Sur talons rouges, contes/Le salut du mal

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Sur talons rouges, contesG. Briffaut (p. 117-152).

LE SALUT DU MAL


Précipitamment, encore toute serrée dans le fourreau de sa mante, elle entra dans son oratoire, et se jeta aux pieds d’un grand Christ en bois. L’oratoire était sombre, tout en pierres sculptées que la patine du temps avait rendues presque noires, et des fenêtres, en ogives hautes et étroites, filtrait une faible lumière tamisée par l’épaisseur des vitraux multicolores. Elle embrassa convulsivement les pieds ensanglantés du Seigneur. Le supplice de la Croix le tordait de douleur, et sa douleur semblait plus insupportable encore puisqu’il était du style gothique espagnol le plus tourmenté. Et cette douleur ; si abominablement cruelle se répandait dans toute l’atmosphère environnante, si bien qu’elle se communiqua avec toute son acuité à l’humble chrétienne sanglotante.

À travers ses sanglots, elle balbutia à l’infini des prières, des oraisons, des kyrielles de litanies latines avec une telle vitesse que ses phrases, lancées à jet continu vers le Ciel, ne se laissèrent plus ensuite entrecouper de pleurs. D’un mouvement brusque, elle enleva de son cou un collier de perles de rubis qui servait, selon le moment, de parure ou de chapelet. Ses doigts l’égrénèrent plusieurs fois. C’était avec peine que ses petits ongles pointus parvenaient à faire glisser une perle après l’autre, tant son débit oratoire était vertigineux. Son front était abandonné sur les orteils révulsés du Seigneur, son bras droit étreignait avec passion la croix et les jambes dont la vieille peinture craquelée laissait paraître des taches brunes de bois. Elle priait, les yeux au Paradis, les yeux blancs au Paradis. Puis elle frappa violemment sa poitrine en gémissant son « mea culpa ». Les gémissements dégénérèrent en cris, si bien qu’abandonnée à son ardeur désordonnée, presque hystérique, elle enfonçait ses ongles pointus dans sa chair. Des gouttes de sang perlèrent sur sa gorge le long des égratignures et glissèrent sur les dentelles noires de son corsage ; la vue du sang lui arracha des cris de transports.

Elle se leva et laissa rouler sa poitrine ensanglantée sur les flancs du Seigneur.

— Seigneur, tu as souffert en versant ton sang pour sauver le monde. Je veux aussi souffrir et verser le mien à ton image… Seigneur ! Quelle joie… La douleur m’est une volupté… Ô sublime communion du sang… sensation d’extase paradisiaque… Tu me combles d’ivresse… de cette ivresse qu’aucun amant ne saurait réveiller dans les viscères de son amante…

Elle s’abandonna dans un mutisme exalté et crut que les cieux s’entr’ouvraient à sa foi ardente.

Prise de vertige, elle ferma les yeux et s’écroula sur les dalles.

— Je ne suis qu’une humble pécheresse.

Sa pensée se cristallisa sur ces paroles :

— …Humble pécheresse… humble pécheresse…

Graduellement elle se sentit transportée dans une élévation ascendante. Son front s’obscurcit, son regard devint dur et les coins de sa bouche se soulevèrent dans un rictus perfide.

— Oui, mais je suis une pécheresse volontaire pour te servir, ô mon Seigneur.

Elle s’inclina respectueusement devant le Christ et se signa.

Puis elle passa son chapelet autour du cou pour qu’il redevint collier, ouvrit un petit sac duquel elle retira un petit miroir et une boîte à fard. Elle recomposa avec calme sa figure dont la sérénité coutumière avait été altérée par l’exaltation de la prière. Elle passa du blanc d’Espagne sur sa poitrine pour dissimuler les traces de sang causées par la nervosité de ses ongles et couvrit sa gorge sous sa mantille, soi-disant par principe de chrétienne pudeur, ouvrit bruyamment son éventail en nacre, dandina ses hanches pour en vérifier l’ondoyante souplesse et sortit de l’oratoire, toute pimpante en s’éventant.

Doña Segrario Jesusa était la fille de feu le Duc Ruiz-Luis de Buenapaz y Peshados. Sa renommée était légendaire, et bien qu’elle fût d’une beauté transcendante, réunissant à la fois la perfection plastique et l’irrésistible séduction, ce n’était pas sa beauté incontestable et incontestée qui la rendait célèbre. La vie qu’elle avait adoptée selon ses goûts et son caractère s’imposait comme un mystère insondable. Elle n’était plus de toute première jeunesse ; on savait bien qu’elle parut, voilà dix-sept ans, dans le monde, aux bals de la nouvelle Cour des Bourbons et qu’elle avait alors seize ans à peine, mais elle n’avait point encore trouvé un époux qu’elle jugeât digne d’elle et la galanterie espagnole ne voulut point admettre que depuis ce premier bal les ans eussent passés sur son front.

Doña Segrario Jesusa de Buenapaz y Peshados était donc célèbre. Mais exception faite de quelques quinquagénaires, elle était peu connue sous son vrai nom. On l’appelait Doña Juana ; la plupart des gens, même, croyaient que c’était son nom de baptême.

Doña Juana s’est attirée bien des inimitiés. Elle ne les craint pas. Elle les méprise. On la dit volage et d’une conduite que poliment on qualifie d’incompréhensible. Évidemment, elle passe pour une vivante énigme. Elle est toujours sereinement heureuse, mais elle sème autour d’elle le désespoir, la douleur, la folie, voire la mort. Cela n’influe en rien sur sa sérénité.

Personne cependant n’ose hautement l’accuser ou même commenter ses actes, car le clergé est tout-puissant et Nosseigneurs les Prélats la citent publiquement dans leurs prêches pompeux.

Par son incommensurable amour et sa fervente piété, par son dévouement à Dieu qui consiste en six chapelets à la journée et force contritions, jeûnes et communions, elle est la chrétienne la plus chrétienne qui soit. Le clergé a parlé. Personne n’ose émettre une réticence à ces déclarations formelles. On baisse la tête, on serre les coudes, et c’est tout juste si la main droite, toute tremblante d’humilité, a l’énergie encore d’esquisser un faible signe de croix.

Voilà vingt ans que Doña Rosario Amparo de Requiebros est au service de Doña Juana. Doña Rosario raconte à tort et à travers qu’elle a refusé les plus beaux partis du monde « pour ne pas abandonner la petite orpheline qui a perdu père et mère ». Elle est la duègne, et duègne si parfaitement, qu’elle est en toutes choses, en tout et pour tout, duègne avant tout. Et parce qu’elle est duègne, elle est cette association qui paraîtrait impossible sinon en Espagne, cette association parfaite de morgue austère et d’incurable coquetterie. Ses qualités sont innombrables quoique invisibles, car elle se pique de les cacher modestement, mais ses défauts, tout mignons qu’ils soient, sautent librement aux yeux de toute la société honnête et crève les oreilles de la susdite société. Son bavardage qu’on traiterait volontiers de babillage, si Doña Rosario ne se débattait violemment contre l’automne terrassante, est assourdissant et intolérable. Elle minaude devant tous les seigneurs et toutes les glaces qui se trouvent sur son passage et ne sait marcher qu’en exécutant de petits pas précieux tirant à la fois du menuet et du fandango. Mais à part cela c’est une excellente femme, car elle ne manque à aucun de ses devoirs religieux. D’ailleurs, elle éleva dans cette noble direction sa chère pupille que le clergé vante aux yeux de tous si hautement.

Une journée de printemps d’étirante tiédeur.

Doña Juana derrière les persiennes soigneusement tirées savourait l’envahissante lourdeur de l’écrasant midi. Mollement abandonnée sur des arabesques de brocarts, elle gisait, drapée dans une longue mantille qui couvrait ses cheveux retenus par un gros peigne, pour étroitement, ensuite, s’enrouler le long du corps jusqu’à ses orteils roses parfumés au jasmin. C’était le seul vêtement qui se pouvait supporter. Parterre, traînaient deux pantoufles semi-mules, semi-babouches sur d’insolents talons rouges. Et Doña Juana, les yeux clos, alanguie, rêvait à des rêves félins. Doña Rosario flottait dans un négligé en alpaga puce boursouflé de volants rococos.

Au dehors, la lumière frappait les fenêtres closes sans pouvoir pénétrer jusqu’au sombre boudoir, tandis que la chaleur provoquait une syncope à la vie extérieure. Rien ne bougeait, les rues et les jardins étaient déserts. Pas la moindre brise ne se jouait dans les arbres. Seuls les rires persifleurs des jets d’eau taquinaient les vasques éblouies de soleil.

Il faisait très chaud. Et cette chaleur pour Doña Rosario était insupportable. Aussi la pauvre duègne exaspérée ne pouvait-elle davantage se contenir. Loin de la subir immobilement patiente, comme toute personne sensée, elle s’agitait désespérément, s’asseyait sur chaque siège, sur chaque fauteuil, se relevait aussitôt, se jetait sur tous les coussins et, s’éventant furieusement jusqu’à ruisseler de sueur, elle soupirait en gémissements navrés.

José Maria… que calor !… que calor !…

Mais Doña Juana, dans une demi-torpeur, semblait goûter la voluptueuse ivresse de ceux que délectent la lourdeur langoureuse et l’empreinte lascive d’un printemps qui sourd. Pour que cette joie fût complète, il eût fallu distraire la duègne, l’emprisonner dans une occupation qui pût la contraindre au silence et à l’immobilité. Ce ne fut pas long.

— Rosario, soupira Doña Juana, d’une voix dolente.

La duègne sursauta, bouleversée d’anxiété et d’angoisse.

Alma mia ! Corazon de my Alma ! Qu’avez-vous ? Ah ! Dios Señor del Mundo ?

— Rien… Une pensée un peu macabre… Mais vous pouvez la chasser de mon esprit. Voulez-vous compter mes têtes de morts.

Doña Rosario fonça sur un petit meuble adossé au mur, un meuble à double usage servant à la fois d’autel et de table à toilette. Y gisaient pêle-mêle des images saintes, un miroir, une boîte à poudre, une boîte à fard, un chapelet, un ostensoir, des peignes, des bracelets, des rubans, des missels, des dentelles, des croix et surtout des têtes de morts, de toutes petites têtes de morts en ivoire. Et Doña Rosario, à voix basse, les compta méthodiquement, une à une. Cela dura longtemps, et Doña Juana soupira à loisir, goûta les heures lourdes du jour, rêva et caressa ses seins que l’oisiveté irritait.

Soudain d’une voix claironnante de triomphe, la duègne s’écria :

— Mille ! Juste mille ! Comme c’est bien ! Mille ! Ni plus, ni moins ! Et elle se mit à rire d’un rire niais à peine supportable chez une toute jeune fille.

Mais l’autre répéta comme dans un songe :

— Mille ! Encore trois, et les victimes de Don Juan seront vengées.

— Quoi ? Quoi ? Quoi ? caqueta la duègne en se signant, à plusieurs reprises, que dites-vous de cette âme damnée vouée à tous les démons de l’enfer ?

Elle fit semblant de ne pas comprendre, bien qu’elle connût parfaitement la pensée de sa pupille, mais sa dignité de duègne ne l’autorisait pas à être


Doña Juana rêvait à des Rêves félins
officiellement dans un secret dont la révélation aurait offusqué ses sentiments et ses principes.

Doña Juana comprit un jour qu’elle était venue sur terre pour remplir une mission. Elle sentit alors la différence entre elle et ses semblables qui se laissent invariablement porter comme des poupées tout le long de leur vie dans les bras de la mère, de l’époux et de l’église.

Doña Juana sentait une voix forte crier au fond de sa conscience, et cette voix impérieuse la faisait souffrir, car son naturel nonchalant se fût volontiers et toujours abandonné à la douceur de l’oisiveté rêveuse. Et cette voix devenait si forte qu’elle criait pour tout un bataillon de femmes… ; les femmes criaient : « Vengeance ! Vengeance ! » Juana se tordit les bras de douleur, car elle n’aimait que le repos et Dieu. Ces deux passions se fondaient en une seule, puisque l’idée de l’éternité pour elle n’était traduisible que par l’état de l’immobilité. Elle aimait Dieu avec ses ferveurs et ses fureurs ardentes dans l’espoir que l’extase lui fit goûter la stagnante sérénité. Mais les voix criaient chaque jour plus fort : « Vengeance ! Vengeance ! » et Juana comprit que ces appels torturants c’était Dieu qui les lui envoyait. Il l’avait désignée pour accomplir une mission terrible, mais rédemptrice. Ces voix étaient les âmes des mille et trois femmes que le cruel Don Juan avaient trompées. Et pour les venger, elle devait faire souffrir mille et trois hommes et damner son âme pour la rémission des péchés des mille et trois brebis égarées.

Alors, résolument, puisque c’était Dieu qui le voulait, elle accourut chez le moine Diego, son austère confesseur, qui, après lui avoir révélé les horreurs de l’enfer, lui ordonna de se sacrifier ainsi qu’une martyre volontaire. Juana releva fièrement la tête dont les yeux étaient férocement résolus et s’enlisa dans la débauche et le crime pour jouir de l’horrible torture auquel le Seigneur l’avait condamnée.

Depuis lors, elle fut terrible. Enjôleuse, gracieuse, coquette, impitoyable, elle ne laissait sur son passage que désespoirs et détresses, que sanglots et souffrances, accumulant crimes sur crimes, mais elle marchait toujours plus avant dans la vie avec une expression inspirée d’illuminée ; ses yeux tournés vers le ciel ne voyait pas les chairs blessées encore fumantes que ses pieds foulaient cruellement.

Une journée de printemps, d’étirante tiédeur.

Doña Juana rêvait alanguie. Sa figure trahissait une grande fatigue. La nuit dernière avait été vouée à l’immolation de sa millième victime. C’était une nuit dont le souvenir seul était répulsif. Elle avait déchaîné toutes ses énergies sataniques pour fondre, du crépuscule à l’aurore, l’amour le plus passionné à la mort la plus affreuse. Il avait tant souffert et elle était épuisée dans la joie exultante, ivre de soupirs et de sang, à le voir lutter contre l’atroce agonie. Car elle était experte dans l’art de faire mourir, et savante à retarder la mort pour que les souffrances se prolongeassent, intolérablement interminables.

Doña Juana, accablée de chaleur, vaincue par la fatigue, s’assoupit…

Une main un peu grasse caressant ses bras nus la réveilla en sursaut. Tout contact physique la répugnait.

La duègne murmura chastement à son oreille :

— C’est moi, ce n’est que moi… Je viens vous annoncer que le Marquis Perez Llerena Loñogo désire vous voir. Il n’a qu’un mot à vous dire.

— Le vieux ? demanda Doña Juana. A-t-il assez de la vie ? Dites-lui que mon corps est toujours avide de caresses et qu’il est le bienvenu… Son âge d’ailleurs lui aura fait acquérir quelque expérience en agacements de l’amour.

Mais Doña Rosario se redressa, hautaine, et se drapa dans toute son aristocratique pudeur.

— Une fille d’hidalgo ne porte pas de tels messages.

Juana sourit d’un air moqueur.

— C’est vrai, j’oubliais votre rang… Dites au Marquis de Llerena Loñogo que je l’attends.

— Bien, Jota de mes délices.

La duègne plongea dans une svelte révérence et sortit en sautillant. Puis elle reparut pour introduire Don Perez et disparut discrètement.

Doña Juana, toujours immobile, fit signe au Marquis de s’asseoir.

Don Perez s’assit et prit un air affable ; le temps de composer une phrase galante.

Brusquement, elle appela :

— Rosario !

Et, se tournant vers le seigneur, elle ajouta :

— Vous excusez, j’ai encore un mot à dire à la Señorita de Requiebros.

Et la duègne accourut toute frétillante.

— Ah ! Vous m’avez fait peur ! Vous désirez quelque chose, joie de mon cœur ?

— Oui, allez dans ma chambre, vous trouverez dans le premier tiroir de la commode une petite tête en ivoire… Vous savez ce que je veux dire… ces petits crânes blancs. J’en veux un, un seul. Vous le descendrez pour le joindre à ma collection.

La duègne s’inclina et partit froufroutante.

Le Marquis de Llerena prit alors la parole. C’était un petit vieux à l’air revêche, mais entreprenant. Deux yeux presque mornes clignotaient dans une figure ridée et grêlée. Un reste de vitalité décelait de luxuriants désirs.

— Doña Segrario, ma présence chez vous pourrait vous surprendre. J’ai connu votre père, mais ce n’est pas là ce que j’ai à vous dire… Je suis vieux…

À ces mots, la porte s’ouvrit. Une voix glapissante et fêlée s’écria :

— Oh que non, caballero ! Vous êtes encore fort comme un oranger en fleurs.

C’était Doña Rosario qui, subrepticement, posa sur le guéridon sacré et profane une petite tête de mort. Elle fit encore quelques vaporeuses révérences et s’enfuit discrètement.

Don Perez perdit le fil de ses idées. Il resta bouche bée.

— Vous disiez, reprit alors Doña Juana ? Je crois que vous disiez : « Je suis vieux. »

Ces paroles le firent tressaillir.

— Oui, je suis vieux garçon et, par conséquent, ma jeunesse, dont je ne regrette pas la saveur des souvenirs n’a pas été consacrée au salut de mon âme. Mais, à présent, j’y pense.

— Ces dernières paroles vous honorent, repartit Juana. Voulez-vous que nous disions le rosaire ensemble ?

Les petits yeux de Don Perez clignotèrent libidineusement.

— Oh non !… Mais voilà, je ne vous ai encore rien expliqué. Dans la crainte de damner mon âme à tout jamais, j’ai cherché un directeur de conscience. On m’a vivement conseillé de m’adresser au Père Diego. Il m’a dit : « Arrière, Loñogo de Gomorrhe ! » J’ai eu peur, je vous l’avoue, très peur. Puis il a ajouté : « Allez trouver Doña Segrario Jesusa de Buenapaz et dites-lui que vous venez de ma part. C’est une âme sainte, quoi qu’en disent les autres. Elle communie avec le Seigneur. Elle s’inspirera de la grâce de Dieu et vous parlera ensuite. S’il y a un salut pour vous, elle seule pourra vous le faire gagner. » Et avec cela, il vous écrivit un mot qu’il me chargea de vous transmettre.

Nonchalamment, Doña Juana tendit la main. Elle déchira le cachet ecclésiastique qui scellait le billet et lut :

« Ma chère enfant,

« Je vous envoie le Marquis Perez Pablo de Llerena Loñogo. Il est très riche. Écoutez sa prière. N’oubliez pas le Couvent des Sept-Douleurs. »

« Diego. »

Juana se leva et glissa ses pieds nus dans ses petites pantoufles.

— Je vais ouïr la volonté du Seigneur.

Elle s’agenouilla sur son prie-Dieu sans ménager ses ondoiements de hanches ; elle prit sur l’autel son petit miroir et passa du rouge et du bistre sur sa figure pour paraître belle aux yeux de Notre-Seigneur. Elle joignit les mains et s’abîma dans une profonde méditation. De ses yeux clos roulaient des larmes douces comme le pardon. Sa poitrine devint haletante et d’une voix entrecoupée, un peu lointaine et caverneuse, elle répétait à intervalles inégaux : « Je vois… Je vois… » Cela dura bien un quart d’heure. Elle se signa, essuya ses larmes et se tourna vers Don Perez dans une attitude de voyante.

— Perez, si tu veux la rémission de tes péchés, écris instantanément la Volonté du Ciel, que je vais te dicter.

Le Marquis, un peu tremblant, s’installa à un petit bureau marqueté, prit une feuille de papier blanc et une plume d’oie qu’il trempa dans l’encrier et qu’il secoua ensuite avec affectation.

— Dictez.

Et Doña Juana reprit :

— Je déclare léguer toute ma fortune mobilière, immobilière et usufruit au Couvent des Sept-Douleurs.

Don Perez semblait un peu hésitant.

— Allons, signez et datez.

Et comme il hésitait encore.

— Préférez-vous l’enfer ?

— Mais… Mais… j’ai des héritiers… deux neveux… Les fils de ma pauvre sœur défunte, la Comtesse de Palombitas.

Doña Juana prit alors une voix grondante.

— Disputez-vous l’amour de deux neveux à l’amour du Seigneur ?

Don Perez tremblait de tous ses membres.

— Allons… ne voyez-vous pas qu’en ce moment, par votre faute, Satan lutte avec Dieu.

Le Marquis, terrifié à cette idée, signa précipitamment.

Juana demanda :

— Qui est votre notaire ?

— Rodriguez de Ximènes.

Elle plia vivement le testament du Marquis, le cacheta et sonna un laquais.

— Apporte ceci au notaire Rodriguez de Ximènes. Dis-lui que c’est le testament du Marquis Perez de Llerena Loñogo.

Le laquais s’inclina et sortit.

— Mais… mais… objecta Don Perez, je n’ai pas du tout envie de mourir.

Doña Juana reprit alors ses manières de Señora avenante et courtoise.

— Que Dieu vous en préserve… Il est sage cependant de prendre les devants. On évite ainsi les regrets cuisants… on ne sait jamais… on est plus tranquille quand la conscience est nette.

Avec une demi-conviction, il ajouta :

— En effet… En effet…

Il y eut un silence.

Juana se dandinait mollement dans la pièce. Ses formes sveltes et nerveuses paraissaient et disparaissaient tour à tour au gré de sa démarche irrégulière, au gré des capricieux mouvements qu’elle exécutait de son éventail pailleté, déployé tel une roue de paon. Elle ouvrit les persiennes d’une porte-fenêtre. Des géraniums rouges venaient coquettement encadrer la balustrade forgée d’un balcon. Elle arracha quelques fleurs avec violence, les roula dans ses mains et les respira longuement. Leur parfum d’une âcreté agaçante lui plaisait. Tout son corps frissonna.

Don Perez était médusé. Ses yeux dévoraient les mouvements de Juana, guettaient le jeu de sa chair, et s’allumaient à plaisir à tout ce spectacle d’un trouble païen. Ses narines frémirent, sa lèvre inférieure se détacha de l’autre et se prit à pendre, tristement inassouvie ; son regard disait des choses que nul n’aurait avancé à haute voix.

— Doña Juana, dit-il à voix basse, j’ai à vous parler.

— Parlez, Señor mio, je suis votre servante.

Il ajusta son habit pour se donner bonne contenance.

— Fermez cette fenêtre, voulez-vous, le grand jour m’effraie… Je suis un pauvre pécheur et la lumière m’aveugle. Dans la pénombre, je suis moins timide.

Et Doña Juana ferma persiennes et croisées.

— Voilà. Je vous ai écouté, je vous ai obéi… Voyez, je suis un humble repentant, mais j’ai une prière encore à vous demander. C’est un vieux qui vous parle… Peut-être mourrai-je bientôt, et il ne faut rien refuser aux mourants. Mais si toutefois les années m’envahissent, mon âme est jeune encore et mon cœur chaud… En retour donc, je vous demanderai…

— Quoi ? interrompit Juana altière, c’est un marché ?

— Oh ! ne prononcez pas cette parole… je vous aime bien trop pour cela.

Elle ricana.

— Vous me connaissez depuis que je suis née et vous venez m’avouer vos sentiments aujourd’hui seulement. Je ne vous croyais pas si séminariste.

Don Perez ne savait comment s’expliquer.

— C’est que… c’est que… on dit tant de choses sur vous… J’ai eu peur de perdre mon âme… Mais le Père Diego m’a parlé de vous… Il a si formellement loué votre vertu, que tout soupçon en moi s’est évanoui… Je vous fuyais, je voulais même vous ignorer… mais à présent que je vous vois, que je sais… vous comprenez ?… Et alors je disais… que… c’est difficile à dire… si vous ne me croyiez pas j’en viendrais à regretter le geste que vous m’avez fait faire.

Doña Juana courba les reins comme une déesse olympienne.

— Alors, c’est encore l’enfer.

Le Marquis sentit ses jambes fléchir et tomba à genoux.

— Mais, supplia-t-il, pour que je ne regrette pas… mon sort est entre vos mains, vous seule pouvez me sauver.

Elle se raidit de dégoût. Cette perspective, ce vieux aux ardeurs séniles, ce rapprochement, quel terrible calvaire ! Mais elle ne tergiversa pas. C’était son destin, son horrible destin.

— Soit ! acquiesça-t-elle sans voix.

Don Perez se releva haletant. Ses yeux lançaient d’horribles éclairs, ses lèvres tremblaient, secouées de sourires hideux et ses doigts jaunes ridés fourmillaient à l’avance.

— Mon amour, hurla-t-il d’une voix gutturale, enlaçant Juana.

Sa bouche rôdait voracement sur son visage. Instinctivement, elle chercha à retarder la fusion des lèvres.

— Mon amour.

Il disait toujours « mon amour » avec l’accent furieux des impotents. Ses mains fripées couraient le long de la mantille qui serrait le beau corps nu. Elle sentit ses nerfs se révulser de dégoût.

— Mon amour.

Ses mains étreignaient ses seins.

— Ils sont provoquants comme des banderilles !

L’horreur qui l’étreignait était insupportable. Mais elle était décidée à sauver cette âme de pécheur quoique le rachat de ce salut l’envahit de nausées.

— Je le sauverai, se répétait-elle constamment pour persévérer et souffrir jusqu’au bout.

Don Perez lui fit l’effet d’une pieuvre froide.

Ses mouvement dégingandés et simiesques avaient déjà décomposé son accoutrement.

Il était répugnant. Dans son élan il retrouva quelques restes de sa force brutale, et terrassant Juana, il la renversa sur le divan.

Brusquement la porte s’ouvrit.

Doña Rosario entra comme s’il était arrivé un malheur.

Dios ! Dios !

Elle se signa et disparut.

On entendait toujours sa voix éraillée qui criait dans tout le palais.

Dios ! Dios !

Un faible son de cloche tintait dans le lointain. C’était le saint viatique qui accourait vers un mourant du quartier.

Doña Juana s’effondra sur le prie-Dieu et pria avec ferveur.

Le Marquis trouva que ce Saint-Sacrement venait fort mal à propos et qu’il n’était guère d’humeur aux dévotions. Gêné et honteux de son accoutrement désordonné, il ajusta sa mise en agrafant quelques agrafes dégrafées, en boutonnant quelques boutons déboutonnés ; et tout craintif, quoique bien contrarié, il sortit de son gousset un chapelet de turquoises, joignit les mains et balbutia du latin. Il avait chaud. Sa transpiration empâtait la poudre qui enfarinait si blanchement son front et ses tempes. Ses yeux allaient des seins de Juana à la Madone devant laquelle Juana priait. Oh ! la belle Madone ! Elle allaitait l’Enfant Jésus ! Les beaux seins ! Mais ceux de Juana étaient en chair vivante et palpitante.

Le son de la cloche se perdit dans l’infini.

Il bondit sur elle, et l’encercla brutalement, la surprenant dans sa prière. Elle se releva avec une souplesse féline et se dégagea de l’étreinte. Elle ne pouvait s’empêcher de le regarder et d’en éprouver un insurmontable dégoût.

— Laissez-moi, cria-t-elle rageuse, laissez-moi !

Don Perez s’arrêta pétrifié.

Elle semblait réfléchir. Peu à peu, son expression de mauvaise, devint songeuse, puis douce, câline.

Elle pensait… Sa nourrice, d’origine maure, connaissait des secrets de sorcières. Avant de mourir, elle versa quelques gouttes de poison implacable dans le chaton d’une bague. Cette bague, elle la portait au doigt. Ses doigts furtivement ouvrirent le chaton. Elle renversa sa main dans la paume de l’autre.

— Viens, dit-elle. C’est fou ! La chair est faible. Je ne puis davantage te résister. Mais pour mieux goûter l’amour, je veux m’offrir à lui dans toute ma nudité. Elle arracha sa mantille, puis comme prise d’une inconsciente pudeur féminine, elle passa sa main sur son corps, l’arrêtant plus longuement aux formes qui avivent plus particulièrement les désirs des mortels.

Don Perez éclata de rire, d’un rire bestial et discordant. Il se jeta sur elle et la serra brutalement dans ses bras, dans l’espoir vain d’une effluve de jeunesse. Ses bras s’acharnaient sur elle en labourant sa poitrine et ses hanches de ses doigts avides et furieux. Il poussa un rugissement de colère.

Juana ferma les yeux pour ne plus voir, mais le contact de ce vieux corps lui était abject.

— Juana, Juana, rends-moi ma jeunesse !

Il se prit à la couvrir de caresses sauvages et de baisers baveux quoique savants.

Elle était exténuée d’horreur.

— Assez ! Arrière… charogne… tu n’es que charogne !

Il lâcha prise. Un léger vertige… un étourdissement… Ses yeux chavirèrent… Il chancela.

— Prie, prie pour que la mort te surprenne avec le nom de Notre-Seigneur aux lèvres. Il te sera ainsi tout pardonné.

Elle se drapa dans une longue mante qui traînait sur un meuble et s’enfuit.

Elle cria dans le patio :

— Rosario ! Rosario !

La duègne dégringola les escaliers, haletante d’émoi.

— Écoutez, Rosario ! Ne me demandez rien.

— Dieu m’en garde, interrompit Doña Rosario avec des palpitations qui soulevaient son envahissante poitrine.

— De Madrid à Alcalã dans une calèche avec deux bons chevaux et un relai, on peut y arriver encore cette nuit. Dépêchez-vous, partez sur l’heure. Attendez-moi à l’auberge de la Santa Trinidad. Je vous y rejoindrai dès demain, à l’aube.

— Oui, oui, sang d’or !

Doña Rosario, toute tremblante de terreur, remonta au galop dans sa chambre. Et tout en recommandant son âme à Dieu, elle empila, affolée, essoufflée, dans une valise des châles et des mantilles pour ses préparatifs de voyage.

Doña Juana courut à l’écurie. Elle appela un écuyer.

— Vite, ma hacquenée isabelle.

Avant de monter en selle, elle lui arracha son sombrero et son tapabocas, et partit au galop.

Doña Rosario ronflait paisiblement dans une chambre de l’auberge de la Santa Trinidad.

Elle se réveilla en sursaut, secouée par une forme qui ressemblait bien à un brigand de la Sierra.

— N’ayez pas peur, c’est moi, Juana… Regardez.

Elle alluma une chandelle, se déshabilla et lui montra son corps tout meurtri de contusions, balafré de coups de cravache, et pantelant de sang… tout ce beau corps qui souffrait cruellement.

— Mais, c’est affreux, glapit la duègne.

— Avant de quitter Madrid, je me suis rendue chez le Père Diego. Il ne m’a pas donné l’absolution, et voici ce qu’il m’a fait, dans l’espoir d’attirer sur moi la pitié divine.

— Pauvre chérie, pleurnicha Doña Rosario. Quelle brute, votre confesseur ! Pourquoi n’allez-vous pas chez le mien, l’abbé Alonzo. Il est élégant, parfumé, il a de belles manières. Il parle si bien, sa voix est douce comme la musique des séraphins. Il n’est pas brutal. Ses mains sont soignées et petites, et lorsqu’il vous caresse, on croirait à des attouchements célestes, on croirait voir s’ouvrir les portes du Paradis. C’est tout bonnement exquis.

Juana lui lança un regard foudroyant. Il renfermait toute l’angoissante énigme de son cœur. Doña Rosario ne put le soutenir et en fut terrorisée.

— Quel malheur, soupira-t-elle pour se donner une contenance.

Il y eut un silence pendant lequel elles prièrent. C’était un contraste frappant que ces deux femmes, égrenant leur chapelet, tandis qu’au loin, sonnaient matines ; l’une était toute transportée de ferveur, l’autre confondue en bigotterie.

— Chère Rosario, il faudra nous séparer pour quelques jours.

Et la duègne ajouta :

— Ainsi soit-il, si telle est la volonté du Seigneur.

— Restez ici, reprit Juana, ne donnez aucun prix aux bruits qui pourraient courir sur mon compte. Je dois m’absenter. Je ne puis vous dire où j’irai. Je ne le sais pas moi-même, car je suivrai l’inspiration divine… Adieu… Je vous ferai dire plus tard où me rejoindre. Attendez mes instructions… Vivez en paix.

Elles s’embrassèrent.

Juana releva ses longs cheveux d’ébène, ses beaux cheveux luisants et soyeux. Elle les tordit vivement et les roula sous son grand sombrero. Elle jeta son tapabocas sur ses épaules et sortit. Ses pas se perdirent dans l’escalier. Rosario écoutait, haletante, oppressée.

— Que se passe-t-il ?

La mort mystérieuse du Marquis Perez de Llerena Loñogo fut un scandale. Tout Madrid ne pensait, ne parlait que de cette fin tragique. Les affaires d’État chômèrent, car tout le monde, jusqu’aux magistrats et aux ministres les plus influents, ne s’intéressaient qu’à cette question. Chose invraisemblable, le Marquis n’était pas mort chez lui, et certainement, il n’aura pas été muni des saints Sacrements de l’Église. C’était inimaginable, inconcevable ! Et lorsqu’on sut qu’il


La Mort du Marquis
succomba chez Doña Juana, on n’osa plus émettre un avis de peur de se compromettre aux yeux du public.

Était-ce possible ?

Une si grande dame, une señora si parfaite ! La justice du Roi fit une enquête. Les juges d’instruction apprirent qu’elle était partie précipitamment sur une hacquenée isabelle, sur la route d’Alcalã. Il n’y avait plus de doute possible. Elle avait tué Don Perez. L’effervescence de la ville, tourna à l’affolement général. On attendait les commentaires de l’Église, pour vite ensuite se ranger de son côté. Mais l’Église tardait à se prononcer. La ville était plongée dans le malaise le plus angoissant. À la cour, on tâchait de changer de conversation. C’était impossible. Tout le monde dans les coins et recoins chuchotaient de l’affaire Loñogo. Finalement, on vint à publier, dans toute l’Espagne, la teneur du testament de Don Perez. L’Église décréta que ce geste seul l’absolvait et qu’il goûtait au ciel les seules joies du Paradis. Elle fit en outre observer que le testament était daté du jour de sa mort et que par conséquent Doña Juana ne devait pas être étrangère à cette noble résolution. Peut-être l’y avait-elle encouragé. Il serait donc prudent de ne soupçonner à priori cette digne dame, cette pauvre femme, sans défense, qui toujours mit un zèle incomparable à louer et prier Notre-Seigneur.

Mais les héritiers du Marquis de Llerena Loñogo, Don Gonzago et Don Gonzales de Palombitas, qui virent ainsi leurs intérêts frustrés, allèrent au-devant du Roi et crièrent vengeance. Le Roi, en bon et libéral Bourbon, les écouta avec patience et leur accorda sa bienveillance, s’ils parvenaient à prouver la culpabilité de Doña Juana. L’entretien qu’ils eurent à la cour produisit presque un deuxième esclandre. C’était pour ainsi dire s’opposer à l’infaillibilité de l’Église.

Les moines revenaient de l’office de minuit.

Silencieusement, deux par deux, les mains jointes, enfouies sous leurs manches flottantes, ils passèrent sous les arcades du cloître et s’engouffrèrent ensuite dans les longs corridors éperdument sombres, pour regagner chacun leur petite cellule. Diego s’arrêta sur le seuil de sa porte et s’inclina devant ses frères jusqu’à ce que le cortège se fut éloigné. Il entra dans sa cellule et releva la tête ; il regarda sévèrement les quatre murs blancs de son exiguë demeure, car l’esprit malin, qui guette nuit et jour la bonne occasion, aurait bien pu s’insinuer chez lui durant son absence. Il se redressa de toute sa prestance terrible et sévère. Les jeûnes et les privations avaient réduit son corps osseux d’une ascétique maigreur. Lorsqu’il fut assuré d’être seul dans sa cellule avec l’esprit de Dieu, il étala du pied un tas de cailloux pointus soigneusement rangés dans un coin et se laissa choir à genoux de toutes ses forces sur les pierres. Il se livra à cet exercice, pour symboliser l’inexistence de la douleur terrestre dans la délectabilité divine. Il médita aussi deux heures. Quelqu’un frappa à sa porte et l’interrompit dans ses dévotions.

Une voix appela.

— Père Diego, une femme désire vous parler. Elle vous attend dans le parloir.

Le moine ne répondit pas, fit le signe de la croix pour être à l’abri de toute tentation, et sortit tranquillement.

Une gitane écrasée de fatigue, affalée sur les dalles froides du parloir dormait. Ses vêtements étaient déchirés et couverts de poussière. Sur une jupe boursouflée de volants en soie orange s’enroulait jusqu’aux aisselles un châle noir à ramages criards, un châle effiloché à longues franges. Sa tenue, quoique négligée et abandonnée, décelait cependant une coquetterie concentrée sur un seul point de sa toilette. Les boucles de ses cheveux d’ébène flottants sur ses tempes étaient bien aplaties et cosmétiquées en savants accroche-cœurs collés sur ses joues blafardes.

Diego se baissa longuement pour voir qui était cette femme. Il la reconnut.

— Juana !

Du revers de sa main noueuse, il l’assomma d’une gifle retentissante. Elle se réveilla.

— Excusez-moi, Père, ma fatigue est extrême !… Je suis venue jusqu’à vous… Je suis rompue… et le sommeil m’accable dès que je me tiens un instant immobile… Pitié… je souffre… je souffre par le corps… je souffre par le cœur… Je suis exténuée…

— Relève-toi, fille du diable… Que me veux-tu ?

Juana tremblante s’agenouilla et voulut embrasser les genoux du moine.

— Arrière, ne me touche pas… Vade retro, Satanas.

Elle fut prise de sanglots convulsifs.

— Dieu de miséricorde, s’écria-t-elle, Dieu de tant de miséricordes, n’en aurez-vous donc jamais un peu pour moi qui me suis vouée à votre clémence infinie.

La grosse voix du moine gronda.

— Tais-toi, le nom de Notre-Seigneur jaillissant de tes lèvres corrompues est déjà un blasphème.

Doña Juana tressaillit, elle joignit ses mains avec frénésie.

— Père, Père, je suis heureuse ! Insultez-moi, insultez-moi encore ! Je suis une misérable ! Écrasez-moi d’un coup de talon, ainsi qu’un ver de terre ! Je suis heureuse, je puis maintenant m’adonner toute au repentir ; ma mission, mon horrible mission sur ce bas monde est terminée. Je suis transportée de joie ! La piété m’inonde.

Elle parlait avec la volubilité des éxaltés.

— J’ai vengé ces pauvres femmes, ces mille et trois chétives créatures. Elles sont vengées et bien qu’elles aient été de bonne foi, elles sont coupables parce qu’elles ont fauté par l’amour, volontairement. Parce qu’elles étaient innocentes, la rémission de leurs péchés leur a été accordée. Il fallait qu’une âme se dévouât, qu’une âme seule consentît à la damnation de l’Enfer éternel pour qu’elles pussent s’envoler au Ciel, car elles sont innocentes ! Elles étaient coupables, parce qu’elles ont cru à de noirs mensonges. Mais maintenant, telles qu’elles le méritent, parce qu’elles sont bonnes, elles goûteront les joies du Ciel et moi, parce que je suis une infâme créature, indigne de la clémence de Dieu, je m’abîmerai toute seule dans les profondeurs infinies des tortures sataniques.

Le Père Diego la regarda avec dégoût. Juana, en proie à la jouissance de la confession offrait tout son être dans une attitude de corps abandonné.

— Qu’as-tu fait encore, criminelle ? vociféra le moine…

Elle hésita un instant, sa respiration haletante lui coupait la parole.

— Voilà !… Vous savez, mon Père, vous savez ce qui advint du Marquis Loñogo. C’était ma mille et unième victime. Il m’en fallait encore deux, je compris que ses deux seuls héritiers, c’était Dieu qui me les envoyait pour que j’y trouvasse mon compte. Je me procurais ces vêtements de gitane et je me mis à mendier et à danser sur la route d’Alcalã. Quelques voyageurs passaient. Je leur disais la bonne aventure, car je suis chiromancienne, cartomancienne et orinomancienne. Je sais tout cela par ma nourrice qui était sorcière. Je sais que je suis belle, désirable et que chaque voyageur me jetait un regard coupable, mais je n’en voulais pas ; il m’en fallait encore deux et je voulais Don Gonzago et Don Gonzales, pas un de plus. J’attendais… car j’étais sûr qu’ils viendraient. Tout Madrid savait que je m’étais enfuie dans cette direction, le jour même de la mort du vieux Marquis.

Elle s’arrêta un instant pour reprendre haleine.

— Au fait, au fait ! gronda le moine d’une voix tonitruante.

— Il faisait beau, il faisait doux. La nature ondulait voluptueusement sous les parfums grisants de la brise attiédie. C’étaient des ondes de fleurs, de fruits, qui tournaient dans l’espace. Quelle ivresse !

— Dévergondée ! cria le moine en râclant sa gorge.

Elle reçut un crachat en pleine figure. Mais le transport de son esprit illuminé l’empêcha de s’en apercevoir et elle poursuivit sa confession.

— Don Gonzales parut le premier. Je le reconnus tout de suite, mais il ne put me reconnaître sous mon déguisement. Il chevauchait sur la route. Je l’arrêtais comme les gitanes arrêtent les voyageurs. Il était beau. Jamais il ne me parut aussi beau ! Ses sens furent facilement éveillés et assouvis. Il me demanda ensuite quelques renseignements que je m’empressais de lui donner faux. Il était conquis. « Viens ce soir chez moi. Je t’attends ! lui dis-je. J’habite là, derrière cette carrière, tu y verras une maison de campagne abandonnée. Viens à l’heure où se lève la lune. Je t’y attendrai. » Je lus ensuite dans sa main : « Tu as un frère que tu aimes plus que toi-même, lui dis-je. — Oui, il me suit de près, répondit-il. Tu le rencontreras avant la fin du jour. Il passe par Ganillejas. Nous devons nous rencontrer à Alcalã. » Et lorsqu’il reprit son chemin, je le rappelai. « Señor, écoutez-moi, vous me trouverez cette nuit sur mon balcon. Une échelle de corde y pendra. Vous êtes hidalgo, je pense, et vous n’avez pas peur. Mon mari jaloux rôde autour de la maison. Je ne l’aime pas et ne le crains pas, bien qu’il soit brutal et qu’il me batte chaque jour. Mettez un loup noir sur votre beau visage afin qu’il ne sache pas qui vous êtes, changez votre voix et venez armé jusqu’aux dents. Nos baisers n’en auront que plus de saveur. » Je cueillis un coquelicot sur le bord de la route et le lui offrit en lui montrant mes dents blanches. Il partit. Les caresses du soleil alanguirent mes membres et l’attente me fut lente et lascive. J’attendais l’autre. Quelques voyageurs passèrent encore sur la route et bien qu’ils m’eussent interpellée, je les ignorais. Il me fallait Don Gonzago. Il vint. Mon énervement fut extrême et mon ardeur indomptable. Je pus vite le satisfaire, car son visage était plus pur que celui d’une vierge et son corps plus souple et plus lisse qu’un reptile. Quant à son cœur !… Ha ! Ha ! plus tendre encore que celui de son frère. Ce ne fut que la répétition littérale de la première scène. Je l’attendais lui aussi à l’heure où la lune se lève, là-bas, sur ce balcon d’amour. Oh ! ce balcon ! Il était délabré. C’était une ruine de vieilles pierres patinées et sculptées à la mode de Philippe II, que Dieu ait son âme. Quelques fers battus, rouillés par les pluies d’automne, brisés par le temps ou par l’étreinte impitoyable des plantes grimpantes envahissantes. Toutes ces ruines chancelantes se soutenaient encore dans les bras de cette flore sauvage et dominatrice. L’échelle de corde se balançait au gré de la brise saturée du parfum d’oléandres et d’orangers en fleurs qui s’adossaient au mur de la vieille maison. Et c’était un doux contraste à une âme damnée comme la mienne que la fusion de ces symboles fraternisant alors : le poison de la corruption et la candeur de la pureté. La lune se levait derrière l’orée du bois. Je pris ma guzla et chantai une romance gitane, une romance d’amour et de mort.

Deux ombres se profilèrent dans le jardin. L’une escaladait le mur de droite, l’autre franchissait la grille de gauche. C’étaient eux. Ils se virent. Ils se baissèrent comme deux tigres qui se ramassent sur eux-mêmes pour mesurer la longueur de leurs bonds.

Les navajas scintillèrent au clair de lune… et je chantai, joyeuse, exultante, ma vieille romance qui dit qu’en amour l’un des deux doit mourir, et ma romance exhortait celui que le destin avait désigné à périr en héros et excitait celui qui, après la victoire, goûterait l’enchantement de l’amour. « Quel que soit l’autre, courage ! chantais-je. Le vaincu sera un brave et le vainqueur mon amant. » Je ne suivais pas le duel. Il ne m’intéressait pas. J’entendis cependant des cris de colère et de douleur et à travers les loups noirs leurs yeux lançaient des éclairs effrayants. La romance était longue et le duel interminable. Dès que ma voix se tut, l’un d’eux tomba à terre dans une mare de sang et lorsque mes doigts pincèrent le dernier accord, il rendit


„Mon Bras lui planta un Poignard…”
l’âme après un soubresaut écœurant. On eût dit que le charme de ma chanson rompu, il devait mourir. Lequel des deux était-ce ? Je ne le sais pas. Cela m’était égal. L’essentiel était que l’un d’eux mourût. L’autre aussitôt grimpa sur l’échelle et avant qu’il n’atteint le balcon, il avait déjà mes lèvres. Était-ce Gonzago ? Gonzales ?… Je l’ignore encore. Je sais que mon bras qui se jeta autour de son cou avec transport lui planta un poignard, comme le matador qui touche le garot du taureau, mais je n’ai pas voulu le tuer. Je ne l’ai blessé que mortellement. Il tourbillonna, lâcha prise et s’abîma sur le corps de son frère. Je lui criai, rageuse et radieuse : « Tu trouveras sous le porche mon cheval. Je l’ai sellé pour que tu ailles dire à Madrid que la Duchesse Segrario Jesusa de Buenapaz dite Doña Juana t’a tué comme elle a tué le Marquis Perez de Loñogo. Dépêche-toi d’arriver avant la mort. Dépêche-toi… »

Juana baissa la tête, et ajouta à voix basse :

— Mais je n’ai pas eu le front de lui dire que l’homme qu’il avait tué était son frère. Requiescat in pace.

Le visage baigné de larmes, elle récita le Confiteor.

Alors le moine se redressa de toute sa terrible maigreur.

— Tiendras-tu ta promesse ?

Elle n’eut pas la force de répondre. Son front esquissa un signe affirmatif. Et aussitôt, elle cria :

— L’absolution, mon Père ! Donnez-moi l’absolution.

Elle se tut. La voix caverneuse du prêtre résonna sous les hautes voûtes du parloir.

In extremis… Vade in pacem !

Ce matin, Doña Rosario fut réveillée par la vieille servante de l’auberge qui lui remit une lettre. Elle grogna, car il était cinq heures, et elle n’aimait pas être dérangée dans son sommeil avant qu’on ne lui apportât son chocolat. Elle bougonna tout en brisant le cachet, puis soudain, elle reconnut l’écriture, poussa un cri et se signa… Elle lut :

« Doña Rosario,

« Rentrez à Madrid. Que votre premier soin soit d’ajouter deux têtes de mort à celles qui dorment sur mon autel familier. C’est la dernière faveur que je vous demande. Ne me cherchez pas. Vous ne me trouverez plus. Je disparais. Ma gratitude envers vous est éternelle, sachez-le bien, quoique je ne puisse vous la manifester. J’offre ma fortune intégrale à la grâce du Seigneur. Adieu.

« Juana. »

Doña Rosario froissa la lettre avec rage et la jeta avec dépit par terre.

— Oh ! l’hypocrite !

Puis dans la crainte que Dieu ne la surprît dans sa colère, elle balbutia le mea culpâ en caressant ses seins flasques.

Le voile du mystère était déchiré. Doña Juana avait tué le Marquis de Loñogo et les Comtes de Palombitas. Le dernier héritier vint mourir au pied du trône royal, pour révéler toute l’horrible vérité. La justice du Roi arriva avec fracas au palais de Buenapaz. L’exempt se présenta.

— Noble Señora, au nom du Roy, je vous arrête.

Elle ne parut pas entendre, elle ne parut pas comprendre. Son regard était lointain, inspiré, et ses lèvres esquissaient un sourire séraphique.

Derrière la portière, une voix profonde ordonna.

— Arrêtez !

Un moine s’interposa dans toute son insolente raideur.

— Elle est entre les mains de Dieu.

Toute la ville était en fête.

La tête ceinte d’une couronne, en somptueuse robe de mariée, Doña Juana parut sur le parvis de la cathédrale. Elle épousait le Seigneur Jésus-Christ, après avoir pieusement baisé les Sept Douleurs.

Le peuple fit bombance, c’était l’ordre du clergé et bombance on fit.

Le lendemain, le bruit courut qu’elle était morte. Tous les vicaires d’Espagne prêchèrent à leurs ouailles :

« La Duchesse Segrario Jesusa de Buenapaz de Peshados, sœur Piedad en religion, a quitté sa dépouille de cendre et de poussière. Priez pour elle. C’était une sainte… »

Le 10 mai 1919.