Sur un tableau de Raphaël représentant l’Enfant Jésus, la Vierge, sainte Élisabeth et saint Jean

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II

CONFÉRENCES DE PHILIPPE DE CHAMPAIGNE


CONFÉRENCE DE M. DE CHAMPAIGNE
SUR UN TABLEAU DE RAPHAËL REPRÉSENTANT L’ENFANT-JÉSUS, LA VIERGE, SAINTE ÉLISABETH ET SAINT JEAN

2 mars 1669[1]

La Petite Sainte Famille (musée du Louvre)[w 1]
MESSIEURS,

Je commencerai à vous dire mon sentiment sur ce rare tableau par l’observation de la lumière qui semble provenir d’un soleil couchant, à quoi s’accorde la teinte du paysage, qui est un peu brune et que l’on a ainsi coloré pour ne pas offenser les figures, mais pour leur donner au contraire plus de force et de saillie ; et c’est à ce même dessein que l’on y a ordonné par derrière cette muraille à demi obscure.

Les arbres qui sortent au-dessus de cette muraille semblent être éclairés d’un autre jour que celui qui règne dans le tableau ; mais cette faute doit être imputée au paysagiste, qui n’est pas entré avec assez de jugement dans l’intention du Maître. Et de là nous pourrons juger combien est grande la nécessité qu’un peintre n’ignore aucune des parties de son art, et qu’il faut absolument qu’elles fassent chez lui en toutes rencontres une agréable harmonie qui soit capable de contenter l’œil, de même qu’une musique bien concertée contente l’oreille.

Les figures forment ensemble un groupe très parfait et très agréable. Il n’est point percé ni entr’ouvert, afin que la vue ne soit point divertie par quelque vide ; c’est ce qui donne plus de relief aux figures, auxquelles toutes les autres parties d’un tableau doivent se rapporter et servir pour ainsi dire, et ce que Raphaël, ce grand génie, a pratiqué par excellence dans ce sujet, où tout est disposé de sorte qu’il donne et répand la première grâce et la principale douceur sur les figures de la Sainte Vierge et de son fils. On voit éclater dans le visage de la Vierge une joie amoureuse et pleine de tendresse. Sa figure est très gracieuse et posée dans une sorte d’action qui semble l’animer. Le corps porte sur le bras gauche, afin de se soulager du poids des deux enfants qui sont appuyés sur elle. Toutes les draperies sont maniérées d’une façon savante, en sorte que la figure paraît au travers sans donner de la peine. En quoi Raphaël a principalement excellé ; et même pour s’y rendre plus exact et plus régulier, il dessinait ordinairement les figures nues après le naturel, afin d’en conserver mieux le contour sous les draperies.

La figure du petit Christ est admirablement belle, bien dessinée et bien peinte. Le corps et les jambes sont toutes de relief. Le visage exprime une joie enfantine et caressante, mais qui marque néanmoins un caractère de prééminence sur le petit saint Jean, de sorte qu’on y distingue aisément le maitre d’avec le disciple.

Sainte Élisabeth est agenouillée, présentant son fils au petit Jésus ; elle le soutient de crainte qu’il n’incommode la Vierge. Sa tête est très belle, coiffée d’une manière bizarre, mais modeste et convenant à l’âge de la personne représentée. Les plis de la draperie dont elle est vêtue sont très judicieusement appliqués et exprimés d’une manière digne de son auteur.

Saint Jean est dans une posture humiliée devant le petit Christ, ayant les bras croisés pour recevoir ses caresses avec plus de soumission ; l’on observe dans son visage une joie respectueuse qui exprime le contentement intérieur de l’honneur qu’il reçoit. Sa tête a beaucoup de force et est bien arrondie ; mais sa jambe et son pied droit paraissent un peu grands et posés de manière que l’un et l’autre souffrent violemment et blessent la cuisse de Sainte Élisabeth aussi bien que notre vue.

Il faut avouer que ce sage et judicieux peintre s’est surpassé toujours lui-même dans la partie spirituelle de son art, qui semble faire parler les figures et leur faire dire tout ce que le sujet peut demander ; l’œil le comprend sans le secours des paroles vivantes, et l’on doit rapporter ce merveilleux effet à la justesse et à la simplicité des expressions du Maître, qui, certes, avec grande justice, a porté le nom de l’ange Raphaël (qui signifie médecine de Dieu), puisqu’il a ouvert nos yeux et guéri nos esprits de la maladie de cette manière gothique et barbare, qui, jusqu’à lui, avait régné plus de mille ans, depuis que les beaux-arts s’étaient trouvés ensevelis sous les ruines de l’Empire Romain.

Il aurait été à souhaiter que Raphaël eût peint ce rare tableau de sa propre main, au lieu d’emprunter pour cela, comme il l’a fait, celle de Jules Romain. Il aurait sans doute pris garde de plus près à la situation de la figure du petit Christ qui est absolument hors de sa place : son corps porte sur la jointure de la cuisse de la Vierge qui sort de toute son étendue au-deçà de l’Enfant ; un morceau de la draperie qui le couvre cache même une partie du ventre et de la cuisse jusqu’au-dessous du genou. Il faudrait, pour conserver la régularité du plan, que les pieds de l’Enfant ne fussent pas plus avancés que le haut du corps, et cependant le peintre les a posés sur le devant du berceau, qui est plus avancé hors du tableau que la figure de la Vierge, ce qui rend cette situation non seulement contrainte, mais impossible.

Il n’aurait pas d’ailleurs fait le pied de la Vierge si petit et si peu proportionné aux autres parties. Jules Romain, qui a été assurément un grand homme, a pu remarquer ces défauts ; mais il se peut faire aussi qu’il les a commis par malice, afin que l’on les attribuât à Raphaël, auteur du dessin, pour en diminuer la gloire et l’excellence. Et de fait, il s’en trouve une estampe, dans laquelle, quoique mal gravée, ces défauts ne se trouvent point, et il est à croire que Raphaël la fit expressément graver pour se justifier de ces manquements et les renvoyer à la jalousie de son copiste.

Pour ce qui est du sujet de ce tableau, on peut dire hardiment qu’il est fort apocryphe ; car l’Évangile nous apprend que l’Ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : « Levez-vous ; prenez l’Enfant et sa mère, et fuyez en Égypte, et y demeurez jusqu’à ce que je vous dise de partir, car Hérode chercherait l’Enfant pour le faire mourir. » Joseph, s’étant levé, prit l’Enfant et sa mère durant la nuit, et se retira en Égypte, où il demeura jusqu’à la mort d’Hérode. La commune opinion de l’Église est qu’ils demeurèrent sept ans en Égypte, au rapport de Baronius, selon plusieurs Pères qu’il cite ; et il dit, au regard de saint Jean, que sainte Élisabeth sa mère se cacha avec son fils dans les déserts et montagnes de Judée pour fuir la persécution d’Hérode. Il n’y a donc aucune apparence, Messieurs, que le sujet soit représenté selon la vérité de l’histoire. Sans doute qu’il a pris son origine de quelque ex-voto ; mais à présent que la peinture est au plus haut degré de perfection qu’elle n’a été de ce siècle, nous ne devons point commettre de fautes contre l’histoire, qui est si féconde d’elle-même et capable de fournir tant de riches matières. Il y a une infinité de sujets où l’on commet tous les jours les mêmes fautes, par exemple, celui de la circoncision de Notre-Seigneur, que l’on dépeint ordinairement dans le temple de Jérusalem, et où l’on fait trouver la Vierge contre la loi et la vérité. Car les femmes ne pouvaient sortir après leurs couches que les quarante jours ne fussent accomplis, et par la même loi il était ordonné de circoncire les enfants le huitième jour après la naissance. Cela est donc mal représenté comme contraire à l’histoire, étant certain que chaque père de famille s’acquittait de cette cérémonie dans sa propre maison et faisait l’office de cette circoncision. On peut avancer sans témérité que saint Joseph la pratiqua à l’égard de l’Enfant Jésus et dans la même étable qui servit de lieu à sa naissance, la Vierge n’ayant pu en sortir qu’après les quarante jours de purification. Cela est appuyé de l’exemple d’Abraham, à qui Dieu commanda de circoncire toute sa famille. Ainsi il y a plusieurs sujets que l’on traite de peinture en peinture par une tradition abusive, sans que l’on se mette en peine de consulter et d’approfondir la vérité.

Prononcé en l’Assemblée de l’Académie le deuxième jour de mars 1669 par M. de Champaigne.
H. Testelin.
  1. Le manuscrit ne spécifie pas si la conférence est de Philippe ou de Jean-Baptiste de Champaigne ; les procès-verbaux n’indiqueraient même pas qu’elle ait eu lieu, si nous ne trouvions à la date du 3 mai 1681 qu’elle fut relue ce jour-là. Mais, comme le procès-verbal du 2 mars porte la signature de Philippe et ne porte pas celle de Jean-Baptiste de Champaigne, cela me semble une preuve suffisante que le discours est de l’oncle et non du neveu. De plus, ce n’est qu’à partir du mois d’octobre 1669 que les professeurs de l’Académie furent autorisés à faire les discours d’ouverture ; le 3 septembre 1667, il avait été « résolu qu’il n’y aurait que MM. les recteurs et adjoints qui expliqueraient les beautés des tableaux du cabinet du roi. » Or Philippe de Champaigne, seul, eut le titre de recteur, charge dans laquelle lui succéda Girardon.
  1. Note Wikisource : cette reproduction ne figure pas dans l’édition ici transcrite. Voir également la notice du musée du Louvre.