Suzanne Normis/24

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(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 161-170).
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XXIV


Le doute n’était plus possible ; malgré la générosité qui poussait Suzanne à me cacher la situation, ma fille était malheureuse dans son intérieur. Malheureuse ! Et moi, qui avais cru si bien faire en la mariant de bonne heure, afin de ne pas la laisser orpheline, non-seulement je n’étais pas mort, mais il me semblait aller beaucoup mieux ! Ne sachant à qui m’en prendre, dans ma colère, j’allai voir le docteur. Il se trouvait précisément chez lui.

— C’est une indignité, docteur, lui dis-je en entrant : vous m’avez trompé !

— Asseyez-vous donc, mon ami, répondit-il sans se troubler. En quoi vous ai-je trompé ?

— Je me porte comme le pont Neuf ! Et vous qui m’avez fait marier ma fille sous prétexte que j’étais dangereusement malade…

L’excellent homme me rit au nez sans cérémonie, puis reprit avec une douce gaieté :

— D’abord, je ne vous ai pas fait marier votre fille, et puis je ne vous trouve pas si malheureux de n’être plus malade ! De quoi vous plaignez-vous ?

— J’ai marié ma fille à un butor, à un…

Je me calmai subitement, car je courais risque de passer pour un fou aux yeux de l’éminent praticien si je disais tout ce que je pensais de mon gendre.

Le docteur était devenu sérieux tout à coup.

— Est-ce qu’il ne se conduit pas bien avec Suzanne ? dit-il d’un ton grave.

— C’est un animal ; voilà mon opinion !

Nous nous regardâmes tous les deux, et je vis que le docteur était fort ému.

— Si je pensais qu’il la rend malheureuse, dit-il entre ses dents… C’est que je l’aime, notre Suzon ! Elle est votre fille, c’est vrai, mais c’est moi qui l’ai amenée au jour… Est-il possible que ce beau M. de Lincy ne soit pas aux genoux de son adorable femme ?

— Aux genoux de sa femme ! Ah ! docteur, tenez, ne parlons pas de tout cela. Je ne me consolerai jamais d’avoir fait ce mariage-là ! et quand on pense qu’il y en a pour toute la vie !…

— Hélas ! soupira le docteur, c’est pour cela que je suis resté garçon !

Je réfléchis, puis un rayon d’espoir me vint d’en haut.

— Est-ce que M. de Lincy a une bonne constitution ? glissai-je cauteleusement.

— Lui ? il est bâti à chaux et à sable : ce garçon-là ira jusqu’à quatre-vingts ans !

Un morne silence régna dans le cabinet.

— Et moi, dis-je, aurai-je longtemps la douleur d’assister aux souffrances de ma fille ?

— Asseyez-vous, fit le docteur qui se mit à me palper et à me retourner dans tous les sens.

— N’avez-vous jamais mal dans les jambes ? me dit-il après un long examen.

— Si fait, lui dis-je, et même je voulais vous consulter à ce sujet ; il me semble que mes articulations se roidissent chaque jour ; j’ai des douleurs vagues…

— Ah ! mon ami, s’écria le brave homme en me tendant les deux mains, vous avez des rhumatismes, vous êtes sauvé !

— Sauvé ?

— Mon Dieu, oui ! à condition de ne pas vous amuser à faire des folies ; mais vous êtes sauvé, et probablement vous vivrez très-vieux, — avec des douleurs atroces de temps en temps, par exemple ! Je vous en préviens !

— Très-vieux ? répétai-je d’un air préoccupé.

— Mais oui ! cela a l’air de vous contrarier ?

— Pas précisément, mais si j’avais su… c’est moi qui n’aurais pas marié Suzanne !

— Vous pourrez au moins la protéger.

— La protéger ? de quelle façon, s’il vous plaît ? Est-ce qu’une femme mariée n’est pas absolument l’esclave de son mari ?

— Pas absolument, fit le docteur sur le ton de la conciliation ; il y a la séparation de corps…

— Cela vaut mieux que rien… et encore, je ne sais pas… le scandale, les bruits méchants autour d’une jeune femme… Suzanne n’a que dix-huit ans…

— Allons, allons, tout n’est peut-être pas désespéré ; on a vu des ménages qui avaient mal commencé devenir très-heureux…

— Si M. de Lincy rend jamais quelqu’un très-heureux, je serai bien étonné. Enfin, vous avez raison, docteur, en cas de nécessité, il y aurait la séparation. Mais tout cela, est bien lugubre. Ah ! si vous m’aviez dit l’an dernier que j’aurais des rhumatismes !…

— Eh ! mon ami, pouvais-je le deviner ? fit le docteur en me citant un texte latin pour arrondir sa phrase. Vous aviez le cœur attaqué, mais c’était à cause de vos rhumatismes… N’importe qui s’y serait trompé.

— C’est égal, docteur ! si j’avais su !…

En m’en allant, dans l’escalier, je sentis une vive douleur au genou gauche. Brave docteur ! il venait de me rendre la vie, comme il me l’avait ôtée un an auparavant. J’étais content cependant, moins pour la vie en elle-même, bien qu’elle ne soit point si méprisable, que pour la joie de me savoir en état de protéger Suzanne.

Au moment de monter en voiture, je rencontrai Maurice Vernex qui passait.

— Eh ! vous voilà ! me dit-il allègrement. Vous avez bonne mine. Comment va-t-on chez vous ?

— Figurez-vous, lui dis-je, que j’ai des rhumatismes ; je suis enchanté !

— Eh bien ! vous n’êtes pas difficile ! s’écria-t-il en riant. Et madame de Lincy ?

— Ma fille va bien, merci, dis-je, ramené à mes préoccupations. Mais vous-même ?

— Moi ? Je m’ennuie ! répondit-il avec un sérieux qui ne lui était pas ordinaire. Je m’ennuie de n’être bon à rien en ce monde. Quand je n’avais pas le sou, tout allait bien ; à présent que j’ai des rentes, je n’ai plus goût à rien.

— Venez dîner avec moi, nous mettrons nos misères ensemble, lui dis-je. Moi aussi, je ne suis pas content de mon sort.

— Comment, vous avez des rhumatismes, et vous n’êtes plus content ? Mais que vous faut-il donc ?

Sa gaieté me rajeunissait ; grâce aux paroles du docteur et à la société de Maurice Vernex, je passai une soirée charmante.

Vers neuf heures du soir, nous étions dans mon cabinet à fumer de très-bons cigares, et comme il faisait froid, nous avions baissé les portières et les rideaux ; cette pièce, somptueuse et sévère à la fois, bien chauffée, doucement éclairée, était l’image de la vie large et confortable des gens de notre monde, et j’éprouvais un bien-être que je n’avais pas ressenti depuis longtemps, lorsqu’un petit bruit me fit retourner, et j’aperçus la tête blonde de Suzanne passée à travers la fente de la portière de velours.

— Comment ! lui dis-je, toi, à cette heure ? Viens vite te chauffer.

— Tu n’es pas seul… dit Suzanne en se dégageant à demi des plis épais de l’étoffe, je vous dérange.

Maurice Vernex s’était levé en apercevant ma fille, et, la main sur le dossier d’une chaise, il attendait son arrêt.

— Pas du tout, dis-je, et M. Vernex n’aura garde de s’en aller comme il me paraît en avoir l’intention. Nous allons prendre une tasse de thé tous les trois ensemble.

J’étendais la main pour sonner, Suzanne me retint :

— J’ai déjà donné des ordres à Pierre, dit-elle, et j’ai apporté mon ouvrage. Est-ce que vous supportez les femmes qui font de la tapisserie, monsieur ? dit-elle en s’adressant à Maurice.

— Je les vénère, madem… Pardon, madame, reprit-il en s’inclinant devant elle. Je n’avais pas eu l’honneur de vous voir, ajouta-t-il en manière d’excuse, depuis l’événement qui…

— Qui m’a donné le nom de M. de Lincy ? fit-elle avec ce mélange de comique et de sérieux qui la rendait si amusante. Oh ! j’ai changé de nom, mais voilà tout !

Elle rougit soudain et se mit à fouiller activement dans son petit panier à ouvrage.

— Alors on peut faire encore de la musique ? demanda Maurice d’une voix particulièrement moelleuse.

— Oui… mais pas les jours maigres, c’est aujourd’hui vendredi.

Elle se mit à broder avec une application qui me rappela le temps où elle apprenait son catéchisme. La conversation reprit ; Pierre nous apporta le thé, et nous passâmes une heure délicieuse.

— À propos, dis-je soudain, retombant dans la réalité, où est ton mari ?

— Au club, répondit tranquillement Suzanne.

— Est-ce qu’il y va souvent, au club ?

— Tous les soirs.

— Et comment es-tu venue ?

— En voiture.

— De remise ?

— De place, numéro 2,884, lanternes rouges, un brave homme de cocher.

— Tu ne devrais pas sortir seule le soir…, fis-je d’un ton mécontent.

— Oh ! père, dit Suzanne en levant sur moi ses beaux yeux caressants, si tu me refuses cela, que me restera-t-il ?

Maurice Vernex regarda ma fille avec une telle intensité d’étonnement que je crus lui devoir une sorte d’explication.

— M. de Lincy est un mari… un mari…, fis-je non sans hésiter.

— Despote ? glissa Maurice,

— Autoritaire ! fit Suzanne d’un ton magistral. Heureusement, il va au club, ajouta-t-elle, mi-rieuse, mi-triste.

— M’accorderez-vous la faveur de vous reconduire ce soir ? dit Maurice, avec cette voix richement timbrée qu’il n’employait point pour me parler à moi.

Suzanne secoua négativement la tête.

— Si vous osiez le déposséder de ce droit, dit-elle, mon vieux Pierre vous tordrait le cou sans cérémonie, comme à un poulet !

Nous causâmes encore quelques instants, puis Maurice se retira. Quand je fus seul avec Suzanne, elle vint se blottir dans un grand fauteuil, tout contre moi.

— Que dira M. de Lincy de cette visite ? demandai-je non sans quelque inquiétude.

— Ce qu’il voudra, répondit ma fille avec dédain.

Je gardai le silence. Puis, poussé par le besoin irrésistible de rassurer Suzanne, je lui confiai ce que m’avait dit le docteur au sujet de ma santé.

— Alors tu n’es plus malade ? Ton pauvre cœur ne bat plus comme l’an dernier ? fit-elle avec une joie troublée.

— Non, je ne souffre plus du tout ; je passe de bonnes nuits…

Elle m’enlaça dans ses bras, et je sentis des gouttes chaudes tomber sur mes mains et sur mon visage.

— Cher, cher père, murmura-t-elle, que j’ai craint de te perdre ! Si tu savais que de fois, la nuit…

— Je le sais, lui dis-je ; je t’entendais, et je retenais ma respiration…

— Oh ! le méchant père, qui se faisait mal pour ne pas m’inquiéter… C’est fini, dis ?

— Le danger est passé, au moins : je vivrai, ma Suzanne, je te protégerai…

Elle me serra plus fort sans parler.

— Es-tu bien malheureuse ? lui dis-je tout bas.

Elle me regarda bien en face ; je lus une fois de plus dans ses yeux la douceur sublime, la joie ineffable du sacrifice, et elle me répondit :

— Je suis parfaitement heureuse !

Et elle se remit à pleurer.