Sur un tableau de M. Poussin, représentant la Peste chez les Philistins

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Texte établi par André Fontaine, Albert Fontemoing (p. 112-118).

III

CONFÉRENCES DE JEAN-BAPTISTE DE CHAMPAIGNE


CONFÉRENCE DE M. DE CHAMPAIGNE LE NEVEU
SUR UN TABLEAU DE M. POUSSIN REPRÉSENTANT LA PESTE CHEZ LES PHILISTINS POUR AVOIR PRIS L’ARCHE D’ALLIANCE[1]

1er  mars 1670

La Peste d’Asdod, de Nicolas Poussin[w 1]

 Je ne puis, Messieurs, proposer un sujet mieux exprimé qu’est celui que M. Poussin a traité de l’histoire de l’arche d’alliance, qui causa après sa prise sur les Philistins une peste très cruelle parmi eux. Ce savant homme l’a si naturellement représentée que la vue de cet ouvrage fait renaître dans les esprits l’horreur qu’elle causa parmi ces peuples, qui se voyaient détruits par leur propre victoire.

Il me semble, Messieurs, que rien n’est plus digne que cette grande ordonnance pour nous porter à faire les derniers efforts à donner les caractères des histoires que nous avons à représenter ; car il faut avouer que ce sujet est si vivement exprimé que l’éloquence même avec toutes ses forces n’est pas capable d’en donner une si vive image dans l’esprit.

Pour tirer le fruit que j’ai dessein de proposer de cet ouvrage, je ne m’arrêterai pas beaucoup au détail de ce rare tableau, vu que les expressions en sont si claires qu’elles parlent et se font connaître d’elles-mêmes aux moins intelligents.

Je dirai seulement que les figures me semblent si noblement traitées qu’il n’y parait rien de chargé, et sont si libres et dégagées qu’elles n’ont en elles-mêmes aucune opposition à exprimer la vivacité convenable au sujet. Les nus n’y sont pas maniérés par des contours pesants qui difforment plus la belle nature qu’elle (sic) ne lui donnent d’agrément.

Je crois que la Compagnie tombera d’accord que ce qui spiritualise les sujets et les rend agréables, ce sont les proportions libres et sveltes, au lieu que le trop de charge les rend matériels et pesants[2]. Je me trouve obligé, Messieurs, de représenter à vos soins sur ce sujet que les étudiants penchent tous à charger indifféremment toutes les études qu’ils font après le modèle. Il est à craindre que se faisant un fond si opposé au bien, ils n’aient de la peine à s’en défaire, et ne trouvent en eux un sujet de combattre toute leur vie un vice qu’ils s’imaginent être la bonne manière.

Les études que l’on voit être faites par les grands hommes après le modèle suivent la nature en toutes ses belles parties, et chargent ensuite dans leurs ordonnances selon que les sujets le demandent, étant fortifiés par les études qu’ils ont faites après les belles antiques. Mais de souffrir que les étudiants chargent continuellement de leur propre caprice, avant de s’être rendus capables de le pouvoir faire avec raison, je laisse, Messieurs, au zèle que vous avez pour l’avancement de la jeunesse de résoudre en public sur ce sujet ce que vous avez souvent agité en particulier, et d’établir une convenance générale de la manière de les enseigner.

Prononcé par M. de Champaigne neveu ce jourd’huy premier jour de mars 1670[3].
H. Testelin.


Lu le 6 septembre 1681.


Nous donnons ici une sorte de compte rendu de la séance du 1er mars 1670, fait par Guillet de Saint-Georges, mais évidemment sur les indications d’un académicien qui y assista, et sans doute de Le Brun, dont il ne manque jamais de faire l’éloge (Guillet n’entra à l’Académie que le 31 janvier 1682).

Après avoir analysé assez exactement le discours de Champaigne le Neveu, et surtout après s’être ingénié à expliquer ce que c’est que la charge en la rapprochant de l’hyperbole dans le langage, il ajoute : « Là-dessus un particulier demanda s’il n’y avait pas quelques occasions où l’on fût obligé de charger les parties d’un ouvrage. L’Académie prononça que cela se devait pratiquer dans les sujets qu’il faut placer à une distance considérable du spectateur ; car la figure d’un Apollon qui est toujours prise sur un beau naturel et sur des proportions délicates et parfaites, doit ordinairement être traitée avec des contours tendres et légers ; mais si elle était destinée à être vue de loin, il faudrait nécessairement lui donner des contours chargés et des parties ombrées pour les rendre sensibles à la vue. Il y a encore des temps où le peintre ne se peut empêcher de charger, et là-dessus l’Académie se souvint des remarques que M. Le Brun avait faites et dont il l’avait souvent entretenue, en disant que lorsqu’il s’était servi du modèle pour quelques-uns de ses ouvrages, il l’avait dessiné dans son pur naturel, chargeant les parties qui lui avaient paru chargées ; mais ensuite il les réduisait à la véritable proportion qu’elles devaient avoir et corrigeait, par le secours de l’art, ce que la nature et le vrai lui avaient montré d’imparfait dans le modèle. On cita l’exemple des porteurs qu’il a représentés dans le Triomphe d’Alexandre ; car il en a pris la première idée sur le modèle qui, ayant toujours quelque défaut, est ensuite rectifié à loisir dans les parties qui ont été chargées quand on l’a dessiné tel qu’il a paru. M. Le Brun n’a pas été moins circonspect à se servir de l’antique. Il a souvent fait remarquer que les anciens ouvriers y ont représenté des divinités ou des héros qu’on supposait être d’une taille accomplie, et, pour les mettre dans ce degré de perfection, ces excellents ouvriers ont fait un choix de toutes les belles parties qui composeraient un homme, s’il y en avait de parfaits. Ainsi toutes les parties empruntées de côté et d’autre, et ramassées en un seul sujet, y sont d’une égale force et chacune y paraît dans un degré dominant. Le peintre qui vient étudier ces antiques les dessine exactement comme il les voit, mais lorsqu’il en veut tirer des secours pour son usage, il y ajoute ou il en retranche quelque chose pour les réduire au véritable naturel et les ramener du merveilleux au vraisemblable. Ainsi les habiles ouvriers se servent quelquefois de la Nature pour corriger l’Art, et quelquefois de l’Art pour corriger la Nature.

M. Le Brun fit aussi ressouvenir l’Académie d’une remarque qu’il avait faite autrefois sur tous les ouvrages de M. Poussin et particulièrement sur les tableaux de l’Arche d’Alliance et de Rébecca. Il dit que M. Poussin, étudiant toujours avec soin la nature du sujet qu’il traitait en faisait régner le caractère dans toutes les parties de son ouvrage, et, se conformant à la proportion harmonique que les musiciens observent dans leurs compositions, il voulait que, dans ses tableaux, toutes choses gardassent des accords réciproques et conspirassent à une même fin. Ainsi, dans le tableau que nous examinons, ayant traité la maladie contagieuse et la désolation des Philistins, il en avait établi le caractère lugubre par une lumière faible, par des teintes sombres et par une langueur qui paraissait dans le mouvement de chaque figure. Par cette pratique judicieuse, il inspirait la tristesse dans l’âme des spectateurs, comme il leur avait inspiré la joie à l’aspect du tableau de Rébecca, où le sujet, égayé de soi-même, lui avait demandé une lumière plus forte, des couleurs plus vives et des attitudes plus animées. On a jeté, comme par force, cette remarque dans la préface des conférences imprimées en 1669[4], sans avoir spécifié de quelle source elle vient, comme si on eût appréhendé de citer un nom obscur et indigne de la préface. »

Nous ne donnons point le début du compte-rendu de Guillet de Saint-Georges, où se trouve une longue description du tableau de Poussin, à laquelle sans doute fait allusion la note suivante du même auteur qu’on a jointe au cahier contenant la conférence sur le tableau de Rébecca  : « On ne doit point trouver étrange que je fasse un détail des parties du tableau et que j’en distingue les diverses expressions, puisqu’elles justifient que le peintre est parfaitement entré dans l’histoire qu’il a traitée, ce qui est son but principal ; ainsi on ne trouvera pas mauvais que je donne ici le tableau d’un tableau. » Guillet de Saint-Georges y étale une érudition aussi déplacée que sujette à caution ; après quoi il loue la chasteté avec laquelle Poussin a traité le sujet délicat de la maladie des Philistins, et analyse sommairement le discours de Champaigne le Neveu. Nous nous en rapportons à l’opinion du copiste du xviiie siècle qui, après avoir écrit : « Je mettrais (sans doute dans les archives de l’Académie) l’extrait de M. de Saint-Georges. Quoiqu’il y ait un pen d’humeur contre M. de Champaigne, il est bien… » a ajouté en marge : « Il me paraît pourtant qu’il y a bien des chimères dans l’extrait de M. de Saint-Georges, qu’il ne serait pas sage que l’Académie adoptât. »

Disons enfin que le même cahier où se trouvent la conférence de Champaigne et la note de Guillet de Saint-Georges contient aussi une rédaction un peu abrégée de cette même conférence.

  1. Le manuscrit porte en haut du premier feuillet cette note écrite par Guillet de Saint-Georges : « lu pour la troisième fois, le samedi 3 juillet 1683. » — Nous savons par les procès-verbaux que ce discours fut encore relu, au xviie siècle, le 6 septembre 1681 et le 6 août 1695.
  2. Une note de la main de Guillet de Saint-Georges rattachée au feuillet dit : « Le samedi 6 août 1695, la Compagnie m’ordonna de changer quelques termes dont M. de Champaigne s’est servi dans ce discours et qui commencent cet article Je dirai seulement que les figures…

    « Je dirai seulement que les figures me semblent traitées si noblement et si naturellement qu’il n’y parait rien d’outré et de chargé ou trop ressenti. Elles sont si libres et si dégagées qu’on y trouve une espèce d’âme et d’action convenable à l’expression au sujet. Le nu n’y est point maniéré par des contours pesants et purs ou trop affectés qui, au lieu de donner de l’agrément à la belle nature, y jettent de la difformité. Je crois que la Compagnie tombera d’accord que ce qui donne du mouvement et de la vie aux sujets, ce sont les proportions et mesures correctes, libres et sveltes, au lieu qu’étant trop chargés et trop prononcés ils deviennent matériels et pesants. »

  3. On avait d’abord écrit : le dernier jour de février.
  4. Conférences de l’Académie Royale de Peinture, par Félibien, dont Guillet de Saint-Georges est l’ennemi.
  1. Note Wikisource : cette reproduction ne figure pas dans l’édition ici transcrite. Voir aussi la notice de ce tableau dans la base Collections du musée du Louvre.