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Sur un livre nouveau de Paul Adam

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Louis Bertrand
Sur un livre nouveau de Paul Adam
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 299-316).
SUR
UN LIVRE NOUVEAU DE PAUL ADAM [1]

L’autre jour, à l’Exposition coloniale de Marseille, — qui est une merveille d’art et de curiosité dans un paysage admirable, un des plus beaux, sinon le plus beau (je ne me lasserai pas de le répéter) des rivages méditerranéens, — je m’enthousiasmais devant ce superbe et multiforme témoignage du génie national. Je me disais à chaque pas : « c’est ici qu’il faut venir, si l’on veut avoir une idée de l’étendue et de l’importance de notre domaine colonial, — de la splendeur de l’Empire français ! » La France elle-même, cantonnée dans son Landerneau continental, s’en doute à peine. Et quand on a le cœur triste et humilié à la pensée des capitulations et des faillites de notre politique européenne, c’est un réconfort de promener sa vue sur les réalisations de plus en plus brillantes de nos conquêtes africaines et asiatiques. Et, d’autre part, quand on est consterné de l’inertie et de l’impuissance administratives, quand on se sent menacé au plus intime de son être par le progrès du nivellement démocratique, c’est une joie de pouvoir contempler de si beaux exemples de l’activité nationale et individuelle. L’action française, débarrassée des entraves métropolitaines, c’est ici surtout qu’elle s’exerce. L’individu français, c’est ici qu’il donne la mesure de son énergie, de son intelligence, de tous ses talents, et aussi de son obstination que rien ne décourage. Toutes les colonies qui sont là représentées par leurs édifices et leurs architectures propres, dans ce cercle aride et lumineux des montagnes provençales, en face de la mer latine, — elles pourraient porter chacune le nom d’un homme, le nom du Français, grand chef militaire, ou grand administrateur civil, qui en a fait cadeau à la mère patrie, la plupart du temps inconsciente ou ingrate.

Ce qui étonne surtout, dans cette Exposition marseillaise, c’est le faste vraiment asiatique de la Cochinchine et du Tonkin, et peut-être plus encore, — parce que c’est un pays moins connu et que cela tient une place énorme, — notre Afrique occidentale et équatoriale. Le palais consacré à celui-ci est réellement le centre de l’immense parc tout peuplé de pavillons exotiques. La haute tour pyramidale, qui commande l’entrée des salles africaines, domine tout l’horizon marseillais, des îles de Maire à Notre-Dame de la Garde. On est surpris à la vue de ces architectures sénégaliennes, nigériennes et soudanaises. Par l’emploi des pylônes, des formes trapues et massives, des obélisques, d’une certaine ornementation géométrique, elles rappellent l’ancienne Egypte pharaonique. Elles rappellent aussi les bâtisses sahariennes de notre Sud algérien. Mais pourtant elles ont un caractère bien local, qui saisit tout de suite et d’autant plus que notre œil y est moins accoutumé.

On pénètre dans ces bâtisses étranges et qui semblent faites d’une argile dorée, — et les étonnements redoublent devant l’abondance et la variété des richesses, des choses bonnes et utiles, des objets curieux et suggestifs qu’elles renferment, devant la grandeur et l’exubérance tropicale des paysages évoqués. On a là, ramassée dans le raccourci d’une vingtaine de salles, une image symbolique d’un splendide effort français pendant trois quarts de siècle. On devine la peine, le sang, l’argent que tout cela a coûté. On voudrait connaître par le menu l’histoire héroïque et quelquefois lamentable de ce long enfantement de notre grandeur africaine. On se dit qu’il y a là une injustice à réparer, un magnifique exemple à publier aux quatre coins de l’horizon...

Je songeais ainsi, non sans mélancolie, devant les grêles statuettes d’or de l’art nigérien, ces statuettes si semblables à celles de l’art grec primitif, — et voici qu’en rentrant à Paris je trouve mon vœu exaucé par le vigoureux et enthousiaste génie que fut Paul Adam. Notre Carthage, ce livre posthume qu’on vient de publier, avec une préface de M. le général Mangin, n’est pas seulement une révélation pour la grande majorité des lecteurs, — la révélation d’un empire à peu près inconnu, — mais c’est aussi, à mon avis, le meilleur livre, le plus sain, le plus exaltant, le plus générateur d’énergie, — le plus rempli de confiance dans l’avenir de notre race, — que l’auteur de La Force ait écrit.


Par ses qualités, comme par les défauts inhérents à ces qualités mêmes, Paul Adam, parmi les écrivains contemporains, semblait peut-être le mieux qualifié pour dépeindre des pays comme l’Afrique équatoriale. C’est dire tout de suite combien son livre est touffu, semblable à la forêt nigérienne, pleine de lianes, de reptiles et de babouins, coupée par des bras de fleuves immenses, des marigots et des marécages. Il y a aussi de grands espaces de brousse, de mornes étendues écrasées de soleil. Mais ce fut une idée chère à Paul Adam que les choses ne sont pas simples. Nul ne sait comme lui, par l’accumulation un peu chaotique des détails, imposer l’obsession de cette complexité infinie et irréductible du réel.

Enfin c’est une chose belle à voir que la vaillance de ce puissant esprit aux prises avec un sujet, dont tout autre eût été écrasé, remuant avec aisance des masses énormes d’érudition, de géographie, d’ethnographie, d’histoire, soulevant des brassées de faits et de dates... Et puis, peu à peu, tout se débrouille, des perspectives immenses se creusent, et c’est la splendeur étale, le mouvement large et doux d’un grand fleuve en marche vers la haute mer...

L’auteur ne s’est pas astreint à suivre un plan logique. Il se laisse faire, si l’on petit dire, par les pays et les paysages. Il va de Dakar à Tombouctou, tantôt en chemin de fer, tantôt en bateau à vapeur. Sur la passerelle du paquebot, devant la portière du wagon, il vous livre ses impressions, mais des impressions filtrées par un cerveau muni de science et d’idées, épris comme pas un des vastes synthèses. En essayant de le suivre à travers ses découvertes, ce n’est pas précisément la démarche de sa pensée que nous suivrons. Après avoir fermé son livre, encore tout éblouis par les souvenirs fulgurants et vertigineux du voyageur, nous nous interrogeons, nous cherchons à déterminer quelles visions surtout en demeurent, quel enseignement s’en dégage…


La première impression est d’émerveillement devant l’ampleur de notre empire africain : c’est presque le quart d’un continent. Une demi-douzaine de Frances pourraient s’y mouvoir à l’aise. Dans toute la ferveur de la première découverte, Paul Adam s’émerveille lui aussi devant ces contrées neuves soumises à l’hégémonie française, devant leurs richesses naturelles, leurs ressources de toutes sortes, leur fertilité en hommes et en fruits utilisables, la beauté ou l’étrangeté de leur flore et de leur faune, la splendeur de leurs paysages.

Évidemment, son parti pris est de tout voir en beau. Il laisse à d’autres une critique trop facile. Il néglige le bilan des tares inévitables, pour ne retenir que les résultats heureux, la signification glorieuse et encourageante de l’œuvre entreprise. Pour lui, nos officiers, nos administrateurs sont tous, — ou presque tous, — des héros, des intellectuels de haut vol, ou tout au moins des organisateurs doués d’un rare génie pratique. Les indigènes soumis à leur autorité sont braves, intelligents, très capables en tout cas d’une certaine culture, au moins égaux à la moyenne de nos paysans français. Leurs mœurs sont innocentes et patriarcales. Paul Adam retrouve, en ces pays nègres, le mirage encyclopédiste d’une humanité très voisine de la nature et, à cause de cela, foncièrement bonne. Le rêve de Rousseau, de Diderot, de Bernardin de Saint-Pierre semble réalisé ici. Ce ne sont que danses et chants au clair de Tanit, bacchanales se déroulant le long des cases d’argile, comme sur les panses des vases grecs… Comprenons bien tout de suite que l’auteur n’est pas dupe de ce mirage. Mais il croit devoir le noter, parce qu’il est symbolique d’une grande part de vérité, ou parce qu’il traduit à merveille l’impression du nouveau débarqué.

Rien n’eût été plus facile pour Paul Adam que de brosser en noir sombre la contre-partie de ce tableau enchanteur d’une Nigritie idyllique. Le lecteur, qui voudra s’en donner la peine, n’a qu’à rapprocher de ce dernier livre certaines pages du Trust ; il verra que l’auteur n’a aucune illusion ni sur les noirs, ni sur les négriers qui les exploitent ou qui les administrent. Si l’on veut corriger ce qui peut paraître trop lyrique dans Notre Carthage, qu’on lise toute la série noire, si j’ose dire, des romans de Robert Randau, et notamment le dernier paru, Le chef des porte-plumes [2], succession d’eaux-fortes d’une intensité et d’une cruauté féroces, notations aiguës et fougueuses, ou compositions éclatantes d’un grand coloriste : on se rendra compte que l’auteur réaliste, — après tous ses paradoxes dénigrants, ses peintures impitoyables, et que l’on sent très largement sinon complètement vraies, — ce Huysmans de la brousse, comme on l’a appelé, rejoint en somme les conclusions du chantre lyrique et idéaliste de Notre Carthage.

Mais, parmi ces premières impressions de l’arrivée, notées en toute sincérité par le voyageur, il en est de si profondes et de si justes que l’on ne voit pas ce que l’on pourrait ajouter ou retrancher à l’expression qu’en a donnée Paul Adam. Voici, par exemple, une description fluviale dont l’exactitude semble au moins égale à la beauté : « Dans l’espoir mystique d’atteindre ce Tombouctou, dont les écrivains arabes parlaient depuis si longtemps, et que la légende maure situait au hasard, nos marins, nos officiers allaient vers la ville inconnue par ces beaux jours radieux du Niger, par ces nuits splendides où l’on plane entre deux ciels identiquement lumineux : un firmament d’astres suspendus dans les bleus de l’espace et un reflet de ce scintillement dans le fleuve ; reflet de profondeur égale à celle du zénith ; reflets d’étoiles distantes parmi les étendues incommensurables ; en telle sorte que la surface de l’eau semble n’exister plus et que la nef devient l’illusion d’un aérostat qui vole loin de la terre effacée, à travers les régions sidérales infinies vers tous les horizons... »

Je ne connais point le Niger. Mais, par les nuits chaudes de mai, j’ai éprouvé, sur le Nil, des impressions et j’ai eu des visions toutes pareilles : d’où je conclus que le Niger est le Nil de notre Occident africain.

Voici, maintenant, une autre impression nigérienne, qui ajoute à la première une singulière poésie : « Le silence devient sublime dans cet univers de marécages doucement éventés. Soudain, une grande douteur s’exhale. Elle s’exprime là-bas, dans quel fond ? Hurlée rauque, haletante. Elle cesse. On l’attend. Elle se répète. Elle s’apaise en un gémissement anxieux. Elle finit en un grognement de monstre blessé... La faim du lion a rugi là-bas, quelque part, où un promontoire invisible se profile derrière des herbes et des eaux : tout s’est lu. On croirait que la vie arrête les battements de ses cœurs innombrables. Elle se terre. Elle se blottit. Les crocodiles cessent de remuer sournoisement dans la vase proche. Seul un petit oiselet se réveille. Il pépie. Plus près, la faim du lion tonne. Ses mâchoires évidemment souffrent de ne pas saisir, de ne pas broyer. Ses entrailles souffrent de ne pas engloutir, de ne pas absorber. Une torture sans nom est proclamée, immense comme la peine de l’animalité tout entière et de ses élites humaines. Le touriste lui-même, à l’abri sur le pont du yacht, et qui encastre le chargeur à trois balles dans son mousqueton, — le touriste lui-même retient son haleine trop bruyante, révélatrice de son émoi religieux, et il s’étonne qu’il n’y ait pas un signe dans le ciel pour compatir à cette formidable plainte, symbole évident de la force planétaire en souffrance... »

Je ne crois pas que Paul Adam, dans aucun de ses livres, ait jamais écrit une plus belle page.


Il était un esprit trop réfléchi pour s’en tenir à des impressions superficielles, d’un caractère surtout esthétique. L’auteur du Mystère des foules a voulu voir clair dans les foules noires de notre Afrique occidentale. Il a essayé, d’après les géographes et les ethnographes, surtout d’après les écrits de Maurice Delafosse, il a essayé de distinguer dans cette masse confuse, les races, les nationalités très diverses dont elle se compose. Maures, Touaregs, Targhis, Ouolofs, Peuhls, il s’est efforcé de caractériser chacune de ces branches ethniques, montrant l’imprudence administrative qu’il y aurait à les confondre. Mais il est allé encore plus loin. Ce métaphysicien a toujours été épris d’histoire. Les problèmes d’origine sont ceux qui le passionnent le plus. Il aime établir des relations de causalité ou d’analogie, il se lance volontiers dans des synthèses quelquefois un peu aventureuses, il triomphe à reconnaître des filiations, des parentés, entre des ordres de choses apparemment fort distinctes, il use et il abuse du principe hégélien qui proclame l’identité finale des contraires. Et, d’autre part, le romancier épique qui a écrit L’Enfant d’Austerlitz est un patriote, un Latin fervent qui pousse au suprême degré l’orgueil de sa race et qui veut planter partout le gonfalon de la Latinité.

Et c’est ainsi que Paul Adam a été conduit à rechercher les liens plus ou moins évidents qui rattachent la Nigritie à la civilisation méditerranéenne, à rapprocher la France de son empire noir. Il a tenté pour l’Afrique occidentale ce que j’ai tenté moi-même pour l’Afrique du Nord : montrer que nos civilisations ont des origines communes, que, si nous ne sommes pas les fils naturels des mêmes pères, nous sommes du moins les fils spirituels des mêmes maîtres. Je crois l’avoir prouvé pour l’Afrique du Nord et avoir rétabli sa vraie tradition, en la rendant à la Latinité.

Pour les régions sahariennes et soudanaises, il était un peu plus difficile de trouver entre leur civilisation, — si l’on ose dire, — et la nôtre, des origines communes. Néanmoins, Paul Adam croit pouvoir reconnaître, en Nigritie, au moins quatre grands courants civilisateurs, tous partis des bords de la Médirannée méridionale : un courant égypto-libyque, un autre phénicien parti de Carthage, un troisième judéo-syrien parti de la Cyrénaïque et enfin un quatrième berbéro-latin venu des confins de la Maurétanie, de la Numidie et de la Byzacène. Sans doute il est difficile d’établir historiquement de tels faits. Mais il est certain que l’influence de l’Egypte s’est fait sentir de bonne heure dans les pays soumis à l’hégémonie de Carthage, et que, refoulée peu à peu par l’influence gréco-latine, elle s’est toujours maintenue dans les régions sahariennes. D’autre part, les relations commerciales de Carthage avec le Fezzan, le Soudan et même la côte occidentale de l’Afrique sont non moins certaines. A des dates connues et précisées par les historiens, — en 146, après la chute de la Carthage punique, entre 80 et 117, après diverses répressions des troubles juifs en Cyrénaïque, entre 303 et 311, lors des persécutions de Dioclétien et de Maxence, enfin au Ve et au VIIe siècle, après les invasions vandales et arabes, des émigrations de Liby-Phéniciens, de Juifs, de Berbères chrétiens, c’est-à-dire plus ou moins latinisés, s’acheminèrent vers les régions désertiques, et, de là gagnèrent le centre de l’Afrique.

L’influence civilisatrice de Carthage et de la vieille Egypte paraît manifeste dans les Pays noirs. Celle de la Latinité parait extrêmement superficielle et à peu près insaisissable. Je renonce à suivre Paul Adam, je l’avoue, lorsqu’il évoque le souvenir de Virgile et de Théocrite à propos des mœurs pastorales et idylliques de ses nègres, ou lorsque, à propos des nudités soudanaises, il rappelle les bronzes d’Herculanum et de Pompéi. Il se peut que les anatomies des ballerines du Tekrour ou des guerriers peuhls soient parfaites en leur genre et revêtent un instant l’apparence d’un doryphore ou d’une canéphore de la statuaire hellénique. Mais il suffit de lever les yeux et de voir le groin bestial, pour que l’illusion soit tuée tout de suite.

Il n’en est pas moins vrai que la théorie historique de Paul Adam est non seulement plausible, mais qu’elle peut donner, dans la pratique, les plus beaux résultats. L’Afrique occidentale et équatoriale a été civilisée surtout par Carthage : telle est la donnée la plus probable de l’histoire. Eh bien ! la France est, en Afrique, l’héritière de Carthage, comme elle y est l’héritière de Rome. Aussi loin que s’étendit l’empire punique, aussi loin doit s’étendre l’hégémonie française. Cette Afrique noire, c’est la Carthage neuve, rouverte par nous, après des millénaires, à la pensée comme aux arts de la Méditerranée et sauvée des hordes esclavagistes qui la dévastaient et l’enfonçaient de plus en plus dans la barbarie : c’est notre Carthage enfin, pour reprendre le titre que Paul Adam a si heureusement choisi pour son livre.

Une telle idée va très loin. Elle illumine tout un passé, une profonde nuit de siècles. Elle affaiblit des haines, dissipe des préjugés. Elle unit et elle rapproche ce que nous avons le plus grand intérêt à unir et à rapprocher de nous. Elle prépare tout un avenir de prospérité et de gloire françaises, fondées sur l’union des races dans une commune pensée civilisatrice !


Voilà donc les Pays noirs non seulement décrits dans leurs aspects, leurs richesses naturelles, leurs humanités diverses, mais aussi replacés dans les cadres méditerranéens.

Ce magnifique empire, — si proche de nous, — comment sûmes-nous le mettre en valeur ? Sur ce sujet, l’admiration de Paul Adam est intarissable, et il sait nous la faire partager. Il vante le confort des chemins de fer et des paquebots nigériens et sénégalais. Il se récrie devant le luxe et l’agrément des bâtisses européennes. Des voitures élégamment attelées, des automobiles resplendissantes, dans toute la fraîcheur de leurs vernis, attendent les fonctionnaires ou leurs visiteurs... « Des villas transparaissent au centre des jardins féeriques. Des gazelles y broutent les pelouses arrosées. Des lionceaux s’y ébattent aux pieds de gracieuses Parisiennes qui reçoivent brillamment, avec leurs maris, les collègues de passage... Il se forme là toute une élite prestigieuse. On y converse de manière éblouissante... »

Ailleurs, il nous montre « les bâtiments administratifs, leurs larges porches ouverts, leurs balcons abrités, leurs commis, leurs soldats, actifs dans les bureaux, visibles sous les jalousies et derrière les arbres superbes des avenues et des boulevards. Une nature de poème encadre ce spectacle d’existences courageuses : exemples que vénère un peuple aux grands fronts luisants, bosselés, rasés. En toges flottantes, bleues, blanches, à pied, à cheval, à baudet, il s’agite délibérément, à moins que, étendu sous les voûtes de feuillage, il ne jouisse de la paix française... »

Il y a bien quelques ombres à ce brillant tableau. M. Robert Randau se charge de nous édifier sur les mœurs et déportements des mercantis, des usuriers qui sucent le sang du pauvre nègre. Quant à celui-ci, il peut être susceptible d’une certaine culture, mais cette culture ne dépasse guère le stade primaire. Les autres, les mieux doués, avec leurs facultés presque simiesques d’imitation, font illusion à l’Européen naïf ou mal averti. C’est une stupeur d’entendre sortir de ces bouches noires les formules de politesse en usage, chez nous, dans le meilleur monde, ou les lieux communs idéologiques dont les munit l’éducation du lycée. Tout cela est sans racines profondes. Elèves de nos écoles, de nos collèges ou de nos facultés, ces noirs pupilles de la France ne voient dans l’instruction qu’elle leur donne qu’un moyen de se pousser à une sinécure, un droit officiel à la paresse. « Bientôt, dit Paul Adam, ils sauront lire les morceaux choisis de nos encyclopédistes, de nos classiques. Molière leur enseignera l’individualisme. Rien ne leur manquera pour devenir les électeurs de parlementaires factieux. Pour l’heure, nous pouvons compter sur cinquante ans de fidélité docile et prête à tout comprendre de nos besoins communs. La mosquée de terre rouge, sa pyramide hérissée de poutres dépassantes et qu’ornent, à la pointe, trois œufs d’autruche, couvriront encore longtemps des prières naïves et des salams sans commentaires intérieurs.... »

Cinquante ans de fidélité !... On peut estimer un tel optimisme bien modeste. J’avoue mon étonnement de voir Paul Adam admettre, en somme, plus ou moins tacitement, ce préjugé spécieux imposé par une presse inconsciente et accepté, les yeux fermés, par des lecteurs sans expérience ni jugement, — à savoir que les colonies sont faites pour se détacher, un jour ou l’autre, de la Métropole. N’avons-nous pas l’exemple des colonies anglaises ?... Ce sont là de ces comparaisons superficielles qui ne prouvent rien. Ceux qui les font oublient plusieurs choses, c’est d’abord que la seule colonie réellement détachée de l’Angleterre est l’Amérique du Nord, colonie très lointaine à l’époque où se fit la séparation, beaucoup plus lointaine qu’aujourd’hui, en un temps où il ne faut pas beaucoup plus de quatre jours pour aller à New-York. Nous autres nous sommes à vingt-quatre heures de l’Algérie, de la Tunisie, du Maroc. L’hostilité de ces régions, proches voisines, sinon limitrophes de la France, aurait pour nous les plus fâcheuses conséquences. L’hostilité de l’Egypte actuelle, qui pourrait fermer la route principale du commerce anglais, n’est pas envisagée sans crainte par les dirigeants de l’Angleterre, et c’est la raison qui fait que la prétendue indépendance de l’Egypte, soi-disant consentie par le Gouvernement britannique, ne doit être qu’une fiction.

Ajoutons que l’Amérique du Nord et les dominions sont peuplés par des colons de même sang, ou tout au moins de même race, de même civilisation que les hommes de la Métropole : il est juste que les mêmes droits soient accordés aux uns et aux autres. Il en va tout autrement dans les colonies françaises, où les Français et les Européens constituent une infime minorité en face d’indigènes, qui appartiennent à des races ou à dus civilisations fort différentes, ou qui sont encore au dernier stade de la barbarie.

— Mais, dira-t-on, ces indigènes, même les plus arriérés, sont susceptibles d’éducation : ils le prouvent, en fréquentant nos écoles et en conquérant nos diplômes. Supposons même qu’ils veulent rester à l’état de nature. Sont-ils plus incultes que certains de nos paysans, ou de nos ouvriers dégénérés à qui pourtant nous confions des bulletins de vote ?

A quoi il est facile de répondre que ces « blancs » inférieurs ont, au moins sur les noirs ou les Bédouins de même catégorie, cet avantage d’avoir fait leurs preuves de Français, non pas seulement en se battant pour la France, mais en agissant, depuis des siècles, comme Français. D’autre part, la prétendue assimilation par l’école, ou par le matériel et l’extérieur de la civilisation européenne, est un trompe-l’œil qui ne résiste pas à un examen sérieux. Paul Adam qui croyait aux élites, à la domination nécessaire et bienfaisante des élites, n’aurait jamais admis une égalité possible entre les races humaines, pas plus qu’entre les individus. Le nombre n’est rien en face des élites. Qu’on ne vienne pas nous parler, avec un accent de résignation mystique, des millions de noirs, d’Arabes, de Berbères, ou de Maures qui s’opposent à la poignée misérable d’Européens que nous sommes. Sans nous, sans notre faiblesse, ces millions ne peuvent rien. Nous sommes l’argent, la force matérielle, l’intelligence, la justice. Nous avons toutes les armes entre nos mains. Si nous perdons la partie, c’est que nous l’aurons bien voulu, c’est que nous nous serons trahis nous-mêmes par sottise ou par ramollissement de civilisés.

Le malheur, pour la France démocratique, est d’être obligée de démentir dans la pratique des principes absurdes, anti-réels, anti-humains, si elle veut sauver sa puissance à l’extérieur ou même seulement sauver sa propre existence comme nation. La chimère de l’égalité nous oblige à faire des Français de tous nos sujets. Nous n’avons qu’un seul module de civisme, au rebours des Romains, nos prédécesseurs et nos maitres, qui n’admettaient l’accession à la dignité civique qu’après trois ou quatre étapes préparatoires. Le jour où tout homme libre fut déclaré citoyen romain, tout fut perdu. Ouvrons la Cité française à quiconque en est digne, fût-ce en laissant à ces nouveaux citoyens leurs statuts religieux antérieurs, — mais à la condition que ce soit vraiment une élite qui s’agrégera à l’élite française, et non une cohue de barbares déguisés en Français, une tourbe livrée d’avance aux agitateurs, aux marabouts et aux chefs de corps. Cette tourbe elle-même, il est extrêmement important de nous occuper d’elle, d’essayer de l’enrôler dans nos cadres, en lui conférant peu à peu les degrés inférieurs du civisme, — et surtout en attachant à chacun de ces grades des avantages matériels, certains et palpables : c’est là le point capital.


Parmi ces groupements ethniques ou religieux de l’Afrique occidentale, il en est un qui ne laisse pas d’inspirer à Paul Adam une certaine inquiétude, qu’il a toutes les peines du monde à calmer : je veux dire les Musulmans.

L’incertitude de l’auteur de Notre Carthage tient à ce qu’il était neuf dans la question, et surtout à ce qu’il n’avait jamais pris contact avec les milieux islamiques. Je ne réponds pas qu’il n’eût point approuvé la formule aujourd’hui à la mode : « La France nation musulmane. » Il y a aussi des nigauds ou des mauvais plaisants qui disent sans sourciller : « La France empire nègre. » Mais non, bonnes gens, mais non ! Tout cela n’a pas le sens commun. C’est aux Musulmans et aux nègres à devenir Français, s’ils y trouvent de l’agrément, et non point à nous à prendre le fez ou le boubou. Car c’est à cela que nous aboutissons avec notre snobisme islamisant.

Les mots d’« Islam, » de « Moghreb », de « Hedjaz » employés à tort et à travers par des gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est, ont fini par prendre chez nous un sens quasiment mystique On ne les prononce qu’avec un air béat et content de soi. On s’en gargarise littérairement On me contait à Constantinople que l’ambassadeur Constans, Toulousain plein de malice, répondait à un touriste naïf : « Vous croyez que la Mosquée Y... vous intéressera ? Allons donc ! C’est parce que Z... a écrit un papier dessus ! Oui, si Z... n’avait pas écrit son papier, personne n’irait voir la Mosquée Y... » Ce vieux journaliste avait raison : toute notre islamophilie n’est que littérature, quand ce n’est pas un moyen de parvenir, ou de se faire entretenir. Il est vrai qu’il y a « le mystère » de l’Islam, et que ce « mystère » fascine et fait délirer une foule de gens, mais, n’en doutez point, ce mystère-là c’est celui de la déesse Tanit, telle que Flaubert nous la représenta dans Salammbô. Après avoir promené son héros plein d’émoi religieux, à travers les couloirs du temple et tout un labyrinthe de galeries souterraines, il finit par lui montrer, au fond d’un trou obscur, une pierre noire à peine dégrossie...

J’ai donc peur que des formules courantes, qu’il n’a pas eu le temps de vérifier, n’aient, à son insu, influencé Paul Adam, lorsqu’il a dû nous parler de l’islam nigérien et soudanais. Pourtant, c’était un esprit assez rompu aux bonnes méthodes et assez observateur, pour deviner d’instinct et tout de suite de quel côté est la vérité.

Arrivé à Tombouctou « la mystérieuse, » véritable centre de l’Islam saharien, il se sent pris de cette inquiétude dont je parlais tout à l’heure. Il devine que ces Musulmans ne nous aiment pas et que, derrière ces murs aveugles des maisons en pisé, si l’on pense ou trame quelque chose, ce ne peut être que contre nous. Le nègre fétichiste est bien plus sympathique et affectueux pour le Français que le Musulman... Mais le voyageur se rassure en songeant que ces Musulmans de l’Afrique occidentale et équatoriale sont en somme en petit nombre comparés au reste de la population indigène. « Sur cinq millions de sujets que dirige le gouverneur de notre Soudan, un million et demi au plus adhère à l’Islam, et sans même se plier aux règles quelque peu gênantes... » Maintes fois, au cours de son voyage, il a l’occasion de constater combien la formation islamique des noirs est superficielle. Peut-être, au surplus, que, dans son for intérieur il pensait comme Renan : « L’Islam est un progrès pour le nègre. »

En tout cas, il a confiance dans l’action administrative, dans la diplomatie de nos gouverneurs pour ôter toute nocivité à l’Islam africain et pour le conduire vers des fins toutes françaises et tout humaines. Il estime habile que nous préférions encadrer et conduire le mouvement plutôt que de nous laisser déborder et menacer par lui. Et c’est ainsi qu’il applaudit à la fondation par le Gouvernement français d’une médersa, à Tombouctou, — de ce qu’il appelle drôlement « une Sorbonne d’argile blonde. » Ce qui lui parait le fin du fin, c’est d’avoir mis à la tête de cette médersa « un professeur musulman d’Alger, qui apprend à ses élèves notre vœu de concilier les mœurs religieuses de l’Islam avec nos procédés libertaires de civilisation, » — c’est-à-dire l’eau avec le feu.

A cela je réponds : De quoi nous mêlons-nous ? Ne pouvons-nous laisser les Musulmans tranquilles ? Qu’ils bâtissent à leur guise des mosquées et des médersas : cela ne nous regarde pas, sauf le jour où ces mosquées et ces médersas deviendront des centres d’agitation anti-française. Ce jour-là un décret suffira pour les fermer. Mais quelle est cette rage d’aller cueillir nous-même les verges destinées à nous fouetter ? Pourquoi nous évertuer à organiser l’Islam, qui ne l’est pas, à islamiser des gens qui n’ont pas envie de l’être, à rapprocher des fanatismes ou des ambitions politiques qui ne peuvent que se liguer contre nous ? Comme si les Musulmans n’avaient pas déjà trop de tendance à s’aboucher en conciliabules séditieux, il faut que nous-mêmes leur fournissions les moyens de se voir et de comploter ensemble en toute sécurité, à notre barbe, avec l’estampille administrative ! Il faut que nous allions chercher à Alger un professeur musulman pour réchauffer le zèle de ses coreligionnaires de Tombouctou. Il faut qu’en plein Paris nous fondions ce qu’on appelle ridiculement une Université musulmane pour permettre aux gens de Boukhara et de Delhi de venir prendre langue, chez nous, avec ceux de Rabat ou de Marrakech ! Au lieu de les européaniser à Paris, nous les convions à s’y musulmaniser davantage ! Sommes-nous fous ou imbéciles ?

Sans doute on croit les tenir et les surveiller plus facilement en leur ouvrant les portes d’une bâtisse administrative et, encore une fois, en les encadrant de chefs, que l’on se flatte d’avoir conquis à l’influence française. Mais tout le monde sait bien que cette surveillance est illusoire. Récemment, en Tunisie, des gens coiffés de super-tarbouches et venus on ne sait d’où, ont parcouru toute la contrée, aux frais de la République, sous prétexte de quêter pour la mosquée de Paris. Qu’ont-ils dit à leurs coreligionnaires ? Personne ne s’en est soucié. Couverts par le pavillon de la métropole, ils ont pu agir et parler impunément sous le nez des autorités locales impuissantes. J’admets la fidélité, le loyalisme de ces intermédiaires. Mais alors, — et pour cela même, — ils sont suspects à leurs coreligionnaires, et ainsi leur intervention n’est qu’une vaine parade.

On alléguera peut-être encore « la science musulmane » à maintenir ou à revivifier : à quoi serviraient nos « Sorbonnes » africaines ou nos médersas et zaouïas parisiennes. C’est un pur badinage. Il n’y a pas de science musulmane, pas plus qu’il n’exista de « science arabe » au Moyen-âge. Ils n’ont eu, à leur plus belle époque, que des compilateurs, la plupart du temps juifs, — qui traduisaient, commentaient ou abrégeaient les auteurs grecs, latins, égyptiens et syriaques. Tout le reste n’est que billevesées et logomachie. Nos politiciens, qui refuseraient certainement des crédits pour l’érection d’une université thomiste ou d’une basilique du Sacré-Cœur destinée à rallier sous notre drapeau des populations entières, — ces mêmes politiciens gâchent des millions pour affermir les musulmans dans cette conviction que la science islamique est incomparable et irréductible à toute autre, puisqu’il lui faut des temples et des prêtres spéciaux, et qu’enfin l’Islam est appelé à la domination mondiale, puisque les chrétiens eux-mêmes se pâment d’admiration devant « le mystère de l’Islam, » collectionnent pieusement jusqu’aux babouches des croyants et ne sont jamais si fiers que lorsqu’ils courent chez le photographe se faire portraiturer en turban et en burnous. Qu’on dise que l’Islam est le paradis de la sensation et du rêve imprécis : je l’accorde avec empressement ; mais il est la mort de la pensée, comme il est la mort de l’action, parce qu’il surexcite jusqu’à l’abrutissement, la sexualité. Cela ne l’empêche point d’avoir des sursauts et des réveils terribles. Nous faisons tout pour hâter ce réveil, sans vouloir comprendre que nous en serons les premières victimes.

Encore une fois, Paul Adam était trop un voyant pour ne pas se rendre compte du danger. Il le croit lointain, ou il préfère, afin d’exalter les énergies françaises par des conclusions optimistes, détourner la vue de ses lecteurs vers la considération de notre empire africain, de ses forces, de ses ressources, de ses richesses et de son avenir. C’est peut-être le plus sage. Arrêtons-nous donc avec lui sur cette vision fascinante par où se termine son livre : « Demain, la locomotive rendra voisines les eaux de la Méditerranée et celles du Niger, et celles du Congo. Demain, Tunis et Abécher, Alger et Brazzaville, Oran et Dakar seront les préfectures d’un seul empire cohésif, à vingt millions d’habitants. Vingt millions de consommateurs pour les industries de nos ouvriers. Vingt millions d’amis loyaux pour le renforcement de nos armées. Vingt millions de cultivateurs et de pasteurs pour l’enrichissement et l’aise du monde... »


Cet enthousiasme, — je ne me le dissimule pas, — est combattu par un certain nombre de préjugés tenaces et d’objections spécieuses qui conservent toujours une grande force derrière la muraille de Chine dont s’enclôt la petite France continentale.

Des gens graves vous disent : « Laissez-nous tranquilles avec vos noirs et vos bédouins ! L’Afrique n’a pour nous qu’une importance tout à fait secondaire. Notre intérêt est sur le Rhin. C’est vers le Rhin que doivent converger toutes les décisions françaises !... »

Admettons que nous ayons, de ce côté-là les mêmes possibilités d’action, le même avenir qu’en Afrique, — il n’en reste pas moins vrai que nos colonies et plus spécialement nos colonies africaines, sont devenues d’un poids capital pour les décisions françaises sur le Rhin ! Qu’on aille à l’exposition de Marseille : on y verra tout ce que ces colonies, pendant la dernière guerre, ont fourni d’hommes et de denrées à la Métropole. Quinze cent mille soldats, et des millions de tonnes pour le ravitaillement métropolitain, — voilà le bilan. La France ne peut plus se passer de l’Afrique. Cela est vrai dès maintenant. Et il faut encore envisager l’avenir. Par ce temps de folie bolchéviste, il semble assez opportun de songer à se ménager un suprême refuge contre la barbarie. Qui sait si l’Afrique n’offrira pas une retraite à la civilisation occidentale en déroute, ou aux chrétientés fugitives, comme cela se passe aux premiers siècles du christianisme ?...

Mais écartons ces anticipations lugubres ! Ne considérons que le présent. Paul Adam a raison de célébrer l’Afrique. Après tout ce qu’on peut dire à sa louange, il y voit, comme moi-même, une merveilleuse école d’énergie. C’est une joie et un honneur pour moi de constater qu’en ceci sa pensée se confond fraternellement avec la mienne. Si l’Afrique, à la longue, défait et corrompt beaucoup de ceux qui se sont donnés à elle, — pour les corps jeunes et vigoureux, les âmes ardentes, elle est un révulsif de premier ordre. Elle rend la santé morale au civilisé malade de trop de civilisation, — ou plutôt malade des mœurs et des idées vénéneuses élaborées par une fausse civilisation, sans idéal, sans règle et sans âme. Elle développe non seulement chez le chef, mais chez le moindre soldat, le moindre pionnier européen, des facultés d’initiative et d’organisation, tenues en bride ou annihilées dans la Métropole. Qu’on veuille bien réfléchir à ce simple fait : la plupart des grands chefs, qui se sont signalés au cours de la dernière guerre mondiale, — les Galliéni, les Joffre, les Lyautey, les Mangin, les Gouraud, — sont des Africains, c’est-à-dire des ouvriers de guerre qui ont pris l’habitude de vivre en état de défense et d’alerte perpétuelles, des maîtres qui n’ont pas peur des décisions rapides ni des responsabilités, qui enfin sont des manieurs de peuples, des hommes qui savent comme on parle à des hommes et comme on s’en fait écouter...

Et puis, il y a autre chose encore qui attire invinciblement vers l’Afrique les hommes libres et courageux, tous ceux qui se sentent à l’étroit dans le vieux logis familial : c’est la fascination du mystère et de l’inconnu, cet amour des terres sans maîtres, qui suscite les actions héroïques, enfin l’illusion qui fait les inventeurs d’Eldorados, l’éternel voile de Tanit. Tant qu’il y aura des pays vierges, ou retombés à la barbarie, il y aura des conquérants. C’est une erreur de croire que l’ère des conquistadors est close. Au mépris d’un progrès chimérique, le monde recommence perpétuellement son histoire. Et voilà pourquoi la lignée des Africains n’est pas près de finir, qu’ils s’appellent Marchand, Baratier [3], ou Charles de Foucault. En dépit de tous les déboires et de tous les désastres, ils ne s’arrêteront pas, ils iront toujours en avant, poussés par un instinct qui est plus fort que leur volonté, par quelque chose d’inexplicable et de sublime.

Paul Adam a exprimé cela dans des pages qui sont peut-être les plus belles de son livre. Après avoir constaté l’incurie gouvernementale, la stupide ignorance parlementaire qui se désintéresse de notre empire africain, il reprend d’un ton superbe : « Qu’importe ! on restaurera Carthage tout entière !... Dans le Sahara, le dromadaire ne marche-t-il pas droit devant lui jusqu’à l’instant de sa mort ? Quand la fatigue l’a épuisé, il tend de plus en plus le cou, comme si la tête voulait entraîner le reste du corps encore plus loin. Mais le corps pèse et s’affaisse. Il ne se relèvera plus. Lorsque la caravane a défilé tout entière, lorsque le bruit familier s’amoindrit à distance, l’animal prend peur de la solitude. Une dernière fois, il tend le cou vers la vie qui s’éloigne. L’effort est vain. Alors le méhari résigné pose sa tête lasse sur le flanc, et, doucement, il expire. Le fidèle serviteur disparaît, sans murmure, puisque son œuvre continue... »

N’avais-je pas raison de dire, en commençant, que ce livre de Paul Adam est, sinon le plus beau, du moins le meilleur, le plus sain, le plus vivifiant qu’il ait écrit ? D’un bout à l’autre, il y circule un souffle de lyrisme et d’épopée. C’est un coup de clairon entraînant. Et cet appel guerrier n’est pas une vaine fanfaronnade. Il convie les cœurs intrépides, les hommes aux corps rudes et à la volonté inflexible à des tâches viriles dont le bénéfice est évident et la gloire assurée. La véritable action française, ce sont des voyants comme lui qui la prêchent, en désignant à l’énergie nationale des buts certains, au lieu de consumer son effort en critiques et en disputes la plupart du temps infécondes, — et enfin en invitant la race à se retremper dans un milieu jeune, où elle reprendra les vertus qui font des peuples vigoureux d’abord, — c’est là chose essentielle, car on ne bâtit rien sur la décrépitude, — des peuples assez forts pour se lancer joyeusement vers l’avenir et s’imposer par raison les disciplines nécessaires à toute grande entreprise.


LOUIS BERTRAND.

  1. Notre Carthage, préface de M. le général Mangin. Fasquelle, éditeur.
  2. Le chef des porte-plumes, roman de la vie coloniale, par Robert Randau. Éditions du « Monde nouveau », 42, boulevard Raspail, Paris.
  3. Quelle excellente occasion de relire, après Notre Carthage, les Souvenirs de la Mission Marchand et toute la série africaine du colonel Baratier ! (Fayard, éditeur.)