savons par ailleurs de l’histoire des diphtongues en prākrit, et il n’y a pas lieu d’y insister davantage. Il est plus important de noter que d’une manière générale les voyelles anciennes subsistent à l’époque du Périple, quelle que soit leur place dans le mot. Le seul exemple contraire serait Προκλαίς, que le sens oblige d’identifier avec Puṣkalāvatī ; mais la forme en est trop irrégulière — le groupe pr initial qui ne correspond à rien suffirait à nous avertir — pour qu’on puisse en tenir compte.

Le timbre des voyelles intérieures cependant semble déjà à cette époque sujet à s’altérer. Dans κότυμβα, le υ pourrait à la rigueur s’interpréter comme une notation de i ; mais le Périple fournit un témoignage beaucoup plus intéressant dans la forme δάχανος ; le passage vaut d’être cité en entier : Μετὰ δὲ τὰ Βαρύγαζα εὐθέως ἡ συναφὴς ἤπειρος ἐκ τοῦ βορέου εἰς τὸν νότον παρεκτείνει· διὸ καὶ Δαχιναβάδης καλεῖται ἡ χώρα· δάχανος γὰρ καλεῖται ὁ νότος τῇ αὐτῶν γλώσσῃ (§ 50). Il semble bien qu’on soit ici en présence de deux couches linguistiques : l’état le plus ancien est conservé dans le nom propre, l’état récent apparaît dans le nom commun (cf. moderne Dakkhan). Il semble donc probable que dès le ier siècle de notre ère, les voyelles médianes, au moins ĭ, avaient une tendance à se décolorer ou à subir l’influence des phonèmes voisins[9].

CONSONNES

Malgré la variété des formes transmises par le Périple, le nombre des questions sur lesquelles il nous éclaire est restreint. En effet plusieurs catégories de phonèmes ne peuvent être transcrites, ou ne peuvent l’être qu’imparfaitement, en grec.

1o Les cérébrales, sourdes et nasales, ne peuvent être distinguées des dentales. Ex. : Συραστρηνή, κότυμβα, δάχανος, Παίθανα. C’est cependant qui est probablement transcrit par ρ dans Λιμυρική, Κοττοναρική, noms dravidiens ; il faudrait aussi le reconnaître dans Σαραγάνης, si ce mot représentait Sātakaṇi comme le conjecture M. A.-M. Boyer (Jn. As., 1897, II, p. 138 ; cf. p. 149, n. 2) ; mais les formes intermédiaires qu’il suppose, *Sāṭagaṇi, *Sāḍagaṇi, ne sont attestées nulle part ni dans les textes ni dans les inscriptions, et rien ne nous autorise à les restituer. Il semble bien plutôt qu’il faille reconnaître dans Σαραγάνης le nom d’ailleurs tout voisin de Çātavāhana sous sa forme prākrite Sālāhaṇa[10].

2° La transcription grecque ne nous permet pas de suivre l’histoire de l’unification des sifflantes, puisqu’elle les confond toutes ; ex. : Συραστρηνή, Σούππαρα (Surastrênê, Souppara) ;

3° Les palatales sont rendues de manières divergentes : dans Sr^jjL’jXXa, (7 représente la sourde ; C, dans ‘OÇr^vYj, la sonore ; mais dans BapjyaCa, la forme moderne du nom, Broach, prouve que le même c note la sourde aspirée ;

4° L’aspiration n’est pas notée en grec. Mais l’hiatus de ypaat suffirait, à défaut d’autres indices, à prouver la persistance de h à l’époque du Périple. C’est le même phénomène qui est noté par Y dans Sapayavr^c, si du moins on admet l’interprétation indiquée plus haut ;

5° La transcription des muettes aspirées aussi laisse à désirer. La sourde gutturale est représentée par ^ dans Aay ;.va6aâY3ç, Ba^av2ç ; la sonore labiale par g dans BapjvaCa. Mais le 6 transcrit également la sourde (cérébrale) dans nai6ava et la sonore (dentale) dans Sivôcç. En contradiction avec ce dernier exemple AayivaSàSr^ç nous offre une transcription de la dentale aspirée (probablement sonore) par B ;

6° Enfin il est impossible de se rendre compte pourquoi / et r sont redoublés dans S-^jAuXXa, KtppaBat, xaXXeavoç, KaXM’eva, tandis qu’ils restent simples dans Sou7 :7 :apa, Sapayavr) ?, BapaxYj, BapuYaC*, Tayapa, Kcjj-ap(£().

Ces réserves faites, examinons les quelques données précises que fournit le Périple sur le sort : 1° des consonnes intervocaliques ; 2^ de certains groupes consonantiques.


CONSONNES INTERVOCALIQUES

Les transcriptions du Périple attestent presque toutes le passage de la sourde à la sonore. Il est extrêmement probable au reste qu’il s’agit bien d’une sonore, et non d’une spirante, les sonores grecques étant restées occlusives à l’époque de la ϰοινή (koinê), notamment en Égypte, ainsi qu’il ressort des faits d’échange entre sourde et sonore cités par Mayser (Gramm. der Griech. Papyri, I, p. 175 et suiv.). Exemples :

Gutturale : Βαρύγαζα ; probablement τράππαγα.
Dentale : Κιρρᾶδαι, Δαχιναϐάδης
Labiale : Δαχιναϐάδης, Ταπροϐάνη ; peut-être Μομϐάνου.

Dans Βαράϰη et Ἀστάϰαπρα le -ka est nettement senti comme un suffixe, et c’est ce qui explique sa conservation. Mais en principe, une sourde intervocalique représente une consonne double ; ex. : ϰότυμϐα, Παίθανα.

Si les sourdes sont devenues sonores, il semble que les sonores anciennes subsistent. C’est ce qui ressort de Τάγαρα et Μιννάγαρα.

Il semble à première vue que dans Παίθανα nous ayons la preuve de la disparition complète de la dentale de prati. Que le phénomène soit relativement récent, c’est ce dont nous assure la conservation de la diphtongue de Paiṭhaṇ jusqu’à l’époque moderne, au lieu que ai de thaira (skr. sthavira) par exemple, a déjà passé à e dans la plupart des inscriptions d’Açoka. Mais rien ne nous oblige à admettre pour cela qu’il s’agisse d’un phénomène général, contredit d’ailleurs par les autres témoignages du Périple[11]. Il s’agit ici probablement de la dissimilation de la cérébrale de paḍi, substitut prākrit de prati, par la cérébrale suivante. Le prâkrit épigraphique ne fournit en effet que tout à fait exceptionnellement deux cérébrales dans les représentants de skr. pratiṣṭhā- : le cas de paḍiṭhāpita (Kaṇheri, n° 15) semble unique. Alors que paṭi est par ailleurs le substitut normal de prati, on a généralement patithàpita (p. ex. Kanheri, n«^ 14, 16, 22, 26, 28, 29) ; Tinscription n« 5 de Kanheri, la seule, sauf erreur, de toutes les inscriptions publiées qui présente le nom prâkrit de notre ville, en donne deux formes différentes, qui s’expliquent de la même façon : la ville s’y appelle Patithûna, le district Paithànapatha [AS Wl, V, p. 76). De même, dans l’inscription de Khâravela, on a patithâpmjati et patisamthâpanam (lignes 3 et 16 ; Congr. Orient. Leyde, 1885, III, p. 155 et 167). Lorsque le groupe sth est représenté par l’aspirée dentale, le préfixe garde la cérébrale en principe : c’est le cas de patlsamtharana (Nâsik, n^ 3 ; voir E. /., VIII, p. 69 ; cependant on trouve paiithâpita dans Finsc. n^ 21 de Kanheri).

Le prâkrit littéraire confirme dans une certaine mesure cette explication : il est en effet facile parmi les exemples de paizn prati rassemblés par Pischel {Gr. der Pr. Spr., § 220) d’en distinguer plusieurs où cette action dissimilatrice est très probable. En marâthï moderne, enfin, on trouve devant les autres consonnes paiet paden concurrence : mais on ne trouve que paidevant cérébrale.

M intervocalique subsiste à l’époque du Périple : les exemples, ïr/jj/jAXa, Ko ;xaps’, sont d’autant plus probants que m y est en contact avec u, ce qui est l’un des cas où m est devenu ?nv ou V en prâkrit postérieur (Pischel, Gr. der Pr. Spr., § 251).

Y intervocalique, le fait a déjà été signalé, est tombé en laissant des traces : ‘OÇ/jw ; ; le phénomène est déjà ancien à l’époque du Périple. V au contraire a disparu sans laisser de traces dans ‘AsTr/.arpa (skr. Hastakavaprâ), forme dont l’exactitude est confirmée par le nom moderne Hâthab [Hâthap^ forme plus ancienne et plus correcte,^ est conservé dans les castes inférieures : voir Bnhler, /. A., VII, p. 53). Peut-être faut-il voir un témoignage de la même disparition dans llpoy.Xaiç (Puskalâvati).

Le fait n’est pas isolé en prâkrit : Sâlâhana et thera, cités plus haut, en étaient déjà des exemples ; une quinzaine d’autres cas ont été relevés par Pischel : un assez bon nombre d’entre eux sont donnés comme deçi (Pischel, Gr. der Pr. Spr., §§ 149, 165, 167, 186). Enfin les noms géographiques en fourniraient plus d’un cas ; on peut citer en exemple les identifications récemment établies par M. Fleet (/. A., 1910, p. 98) de Chikalda et de Wardla, avec Chikalapadra et Vatapadraka, les intermédiaires prâkrits étant respectivement *Chikalavadda et *Vaḍavadda. Sur ce phénomène le Périple nous fournit une donnée chronologique importante.

GROUPES CONSONANTIQUES

Sauf dv, les seuls groupes sur lesquels le Périple fournisse des indications sont ceux formés d’occlusive + y, r ou sifflante.

1. — Le p de BapdtxYj ne fait que confirmer ce que nous savons de Tantiquité du passage du groupe dv à la labiale sonore, et il n’y a pas lieu d’y insister davantage ;

2. — Le groupe /-f ^ ne nous arrêtera pas plus longtemps, encore que les noms KaXXîeva et /.aXXsavéç contredisent outre les témoignages épigraphiques antérieurs, le témoignage des historiens d’Atexandre qui nous ont transmis le nom du sophiste KàXavoç. Il est évident que les formes du Périple sont des tatsamas ;

3. — Plus intéressants sont les groupes composés d’une occlusive et de r. Il semble à première vue qu’ils s’unifient si r précède l’occlusive, mais restent intacts si r la suit. Les exemples sont d’une part Soj^iuapa (rp), aoy-x^pt (rkh), d’autre part ‘Aaïay.X7 :pa, yp^^’v ipiTUTraya, SupacipYjvi^.

Le nom ancien de Ceylan, TaTcpoêàvr^, illustre les deux lois. Il semblerait donc que le Périple se place entre l’époque de la réduction des groupes r + occlusive et celle de la réduction des groupes occlusive + r ; mais ici encore la lecture Ilaiôjcva vient à rencontre de cette explication. Le fait que, trois des quatre autres noms qui s’opposent à l’unique Ilaiôava sont donnés avec des mentions spéciales d’authenticité^^1, et que deux d’entre eux

1. § 44 : nXocwv a Xéyerai rpâitTraya xa xoTUjxêa. § 38 : oçetç... al XeYofxevai ypdcat. § 41 : xauTYj ; xà |xàv fieffôycia... ‘lêripia ( ?) xaXeîxai, xà 7rapa6aXà(T<Tia 8è SuvpaffxpTjvr, (pour Supacr- ; la forme correcte se trouve au § 44). sont des noms communs — Tun d’objet courant — ne permet pas de les écarter comme de simples tatsamas.

Il existe une autre exception, de sens exactement contraire : xapTcaao ; s’oppose à 2Csu--apa : l’anomalie semble à première vue d’autant plus frappante que c’est le nom propre qui ofTre l’état phonétique le plus récent. Mais il est facile de se rendre compte que l’auteur du Périple devait moins toucher aux noms de marchandises connues avant lui du monde occidental qu’aux noms propres, où le témoignage le plus récent était le plus utile. La confirmation s’en trouve dans la forme du nom du « sucre » : c’est un nom qu’il donne le premier et d’après l’audition (§ 14 : jjLéA’. To xaXàfjL’.vsv, xo XeYopLsvov aix^api) ; or dans ce nom l’évolution phonétique est notée comme accomplie.

4. — Dans les groupes composés d’une occlusive et d’une sifflante nous retrouvons, et sur les mêmes mots, la contradiction constatée déjà sur les groupes avec r.

Pour les groupes où la sifflante occupe la deuxième place, il y a peu d’exemples, mais ils concordent : Aaxtva6a5Y ;ç, Bx/avoc ; Xtaaoc, transcription imparfaite dont peut-être l’auteur du Périple n’est pas responsable^^1, atteste l’action de la même loi. Mais dans les groupes s + occlusive, une fois de plus aux noms de la région du golfe de Gambaye ‘AjTaxa^pa, Supaaipy^vr^ et au nom de marchandise y.ôgtqç s’oppose IlaiOava, où sth s’est réduit h th.

Les contradictions que présente la phonétique du Périple sont donc plus graves pour les consonnes que pour les voyelles. Si l’on s’en tient au Périple, il semble que la chronologie de l’évolution phonétique des langues sanskritiques change d’aspect, suivant qu’on tient ou non compte de la forme Ilaiôava.

Dans le premier cas on peut considérer comme acquises à la fin du ier siècle, non seulement la réduction des groupes consonantiques (avec cependant des exceptions à expliquer), mais la disparition de certaines au moins des consonnes

1. L’expression Xâxxoç -/pto^xâTivoç est employée § 6 sans autre explication. vocaliques. Dans le cas contraire, les consonnes intervocaliques subsisteraient encore à cette époque sous la forme sonore, et une partie seulement des groupes consonantiques (r + occl., occl. + s) seraient réduits.

Avant de chercher à résoudre cette contradiction, il convient de jeter un regard sur les documents indigènes. Sans faire état des témoignages épigraphiques anciens, qui appartiennent à des régions trop diverses et à des civilisations trop inégalement connues pour qu’on puisse leur attribuer à tous la même valeur, il suffira de se reporter aux inscriptions prâkrites du pays même dont l’auteur du Périple a visité les côtes, le Dekhan ; leur témoignage est d’autant plus précieux qu’elles sont à peu près contemporaines de son voyage. Du moins celles dont la date est connue, et qui émanent de personnages officiels, sont de la première moitié du second siècle de notre ère^^1. Ce sont celles qu’il faut examiner d’abord.

L’inscription de Kanha (Nâsik, n° 22)^^2, qui date suivant Bühler du début du second siècle avant J.-C, fournit malgré son caractère archaïsant, outre le témoignage d’une réduction du groupe sn dans le nom du donateur, un exemple d’affaiblissement de l’intervocalique dans le nom Sâdavâhana. L’inscription 14a de trois siècles postérieure (120 J.-C.), est également conservatrice dans l’ensemble, mais contient des exemples de l’assimilation de r devant consonne : Baimsaya (Barnâsà-), titha (tirtha-). Dans les inscriptions nos 10, 11, 12 de Nâsik, de quelques années plus récentes, on constate des cas de réduction des groupes ly (mulena) kr (kmita), pr (padika), rt (kâtika),

1. Voir en dernier lieu Rapson, Cat. oflnd. Coins in the Brit. Mus., p. xlv sq. — Un bon nombre des exemples ont été déjà examinés par M. Senart, Inscr. de Piyadasi, II, 489-91.

2. Édition Senart, £. /., VIII, 59 sq.

3. Ceci confirme l’explication donnée plus haut de KaXXîeva et de xaXXeavoç. En fait le groupe n’est jamais réduit dans nos inscriptions dans le nom de la viHe de KalySn ; p. ex. à Kanheri {ASWl, V, 75 sq.), n» 5 Kâliane, n° 16 Kaliya ?ia, n° 18 Kalianakasa, no 14 Kaliyanakasa, n«> 15 Kâlayâna, n« 25 Kâltyinikiya. n° 30 Kaliyanato. rṣ (vasa), kṣ {Dakhamitrā), et des exemples de sonorisation de k, t, ṭ intervocaliques (çorpāraga, nāḷigera, paḍika, sattart, kuḍumbini-). Un peu plus tard encore, dans l’inscription n° 2 : piyadasana (pr, rç), savarāja (rv), patigāhita paṭipuṇa (pr, t, rṇ), Vidabha (rbh), Vāsiṭhiputa (ṣṭh, tr), Suraṭha (ṣṭr) ; dans l’inscription n° 3 : dakhiṇamage (kṣ, rg) ; dans l’inscription n° 4 : Sadakaṇi (t, rṇ). Tout à fait isolé dans cette dernière inscription est le mot mahāsāmiyehik intervocalique est devenu y. Mais un exemple analogue se retrouve dans le nom même de la reine Nāyanikā (= Nāgao) à Nānāghāṭ[12]. L’inscription du ministre de Nahapāna à Girnar (n° 11), conservatrice dans l’ensemble, présente les formes suivantes : pamughasa, panarasa, bāra, qui ne font que confirmer les précédentes ; mais aussi uvasako (v = p à côté de u), bhayaṃta (y = d) paonadutie (chute de d intervocalique).

Les inscriptions privées de Nâsik, de Karle, de Kanheri et de Kudâ^^2 confirment les résultats des observations faites sur les inscriptions officielles. Mêmes réductions de groupes, mêmes sonorisations de sourdes intervocaliques (exemples de sourdes aspirées : leghakasa Nâsik 27, mugha Karle 4 et 6), même passage de ^ à y à l’intervocalique {Sopârayakasa Kanheri 20 zziNânâghât 9)^^3. Mais de plus g disparaît totalement dans le nom tout moderne du « forgeron », kamâra (skr. karmakâro), dans l’inscription n" 30, une des plus anciennes de Kanheri, mais émanant d’un personnage de petite condition. De même y qui devient y entre deux a dans un exemple isolé de Nâsik -râyâmacha (Nâsik 19, émanant d’une femme et fille de fonctionnaires), devient g ou tombe devant i fréquemment dans le mot pravrajita (Nâsik, 17 pavaïtasa, Karle 21 pavaïlâna^ 22 pavaetasa Kanh. 5 pavayilâna^ 21 pavaitikâa, t% pavaïtikàya Kudâ 5 pāvayitikāya, 22 pavaïtikaya), exceptionnellement dans

2. Karle, El, VII, p. 52-53 ; Ku4â, ASWl, {{rom-maj|IV, p. 84-88 ; Kanheri, ASW7, V, p. 74-87.

3. À côté de Sopârakâ (Karle 5), Sopāraka (Karle 42). vāniyiyasa (Kuḍā 8) et Bhoïgiyā (Bhojiki- Kanh. 24). Enfin vedikā devient veyikā dans les inscriptions privées nos 3, 17, 18 de Karle et veikā dans le n° 21 de Nāsik.

Les inscriptions attestent donc la réduction de tous les groupes consonantiques, et pour les consonnes intervocaliques, outre le passage à la sonore, un certain nombre d’altérations qui peuvent aller jusqu’à la disparition complète, notamment dans le cas de la dentale et de la palatale[13]. Il est intéressant de noter au passage que ces altérations semblent plus fréquentes dans les inscriptions émanant de personnages de moindre condition, ce qui confirmerait leur caractère de réalité, et expliquerait peut-être en partie les variations orthographiques mêmes des inscriptions.

Or, parmi les formes du Périple examinées plus haut, c’est le nom de Παίθανα (Paithana) seul qui s’accorde avec l’état phonétique indiqué par les témoignages épigraphiques au point de vue du traitement des groupes consonantiques.

En ce qui concerne les groupes s + occlusive, les exemples divergents ‘AaTa/.a7 :pa et SupaŒTpYîvr^ pourraient à la rigueur s’expliquer comme étant des tatsamas, hypothèse naturelle lorsqu’il s’agit de noms propres, et rendue d’autant plus vraisemblable que les mots font difficulté aussi par les groupes occl. + r ; d’autre part paiṭṭhāṇa étant aussi nom commun, s’opposerait à ces formes comme s’étant pràkritisé régulièrement[14]. Et xÔŒTcç pourrait être considéré comme un nom ancien conservé pour les mêmes raisons que .apTraaoç (karpasos). Au contraire le problème reste entier si l’on considère les groupes occlusive + r. L’hypothèse énoncée plus haut permettrait du même coup d’éliminer les mots où st est conservé puisque ‘Acr-axazpx et SpaaxpYjVYi font difficulté des deux points de vue. Mais comment admettre que des noms communs comme ypaai et surtout comme TpaTiTraya, dont il n’existe pas d’original sanskrit connu, soient des tatsamas ?

Le seul moyen de concilier ces données contradictoires est de supposer que ces groupes de transcriptions remontent à des dialectes différents. Or, il est clair que llaiôava doit appartenir au dialecte du Dekhan, c’est-à-dire précisément de la région où se trouvent les textes épigraphiques dont la phonétique s’accorde avec celle de ce nom. D’autre part il est aisé de constater qu’il est question des serpents de mer, ypa^ct, à propos de l’entrée de rindus (§ 38) et que les autres noms examinés viennent de la région de Barugaza et du golfe de Cambaye (§ 43-44).


On est amené ainsi à admettre l’existence à l’époque du Périple d’un dialecte plus conservateur dans la région des bouches de l’Indus et de Kathiawar, s’opposant au dialecte de Dekhan, plus évolué. Aux vraisemblances générales qui rendent cette conclusion acceptable, s’ajoutent des témoignages indigènes. On sait que déjà parmi les inscriptions d’Açoka, celles de l’Ouest et du Nord-Ouest présentent un plus grand nombre d’archaïsmes que les autres ; il est remarquable qu’à Girnar et à Shahbazgarhi en particulier les groupes consonne + r sont fréquemment conservés, alors qu’ils sont réduits partout ailleurs ; à Girnar aussi se retrouvent les groupes, d’ailleurs énigmatiques, de st et st. D’autre part, parmi les prâkrits littéraires, c’est en mâhârâstrï que la chute des consonnes intervocaliques est le plus constante^^1.

Si cette conclusion est exacte, il est permis de mettre en rapport ce caractère conservateur de la langue du Kathiawar et de la région environnante avec la réaction sanskritisante de la

1. À en juger par les exemples donnés plus haut, la disparition des intervocaliques est même dans le Dekhan postérieure au ier siècle de J.-C. cour des Kṣatrapas mise en lumière par M. Sylvain Lévi dans son article Sur quelques termes employés dans les inscriptions des Kṣatrapas (Jn. As., 1902, I, notamment p. 109 à 125). À vrai dire, alors que les inscriptions de ces princes sont en sanskrit, les légendes de leurs monnaies sont bien écrites en prâkrit, ainsi que M. Sylvain Lévi le faisait observer, en l’expliquant, dans ce même article. Mais si le prâkrit des monnaies des Andhras est plus archaïsant que celui de leurs inscriptions, celui des monnaies des Kṣatrapas est encore plus proche du sanskrit ; les groupes kṣ, tr, dr y sont presque constamment conservés (voir les transcriptions dans Rapson, Cat. of Ind. Coins in the Brit. Mus., p. cciii-cciv). Il semble donc que même lorsqu’ils adaptaient le langage de leurs inscriptions à l’usage laïque, ils avaient à employer un prākrit plus archaïque que leurs voisins de Paiṭhaṇ. C’est une raison de plus de penser que le témoignage du Périple sur ce point comme sur tant d’autres est exact, et que la renaissance sanskrite de la cour des Kṣatrapas a dû trouver dans la langue réelle de la région un appui qu’elle aurait vainement cherché dans des dialectes d’évolution plus avancée comme ceux du Dekhan.


Jules Bloch.

  1. Voir, outre les Prolégomènes de l’édition de Müller (Geogr. Gr. Min., I, p. xcvi sq.), A.-M. Boyer, Jn. As., 1897, II, p. 131-134 ; Vincent Smith, Early History of India, p. 217, note.
  2. Forme conjecturale. Mais la restitution s’impose ; voir Müller, Geogr. Gr. Min., I, p. 294, n. 
  3. Μιννάγαρα = Μὶν πόλις : A.-M. Boyer, Jn. As., 1897, II, p. 140, n. 
  4. Voir A.-M. Boyer, Jn. As., 1897, II, p. 135-137.
  5. Βασιλικοὶ ἁλιεῖς ἐντόποι πληρώμασι μακρῶν πλοίων, ἃ λέγεται τράππαγα καὶ κότυμβα, πρὸς ἀνάπτησιν ἐξέρχονται (§ 44). — Sur κότυμβα, cf. Hemacandra, Deçīnāmamātā, II, 47 : Koṭṭimbo doṇīe ; marathi koṭhimbā, koṭhambā, koṭambā « auge, vaisseau de bois ». Le passage de ce sens à celui de « vaisseau, bateau » n’est pas fait pour surprendre : cf. pāli doṇī « auge » et « canot », et singhalais doṇa « canot, bateau » (Geiger, Ét. des Singh., n° 630). Quant à τράππαγα , il semble à première vue pouvoir s’identifier aussi. Un mot prākrit de cette forme devrait devenir en guzrati tāpo, en marathi tāpā. Or ces mots existent dans l’usage, et ont, entre autres, le sens de « radeau ». Mais vérification faite, ces formes sont les doublets de guz. tāpho, mar. tāphā ; et dans le cas du marathi, où j’ai pu obtenir des renseignements détaillés d’un indigène, c’est tāphā qui est la forme usuelle, tāpā n’en étant qu’une variante rare ; et le sens de « radeau » n’y est qu’un cas particulier du sens général d’ « objet composé de parties formant chacune un tout par elle-même »; c’est ainsi que le mot désigne aussi un « orchestre ». Il n’y a donc aucune raison de douter de l’origine arabe que les dictionnaires attribuent aux mots guzrati et marathi.
  6. νῆσος λεγομένη Παλαισιμούδου, παρὰ δὲ τοῖς ἀρχαίοις αὐτῶν Ταπροβάνη) (§ 61).
  7. Cosmas a le datif καλλιάνᾳ (v. Müller, Geogr. Gr. Min., I, p. 295).
  8. Thomas JRAS., 1906, p. 211, cité par Rapson, Cat. Ind. Coins in the Brit. Mus., p. civ.
  9. Le pâli possède les doublets pana et puna, qui se retrouvent tous les deux dans les inscriptions d’Açoka. Mais comme les sens sont différents en pâli, et peut-être dans les inscriptions, il reste possible qu’il ne s’agisse pas uniquement du correspondant de skr. punaḥ (voir T. Michelson, IF, XXIII, p. 258 et note).
  10. Sālāhaṇammi Hālo : Hemacandra, Deçīnāmamālā, VIII, 66. L’hypothèse est de M. Sylvain Lévi.
  11. Il est curieux que pour deux noms où il y avait une dentale intervocalique, Puṣkalāvatī et Narmadā, le texte du Périple donne des formes considérablement altérées, où ils sont méconnaissables : Προϰλ(α)ίς et Λαμναῖος ; mais précisément l’aspect inquiétant de ces formes nous interdit d’en rien déduire. Au reste le d de Narmadā est donné par Ptolémée, dans une forme d’aspect prâkritique : Ναμάδης).
  12. ASWI, V, p. 64.
  13. Sur les monnaies des Andhras les groupes sont réduits : Sātaka(ṃ)ṇisa, Vāsiṭhiputa, etc. ; mais sauf dans Māḍharīputa les consonnes intervocaliques sont intactes (voir Rapson, Cat. of Ind. Coins in the Brit. Mus., p. cci-ccii). Bhūmaka au contraire écrit le nom de sa dynastie soit Kṣaharāta soit Chaharada (iô., p. ccii ; antérieur à 119 J.-C.).
  14. Est-ce là le sens de la glose d’Hemacandra (Deçīnānamāla, VI, 29) : ṇagarammi paiṭṭhāṇaṃ ?