Suzanne Normis/15

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(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 100-107).
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XV


— Si vite ? dis-je à ma belle-mère lorsqu’elle vint me demander les papiers nécessaires.

— Je croyais, répondit-elle avec son air gendarmé, que c’était vous qui étiez pressé ?

Pressé ! Oui, je l’étais, car toutes ces émotions me rendaient bien malade, et je craignais d’être surpris avant d’avoir tout mis en ordre.

— Soit, dis-je avec résignation. Que dois-je faire ?

— Voir votre notaire, qui s’entendra avec celui de M. de Lincy, et lui dire au juste ce que vous donnez en dot à Suzanne.

Cette conversation me laissa rêveur, et, tout en roulant d’un endroit à l’autre pour les formalités d’usage, je me demandai ce que j’allais donner en dot à Suzanne. Lui donner quelque chose ! Cette idée me paraissait bien extraordinaire. Est-ce que tout ce que j’avais n’était pas à elle ? Pour la première fois, j’allais séparer sa vie de ma vie, son bien de ma propriété… C’était bien étrange, et, je l’avoue, bien pénible.

Mon notaire m’attendait, avec de gros dossiers sur sa table. Il me fit asseoir en face de lui, tout près, à portée de ses yeux noirs et myopes, et se lança aussitôt au cœur de la question.

— Mademoiselle Normis, me dit-il, possède deux cent mille francs du chef de sa mère, ce qui fait de dix à douze mille livres de rente, c’est un fort joli denier ; que désirez-vous y joindre ?

— Ma foi, répondis-je honteux, je n’en sais rien du tout. C’est à vous de me dire ces choses-là. Combien donne-t-on à sa fille en la mariant quand on a plus d’argent qu’on n’en peut dépenser ?

— Cela dépend du gendre qu’on prend, répondit mon notaire d’un air posé qui ne voulait pas être narquois.

Je me taisais, il continua :

— Dans le cas de M. de Lincy, je vous conseillerai de donner le moins possible, et vous voyez, ajouta l’excellent homme en souriant, que je ne parle pas dans le sens de mes intérêts.

Je le remerciai du regard, et je continuai à regarder le feu.

— Pourquoi, lui dis-je, après un moment de réflexion, pourquoi me conseillez-vous ainsi ? Dans le cas de M. de Lincy, avez-vous dit ? Sauriez-vous quelque chose de défavorable sur son compte ?

Un vague espoir de ne pas marier ma fille venait de me traverser la cervelle ; ce ne fut qu’un éclair, le bon sens et la réponse du notaire me ramenèrent à la réalité.

— Absolument rien de défavorable ; mais c’est un jeune homme qui sait le prix de toute chose ; je le croirais assez, non intéressé, mais… il ne put trouver le mot et reprit : Je crois qu’on aura beaucoup à s’en louer si on le tient par la corde d’argent. Puisque mademoiselle Normis est votre unique héritière…

Nous restâmes silencieux tous les deux.

— Que dois-je donner à Suzanne ? repris-je enfin. Tout cela me paraissait douloureux comme une agonie.

— Donnez-lui dix autres mille francs de rente, insista le notaire, avec un capital inaliénable.

— Faites comme vous voudrez, dis-je en me levant, je n’entends rien à ces choses que je trouve horriblement pénibles. Je souffre… arrangez tout pour le mieux, afin que dans sa vie conjugale, ma fille soit heureuse…

Je m’en allai le cœur serré, et j’eus besoin de quelques heures de repos pour me remettre. En entrant au salon, vers six heures, je trouvai Suzanne, vêtue de clair, gaie et bavarde comme je ne l’avais jamais vue ; un bouquet superbe parfumait trop fort l’appartement, elle riait avec son fiancé… J’eus envie d’étrangler cet homme que je trouvai insupportable.

Il fallait pourtant le supporter. Les jours s’écoulaient… les bouquets se suivaient et se ressemblaient, mes angoisses aussi, — j’étais devenu nerveux, impatient, presque méchant. Mes entrevues avec mon notaire me donnaient des palpitations de cœur.

— Il est décidément très-fort, M. de Lincy, me dit un jour le brave homme, il veut absolument le capital, et non les revenus…

— Qu’on le lui donne, pour l’amour du ciel, et qu’il n’en soit plus question, m’écriai-je, ces marchandages me font mal au cœur !

— Non pas, non pas, répliqua le notaire, il vaudrait mieux faire à mademoiselle Normis quinze mille francs de rente, et laisser le capital à l’abri…

— Fort bien, répondis-je, terminez vite, et surtout ne m’en parlez plus.

Le dernier dimanche, Suzanne m’emmena à l’église pour entendre ses bans : « Il y a promesse de mariage entre M. Paul-Raoul de Lincy et mademoiselle Suzanne-Marie Normis. »

La voix du prêtre tomba sur mon cœur comme un suaire. Quoi ! ma fille, ma Suzanne, allait me quitter, quitter mon nom… je n’aurais plus d’elle que ce qu’il plairait au mari jaloux de m’accorder ? À peine sorti de l’église, je courus chez mon gendre qui venait de se lever et qui fut fort étonné de me voir.

— Cher monsieur, lui dis-je sans préambule, je n’avais pas pensé à une chose, c’est que je ne puis consentir à me séparer tout à fait de ma fille… vous savez que je l’ai élevée depuis sa plus tendre enfance…

M. de Lincy fit un signe de tête et continua à me regarder d’un air inquiet.

— Je vous prie donc de consentir à ce qu’elle continue à vivre près de moi, et, à cette fin, je vous offre le premier étage de mon hôtel, me réservant seulement le rez-de-chaussée.

— C’est trop de bonté, vraiment, cher monsieur, me dit mon futur gendre avec une grande affabilité ; nous craindrions de beaucoup vous gêner…

— Suzanne ne peut pas me gêner, repris-je avec vivacité, et son mari, continuai-je en faisant un violent effort, son mari ne peut pas me gêner non plus.

— Eh bien, dit-il, c’est entendu ; vous savez toutefois que nous passerons tous les ans quelques mois à ma terre de Lincy… Là, je n’ai pas besoin de vous dire que vous serez le bienvenu, et au retour…

— Vous vous installerez chez moi, interrompis-je avec joie.

— C’est entendu, fit mon futur gendre.

Je le quittai en toute hâte, et je rentrai chez moi. Suzanne m’attendait pour déjeuner, fort étonnée de ma brusque disparition.

— Voilà, fit-elle en m’apercevant, j’ai un père qui se dérange de plus en plus ! un père qui disparaît sans prévenir, qui rentre tout à coup, qui surgit entre les rideaux comme d’une tabatière à surprise ! Ah ! j’ai vraiment un père bien extraordinaire !

Elle regardait d’un air mutin ; ses yeux riaient, et toute sa gracieuse personne semblait danser. Je la pris dans mes bras, et je la serrai sur mon cœur qui battait trop fort.

— Suzanne, ma fille, lui dis-je, nous ne nous quitterons pas, tu demeureras ici après… après ton mariage.

— Vrai ? s’écria-t-elle avec son joli petit cri. Eh bien ! je m’en étais toujours doutée, car je me disais : Enfin, papa ne peut pas avoir de raison pour me mettre à la porte comme cela ! Au bout du compte, je suis toujours sa fille !

Ma chère enfant ! Quelle bonne journée nous passâmes ensemble ! M. de Lincy ne vint qu’à six heures et demie, et je constatai avec joie que Suzanne ne s’était pas aperçue de son retard.

Elle ne l’aime pas follement, me dis-je : tant mieux !… Je me trouvai si monstrueusement égoïste que je n’osai achever ma pensée.