Suzanne et le Pacifique (Giraudoux)/3

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Éditions Émile-Paul Frères (p. 53-78).

CHAPITRE TROISIÈME

C’était dimanche. Échangeant leurs dieux, équipages allaient entendre la messe dans les églises, et citadins aux paquebots. Je m’embarquais. Il y avait entre mon navire et le quai deux mètres d’océan incompressible et deux mètres de lumière entre l’extrême mer et l’horizon. Des voyageurs retour de Damas qui partaient pour l’Océanie regardaient avec émoi, symbole de la vie errante, des mouettes qui n’avaient jamais quitté Saint-Nazaire. Le soleil étincelait. Les flammèches et les pavillons doublés pour le jour saint battaient l’air, et de chaque élément, de chaque être aussi l’on sentait doublée l’épithète, la même épithète ; le navire était blanc, blanc ; la mer bleue, bleue. Seule, abandonnée dans le dock, parmi ses bagages, une jolie petite femme, au lieu d’être brune, brune, était brune, rose. Je lui proposai mon porteur, déchargé de ma grosse malle, et qui, de voir ces petits sacs, rapprochait déjà les bras comme un compas :

— Ma sœur Sofia en cherche un, — répondit-elle.

Nourri de malles en beau cuir, le navire tressaillait déjà et poussait de petits sifflements. Je proposai d’envoyer chercher Sofia.

— Mon mari Naki la cherche, — répondit-elle.

J’attendis donc encore. Puis je proposai d’envoyer chercher Naki.

— Riko le cherche, mon beau-frère. Nous avons un billet du sous-préfet pour la cabine de pont qu’a déjà obtenue une fois mon cousin Papo…

C’est au mot Papo que je ne résistai plus, que je fus agrippée, que cette petite Grecque me prit dans le rouage sans fin de ses parentés : je demandai si Papo était allé loin.

— Papo allait à Rancagua du Chili rejoindre Maria, ma tante. Elle habite maintenant Lima.

— Elle s’y plaît ?

C’est ainsi que ma nouvelle amie, d’un mot, vous obligeait, en une seconde, à demander, sous peine d’être impoli, les nouvelles d’une veuve de juge à Lima, d’un pharmacien à Monastir. Je dus donc écouter la dernière lettre de la tante Marika, qui racontait son voyage aux Andes et s’extasiait d’avoir vu tout un troupeau de lamas qui avait dormi sous la neige, en surgir, de ses hautes têtes que la foudre atteint plutôt que l’homme. L’oncle Lili avait photographié le rocher d’où partirent les trois frères Incas, dont le père…

Car tout se ramenait pour Nenetza, dans l’histoire ou dans le présent, à des affaires de famille, et, des mouettes volant autour de nous, elles distingua parmi elles le père, la mère, les enfants. Entre les bateaux qui venaient et sortaient, elle semblait imaginer des liens aussi naturels que a conception et l’enfantement. Puis le beau Naki arriva, deux fois haut et large comme elle et qui l’ombrageait comme un mur, avec une bonne âme dont on sentait aussi les flammèches doublées en ce beau dimanche : il était tranquille, tranquille, il était fort. Mais sa femme Nenetza, son épouse, sa compagne, continuait à être douce, acerbe… Le temps d’insulter Riko, de l’embrasser quinze fois sur la bouche, et elle bondit dans notre grosse cousine de navire, dont toujours elle prononça le nom entier, Amélie-Cécile-Rochambeau, car elle ne donnait de diminutif d’amitié ou d’amour qu’aux noms d’homme. Déjà filait à l’avance vers le large, comme dans une petite course à pied entre amis pour contrôler votre arrivée, un gros nuage.

Je retrouvai Nenetza une heure plus tard, accoudée au bastingage, suivant les adieux, insensible à des séparations qui semblaient déchirantes, émue et atterrée devant des gens qui se pressaient simplement la main, puisqu’elle distinguait sans jamais s’y tromper les larmes filiales, fraternelles ou seulement avunculaires, — interrogeant et moi et le steward d’une phrase pourtant simple mais qui ordonnait je ne sais quelle réponse poétique, comme celles de sœur Anne.

— Qui sont-elles ces centaines de voyageurs sans bagage qui gravissent l’autre bateau ?

— Elles sont les forçats qui partent pour la Guyane.

C’était en effet une file par deux de forçats. Un morceau de lettre déchirée traînait à terre, tous se bousculaient un peu et ralentissaient le pas, pour essayer d’y lire.

— Qui est-ce ce type de dame si belle, si hardie ?

— Il est la señora Subercaseaux, de Bahia, qui voyage avec ses singes. La seule qui ait obtenu des chimpanzés en cage. Pour la naissance du dernier on manda le cinématographe…

Maintenant nous partions. Comme j’avais trop fortement gonflé ma poitrine de cet air nouveau, et que j’expirais, je sentis ce nouveau sol bouger. Le bateau, comme dernière ancre, redonnait à la terre la femme du commandant, et il tournait par petits coups comme un cheval qu’on selle. Au lieu de sonner comme d’habitude pour le déjeuner du départ, puisque c’était dimanche, le steward sonnait pour la messe. Des affamés s’y trompaient et arrivaient surpris, l’eau à la bouche, en présence de Dieu. C’était une vraie messe, dite dans la salle à manger par un lazariste qui rentrait au Pérou et avait avec lui, faveur spéciale à son ordre, les vases sacrés. Naki refusait de s’y rendre, Nenetza l’insultait, affirmant que l’âme est immortelle ; puis, désolée d’apprendre qu’elle n’avait pas vu le dolmen sur la place de Saint-Nazaire, dédaignant la dernière verdure, la dernière église, la foule endimanchée, ne cherchait plus qu’à entrevoir la pierre la plus usée et la plus morne d’Europe. Des voisins, à la voir si triste et si agitée, la plaignaient, ne devinant pas qu’elle se séparait seulement d’un dolmen inconnu. Mais déjà le dernier des moineaux venus pour picorer sur le pont s’envolait…

— Amour !… — disait Nenetza.

Deux cuisiniers en retard, ivres, suivaient le môle en faisant des signes et des grimaces au navire. Des enfants les imitaient, et titubaient. De notre place, les gens qui restent à terre semblaient tous fous, semblaient marcher sur l’erreur. Nous, nous tanguions déjà, sur la seule vérité. À tribord, au milieu de la mer, se dressait une grande vague toute seule, sœur du dolmen.

— Amour !… — disait Nenetza.

C’était son mot de réponse à toutes les attentions de la nature, aux poissons volants, aux oiseaux flottants. Je lui demandais pourquoi elle employait ce mot : ce n’était pas un tic, c’est qu’elle pensait bien, me répondait-elle, à quelque chose comme Amour… Du moins, grâce à cette petite Grecque, je partis pour un autre monde comme pour un cabotage, innocemment, et de la France en cherchant à la voir toute, comme une île…

Nous partions. Tout ceux des passagers qui ne croient pas en un Dieu trop rancunier et qui avaient manqué la messe, pouvaient voir l’Europe disparaître. Nous la longions de très loin, escortés sur notre droite par le navire des forçats, sinistre, car il semblait vide, et soudain, la récréation sans doute, grouillant de têtes, et que l’on sentait convoyé lui-même, à tribord, à la même exacte distance, par le navire qui porte les crimes mêmes. Les premiers grains de beauté faits par les escarbilles éclataient déjà sur le visage de ces deux passagères en chandail qui se promènent sans cesse autour du navire en se tenant le bras, et dont on regarde aussi les joues ou les cheveux, du fauteuil, pour voir s’il fait froid ou s’il vente. Le beau Naki retenait nos chaises longues sur le pont, et tous et toutes arrivaient, avec des couvertures ou des pelages de la couleur qu’ils eussent choisie étant des bêtes, violet à raies brunes, ou gris frappé à taches roses, se disputant les places où la vue de l’Océan entier n’était pas gênée par un fil de fer ou un brin de ficelle ; de pauvres ignorants ravis de trouver libre un espace superbe que l’expérieuce de dix ans avait révélé aux stewards inhabitable, et qui réunissait on ne sait pourquoi les inconvénients, chaleur, froid, tristes odeurs, de tous les continents.

Mademoiselle apprenait dans un livre les termes navals, que chaque soir je lui faisais réciter, et étudiait la carte du ciel, au cas où dans un naufrage, par la mort de tous les plus qualifiés, le commandement du bateau lui reviendrait. Le capitaine circulait, la tête vissée sur la droite comme un instrument pour observer un astre, et regardait les groupes, d’un œil qui intimidait mais qui cherchait seulement les joueurs de poker. Tous ces petits fils de parenté que Nenetza sans s’en douter avait accrochés de moi à chacune des choses françaises, aux clochers, aux tramways, commençaient à tirer un peu. Plus loin déjà de cette terre que nous touchions du regard que de la terre américaine, nous sentions tous nos arbres d’Europe, les plus touffus encore, visibles, se ranger dans notre mémoire par ordre de grandeur, chêne, orme, peuplier, bouleau, et tous ces sentiments aussi qui poussent sur terre en taillis, amour, amitié, orgueil ; et des animaux français les plus grands aussi étaient ceux dont la pensée nous accompagnait le plus loin, taureaux, chevaux et bœufs, la tête levée pour nous au-dessus de cette eau dont ils ne buvaient pas. Plus loin d’hier que notre plus extrême vieillesse, nous étions attristés. Le jeu était commencé entre des passagers inconnus sur ce pont comme sur une table d’échecs, chacun avançant, suivant la convention imposée par la mer, à petits pas, comme un simple pion, ou par bond comme la reine, ou de biais comme le cheval. Pions aimantés, Nenetza et moi nous courions l’une vers l’autre et nous heurtions à nous faire mal.

Le vent d’ouest souffla deux jours et ce fut mal incliné que le bateau prit le virage d’Europe. Parfois, il s’enfonçait subitement, se relevait, et Mademoiselle lançait au timonier ce regard dont on punit le chauffeur, en auto, qui n’a pas prévu un dos d’âne. Nous avions rejoint dès le premier jour le gros nuage parti deux heures avant nous et qui tous les soirs recueillait notre soleil dans sa ouate. Près du fauteuil de Mademoiselle un fauteuil vide, abandonné par un malade, recevait tous les passagers qui aiment changer de place et des inconnus en surgissaient tout à coup la nuit. Tantôt Sophie Mayer, de Munich, qui allait rejoindre son fiancé, inventeur à Bogota, toujours vêtue de robes bleues, de foulards, de bas bleu clair, invisible souvent au bastingage, qui étudiait la grammaire des pays côtoyés par le bateau, la française jusqu’à un pli dans la mer qui lui fit prendre la grammaire espagnole, assurée en cas de naufrage de ne pas parler en solécismes à ses sauveteurs, et parfois elle était secouée d’un frisson, qui devait mystérieusement correspondre à quelque frémissement d’invention chez son fiancé. Tantôt M. Chotard, de Valparaiso, la cravate tenue par une perle noire qui lui était restée dans la main d’un collier de Tahiriri, fille de Pomaré, auquel il s’était accroché en tombant d’une véranda, le jour où il apporta à la mère, voilà cinquante-neuf ans, ! a paire de bottines jaunes qu’envoyait en cadeau l’impératrice Eugénie. Tantôt la señora Subercaseaux avec ses histoires de singes et Kikina, sa chimpanzé, sœur de cette Lirila qui avait trouvé dans la chapelle du parc les lunettes noires du père Antonio, les avait mises, brisé une statue neuve de Lourdes et était morte folle le soir même quand revint la nuit, plus noire encore que les lunettes, pour l’édification des esclaves de l’hacienda. Tantôt un grand Norvégien roux, celui qui avait rattrapé avec son canot à pétrole un pavillon de l’hôpital sur pilotis de Colon qui s’en allait à la dérive, — et que Naki prétendait amoureux de sa femme.

— N’a-t-il pas le droit ? — disait Nenetza. — Et toi, pourquoi m’as-tu choisie parmi toutes les joueuses de tennis de Délos ?

Mon âme s’engraissait de ce sel, de ce repos. Tous mes sentiments de France s’engourdissaient, — et s’agitaient au contraire en moi, mais tout petits encore, des désirs subits et limités, celui de sauver une jeune Grecque d’un naufrage, celui de faire pleurer un Norvégien, d’obliger une Munichoise à passer un corsage rouge… Parfois tous les passagers se précipitaient vers un bord, c’est qu’un petit bateau noir, comme un rat dans un télescope, s’était logé entre le soleil couchant et nous. Parfois arrivait un souffle d’eucalyptus, on l’avait prévu de loin, au nez des deux femmes en chandail, et Sophie Mayer cherchait la grammaire portugaise. À tribord, à la place des forçats, à la place de ceux qui ont tué leur fille, dévalisé la cathédrale, il n’y avait plus que de petites barques de pêcheurs sans casier judiciaire, des charbonniers anglais respectueux des évêques. Le capitaine passait et repassait, distribuant aux passagers de marque des phrases à peu près incompréhensibles, car il avait la manie d’oublier, en parlant, ces adverbes ou prépositions que nous oublions parfois en écrivant : « à propos de », « avec », « depuis »…

— Ils se sont brouillés un chapeau, — disait-il. — J’étais venu un chien… Je l’avais attendu une statue…

À San Ioão, il fit escale, sous le prétexte de prendre de la glace, en fait pour amener et retenir à bord le major Almira Peraira d’Heica, le fameux joueur de poker. Cela nous permit à tous quatre de pousser en automobile jusqu’à Porto avec le Norvégien roux et un général anglais qui répondait toujours : « très pratique ». Je me rappelle des tours de porcelaine, un palmarium où une jeune Française caressait un jeune palmier, le Douro vert, vert (très pratique !), les toits chinois rouges, rouges, et de deux ponts suspendus des reflets partant vers le fleuve, quand un bœuf tournait la tête, à cause de son diadème de cuivre. On était à la veille de la récolte, le plus jeune porto avait près d’un an, c’était la semaine où l’habitant de Porto le plus fou, si loin du vin nouveau, est le plus sage. L’un d’eux cria à notre vue : « Vivent les démocrates ! » C’est, le guide nous l’expliqua, qu’à la même heure, tant l’instinct de contradiction est vif entre les deux villes, que quelqu’un à Lisbonne avait crié : « Vivent les libéraux ! » Les collines portaient des lignes de petits moulins qui moulaient le blé grain par grain.

— Amour ! — disait Nenetza.

— Très pratique, — disait le général.

Et nous revînmes à l’Amélie par des avenues où la poussière au lieu de suivre les autos avait des tourbillons spéciaux, et où des placards prévenaient devant chaque palais que le parc était défendu contre les maraudeurs par des ratières à feu…

Il y eut un jour brumeux, des visages méchants. Le Gulf Stream n’atteignait plus que quelques cœurs de passagers. La mer semblait calme mais détruisait le navire par-dessous, comme une falaise. Puis une haleine aride nous couvrit de poussière comme si nous avions été sur une place à Tarascon. Sophie Mayer, n’ayant pas de grammaire arabe, rêvait. Une averse tomba, dégageant du bateau, qui jadis avait été anglais, puis japonais, puis allemand, toutes les odeurs accumulées en lui, et les passagers les combattaient par mille parfums séparés. Enfin vers le soir le ciel s’ouvrit, et l’on vit au-dessus des mâts quelques vraies étoiles isolées et neuves comme celles qu’on aperçoit au cinéma quand s’ouvre le plafond de la salle. Le lendemain parut Madère, où le capitaine stoppa, sous le prétexte de renouveler de l’eau, en fait pour débarquer (à regret, car nous étions le 21 et il avait des pokers d’as tous les 22) le major Almira Peraira, gonflé d’argent, au milieu des jets de toutes les chaudières. Cela nous valut d’être traînés dans un panier du haut de l’île sur une piste en cailloux ronds. Déjà ce n’était plus l’Europe. Sur le square à gauche du wharf, les arbres étaient couleur de saule, le gazon bleu, les ruisseaux rouges. Les mendiants assiégeaient les églises, les vieillards comptant sur ceux qui entrent, les enfants ignorants sur ceux qui sortent. Les passagers achetaient du tabac, les passagères des timbres et l’on nous rendait des pièces de bronze si lourdes que nos vêtements étaient tendus. Dans un traîneau doré à bœufs, le vent souleva les rideaux pourpres et l’on vit le Norvégien embrassant Sophie Mayer. Les gamins étaient nus, c’est qu’ils étaient de bonne famille,… couverts de vêtements, c’est qu’ils avaient à s’approcher des Anglais, c’est qu’ils mendiaient. Sur les arbres, près de chaque grappe de raisin, il fallait la toucher d’abord et agiter son parfum avant de cueillir le fruit, une grappe de glycine. Heurté par une sentinelle maladroite, un boulet de l’arsenal descendait tout seul la rue à pic, ralenti aux passages à escaliers, poursuivi par le trompette. Puis la sirène de l’Amélie siffla, le dernier reflet de l’Europe me sourit ; sur le visage d’une fillette accoudée au quai, je caressai le dernier reflet d’Europe, et Naki de ses bras puissants m’arracha à ma terre.

Pendant deux jours l’Afrique avança encore quelques îles sur la mer comme un enjeu, des Canaries, des Îles Vertes ; nous les dédaignions. Dès lors ce fut l’Océan du Sud et chaque jour un jour de moins de vingt-trois heures où mon cœur pourtant était au large. Le soleil commençait par nos pieds étendus, poussait peu à peu l’ombre vers le haut de notre corps comme une teinture, et nous laissait le soir cuits et dorés. Certains petits points, utiles pour l’agrément de la traversée, sans valeur après le voyage, étaient maintenant bien fixés : le Norvégien voulait ne vivre que pour moi, j’habiterais avec Nenetza toujours, le général ferait élever à Sidney pour Juliette Lartigue un couple de kangourous. Tranquilles désormais, nous allions chaque matin à la messe, que disait dans la bibliothèque le directeur du Grand Séminaire de Truxillo, le ciboire posé sur deux Larousse arrachés chaque fois à Sophie Mayer, tous les éventails des Liméniennes et des Vénézuéliennes bruissant, à part une seconde pendant l’élévation. Le soir, quand l’ombre nous avait pris, par la tête, elle, nous empruntions son violon à un émigrant de seconde classe, et Naki s’accompagnait en chantant grec, « Un doux amour, une île belle » : ou bien : « C’est tout le portrait de son père ». Des Italiens sur la proue jouaient de la mandoline avec deux émigrants de Barcelonnette qui jouaient de l’accordéon. C’était l’heure où Nenetza suppliait qu’on allât dans l’entrepont voir les trois marmottes ; où le général ému me parlait de la France : il avait toujours désiré voir la petite butte devant laquelle la Loire renonce à aller vers la Manche et tourne à gauche. Du fauteuil vide s’élevait quelqu’un qu’on n’avait pas vu s’y étendre, et que nous ne connaissions que par un surnom, l’homme rat, ou la cantinière, ou un philosophe péruvien à barbe blanche qui discutait avec Mayer des méthodes de travail. Lui, dès qu’il voulait penser, au Pérou, il prenait le funiculaire et montait à cinq mille mètres. L’étoile polaire paraissait, et le Norvégien, d’une ligne droite parmi les cordages et sous les chaînes, faisait vers elle vingt pas rapides, réflexe des Scandinaves. La chouette, qui tous les soirs sortait de la cale saluée par le mot « chouette » en toutes les langues du monde, et voltigeait autour du navire, se posait enfin : le cœur de Mademoiselle se calmait. Par signaux lumineux, le commandant jouait au poker avec le commandant du navire-prison. Le blanc des yeux de Naki buvait les étoiles comme un papier buvard. Les étoiles s’élargissaient, le ciel était percé comme un confessionnal, avec la bougie du côté du Père, et nous nous confessions, nous plaignant doucement et tous. Je me plaignais de Naki qui pinçait l’épaule de sa femme malgré les promesses qu’il m’avait faites. Chotard se plaignait des métis d’Iquique, où il devait, les jours de révolution, faire escorter sa bonne au marché par un Indien pur qui tirait sur les fenêtres ; Naki se plaignait des Turcs, qui avaient tué sa famille tous les vingt ans depuis l’âge reconnu moderne par les manuels d’histoire français ; le général, des Balorabari, tribu d’Afghans, qui lui avaient volé un dogue ; Mademoiselle disait son mot sur les punaises. Chacun geignait comme une petite bête au sujet de la bête son ennemie. Le commandant venait de nous dire que nous étions au point où le Gulf Stream faisait son coude, et le général curieux se penchait pour tâcher de voir à cause de quelle petite butte. Puis la lune se levait et Nenetza, hésitant par politesse à la montrer du doigt, nous en parlait, prétendant que l’âme est immortelle.

— Je te dis que non, — disait Naki. — Tout le monde le sait. L’âme est-elle immortelle, mon général ?

Le général l’avait entendu dire à Oxford. À Cambridge on le niait, mais une âme mortelle serait si peu pratique !

Enfin nous nous levions, baissant presque la tête à cause de ces étoiles si proches. On voyait de petits sillages de feu venir à toute vitesse du navire des forçats, où la vaisselle était finie : c’étaient les requins. Après quelques menus désirs, celui d’être un géant pour gratter la mer à ses places irritées et ardentes, celui de tourner le gouvernail, celui d’être la nièce de Pizarre, après un dernier regard jeté à tous les astres comme à un couvert préparé d’avance, nous allions dormir. Nenetza me déshabillait et me levait le pied comme à une écuyère pour me hisser dans la couchette. Puis Mademoiselle se glissait au-dessous de moi, se cramponnant aux courroies jusqu’au matin pour sortir de cette nuit dont elle avait toujours peur comme Ulysse sous son mouton.

Nous entendions un dernier pas, le philosophe liménien qui descendait de dix mètres pour trouver le sommeil. Nous dormions. Parfois la nuit, je ne sais quoi d’inhabituel me réveillait, comme un remords, comme un pli à mon drap, c’était la bague de fiançailles de Nenetza que j’avais mise par jeu et oublié de rendre. Parfois le hublot s’ouvrait tout à coup, comme une portière de wagon quand on arrive.

Un mois passa ainsi, bientôt avec des escales toutes les trente heures, le Venezuela peuplé de statues gigantesques élevées toutes par Bianco, toutes de vénézuéliens inconnus, mais célèbres d’être honorés par Bianco ; la Martinique en gradins, avec des ruines, comme une machine à écrire pleine de palmiers dont deux ou trois lettres sont cassées ; Colon, où le Norvégien nous montra en rougissant l’annexe de l’hôpital sur pilotis, maintenant tenu par quatre chaînes ; le canal, coupé comme un tourron, et les couches tertiaires de gauche essayant vainement d’intriguer avec les couches secondaires de droite ; puis, tous sur le bateau d’ailleurs l’auraient nommé ainsi, — il balançait des écorces d’orange creuses sans les couler, il se retirait doucement de deux mètres quand du côté de la Chine on le tirait, il léchait les pieds nus des femmes légères de Panama, couronnées de chapeaux à plumes, — et même nous l’aurions peut-être appelé la Magnanime, le Sûr entre tous, l’Ami véritable, — il semblait de toutes ses vagues ne regarder que vous seule, comme les yeux des visages dans les réclames, — le Pacifique !

Oui, c’est bien ce que vous pensez. Ce fut bien un réveil à minuit, ma main qui se baissait vers le commutateur heurtant la main de Mademoiselle qui se levait vers lui ; des pas légers, si bien que Mademoiselle crut que c’étaient les guenons de la señora Subercaseaux, dont la passion était de dérober les brosses à dents, et qu’elle les appela par leur nom : Kalhila, Chinita, les noms les plus tendres de Lima, capitale des caresses… Il fallait sa naïveté pour appeler la mort Kalhila, Chinita.

Oui, ce fut le hublot se fermant soudain, prenant la chemisette de Mademoiselle qui séchait, lavée pour la fête du lendemain. Elle se précipita, arracha le linge oblitéré par un gros cachet d’huile, tout ce que peut réunir d’indignation et de mépris pour le Pacifique un être de cent cinquante-deux centimètres et de quarante-neuf kilos, elle l’assembla. Elle maintenait le hublot comme la paupière d’un géant qui ne veut pas voir. Il dut voir la chemisette, jadis célèbre un jour dans toute la rue Pape-Carpentier, perdue ; il dut me voir, assise sur mon lit comme à la campagne, quand le mourant d’à côté va plus mal. De l’Océan montait un sifflement, comme celui du gaz resté ouvert.

— L’équateur ! — dit Mademoiselle.

Oui, ce furent les clefs tombant tout à coup des serrures. Le coupe-papier tombant du Pascal que je lisais. L’aiguille du réveille-matin sautant, chaque objet se libérant de ce qui lui donnait un usage humain ; de chaque phrase de Pascal tombait sur moi, qui avait compris, son aiguille ou sa clef. Ce fut Pascal, Marc Aurèle, et tous les autres dieux de terre ferme sans force et inutiles.

— Un fantôme ! — dit Mademoiselle.

Oui, ce fut un marin entrant dans notre cabine, ordonnant de nous habiller, nous recommandant surtout de prendre nos souliers, comme si nous avions à faire un long trajet terrestre…

— Une révolte, — dit Mademoiselle.

Elle s’habillait devant ce Breton placide comme on se vêt devant un corsaire, attachant sa chaîne d’or à la dérobée, étouffant le bruit de ses boutons à pression. Puis l’ampoule éclata. Le marin sortit pour chercher des allumettes. Chacune apercevait de l’autre quelque fantôme secoué d’où tombait continuellement un objet mal attaché, une pièce de monnaie, une boucle. De moi surtout : les réparateurs de la rue Pape-Carpentier avaient été consciencieux. J’essayais par de petits mots insidieux de savoir si ma compagne comprenait que nous étions sur les récifs.

— Ils vont fusiller le commandant, — répondit-elle.

Ce fut la course dans les couloirs vides, jonchés de vitres et d’assiettes cassées. Sans les conseils du matelot, nos pieds eussent été en sang. Près de l’office, il fallut piétiner des raisins, des mangues pourries, enjamber des blocs de glace. Les saisons aussi, traîtres aux hommes, disaient leur petit mot dans ce désastre. Enfin le ciel apparut, tout le ciel, si pur, si chargé d’étoiles que Mademoiselle s’écria, ce fut presque son dernier mot dans cette tempête :

— Ah ! qu’il fait beau !

Puis elle poussa un cri, nous avions oublié les ceintures ; elle m’ordonna de rester là, devant ce canot numéro dix, où pour l’exercice de sauvetage aussi, tous les dimanches matin, nous arrivions les premières. On avait allumé les phares de trois autos placées sur le pont ; sous ces étoiles cela donnait l’illusion d’une panne, loin d’une ville, à la campagne. Assise sur des paquets de corde, la tête dans mes mains, me bouchant les oreilles, me fermant les yeux, je voulais éviter au sort et à mes sens de se compromettre, de recevoir des signes irrémédiables, et j’essayais en vain d’assembler autour de moi tout ce que je croyais contenir d’éternité : et cette logique qui rendait si improbable qu’une jeune fille de Bellac dût mourir au centre du Pacifique, et cette modestie, qui m’interdisait de croire une catastrophe célèbre nécessaire pour anéantir une conscience aussi faible. Des pianos sous des bâches roulaient d’un bout à l’autre avec des fracas à eux.

— Un incendie, — dit-on à mon oreille.

Car Mademoiselle avait trouvé ce dernier moyen de me rendre l’eau moins redoutable. Je la contemplais. Car ce qu’elle était allée chercher, c’était plus que la ceinture, d’autres yeux, des yeux de naufrage, d’autres lèvres, d’autres mains, des mains décharnées, et qu’on sentait assassines pour tout ce qui me menacerait. Elle tira la ceinture d’une étoffe où elle l’avait enveloppée, regardant autour d’elle, et l’on devinait qu’elle avait appris, dans ces dix minutes d’absence, quels crimes l’on commet pour une ceinture. Elle voulut me la ceindre elle-même, m’entourant de ses bras comme pour une danse, la tête toujours tournée vers la droite ou la gauche comme justement dans ces tangos où l’on surveille le rival, rattachant enfin d’un nœud, non pas d’une boucle, le signe le plus grand qu’elle pût me donner de détresse et d’affection, car dix ans elle m’avait appris à considérer les nœuds comme une chose haïssable et inutile et injuste, puisque la boucle existe. Elle m’embrassa, de loin, à cause de la ceinture, courbant de loin la tête comme vers une femme enceinte, sans vouloir effleurer la ceinture.

— À vous, — dis-je.

Elle rougit, elle s’éloignait :

— Je n’ai trouvé que la vôtre.

Je la saisis par le bras, elle se dérobait comme si nous étions déjà à la mer et qu’elle eût peur de m’alourdir. J’essayais d’arracher la ceinture : elle me regardait, tenant à la main un petit paquet pour sa sœur, qu’elle n’osait plus me confier, puisque j’étais si folle. Je courais après elle ; alors elle enjamba le bastingage, et me cria, aveu terrible, avant de disparaître :

— C’est la tempête !…

Oui, c’est bien que vous pensez. Ce fut Nenetza me relevant, m’embrassant. Elle m’embaumait, elle avait dû briser sur elle son flacon de parfums. De la terre, de Paris, l’effluve la plus odorante m’enveloppait. Elle me passait son collier de perles, une de ses bagues. Naki me maintenait, elle défaisait sa ceinture et me l’attachait de force, car on avait dû prendre la mienne pendant mon évanouissement. Elle riait. Son sacrifice, son sang-froid assuraient pour toujours son triomphe sur Naki, elle le savourait, elle était heureuse d’avoir eu finalement raison dans tous ces tournois interminables qu’était leur vie. Tous les gestes de Naki, ses yeux, ses lèvres, prouvaient qu’il ne contesterait plus jamais rien désormais de ce qu’elle avait affirmé, que Merika Arnagos était moins belle que Basilea Persinellas, que l’âme était immortelle, que le bordeaux valait le bourgogne, que tribord est sur la gauche et bâbord sur la droite. Nenetza s’épanouissait d’aise ; puis, comme j’étais calmée et que je pleurais, elle m’embrassa.

— Adieu, chérie, — dit-elle. — Je sens trop bon, hein ? Adieu, mon petit Naki. Tu vois que les flacons de Coty ne sont pas solides. Adieu, Naki aimé. Tu vois qu’il y a parfois des tempêtes… Oh ! regardez cette étoile !

Nous avions levé la tête, nous rabaissions les yeux, trop tard, elle avait sauté.


Oui, des heures, des matins, des soirs, ce fut Naki nageant au pied de mon radeau. Je le regardais des minutes entières, mon seul secours, ma seule demeure, qui s’entêtait à me sauver, avec son accent grec. L’après-midi je dus tourner la tête, à cause du soleil, et Naki, pour nourrir mon regard, fit le tour du radeau. On entendait de grands coups au fond de la mer. Nous avions je ne sais quel espoir comme des mineurs qu’on va délivrer. Je lui fis signe de monter sur le radeau : il y posa un genou, — toujours je le verrai ainsi, — et il se rejeta en arrière avec le geste des petits Grecs, qu’on chasse du marchepied de la victoria.

La nuit tomba, je m’endormis. Le jour revint, je m’éveillai. Le radeau s’augmentait de toutes les épaves qui passaient à portée de Naki, toute une collection qui prouvait quelle confiance il avait jusqu’au bout en mon sort, des bouteilles pour que je puisse boire une fois à terre, une ombrelle, pour me faire dans cette Océanie une ombre à moi, une espèce de fourrure pour que je n’aie pas froid quand viendrait l’hiver. Je délirais, d’un délire qui me poussait à l’amour, à la gratitude, comme une opérée au réveil. Je cherchais dans mon esprit tout ce que je savais pouvoir flatter Naki, et je le lui criais : son épingle de cravate, si affreuse et dont il était fier, cette perle rocaille tenue par un serpent d’or, tenu lui-même par une main, une main debout sur une tortue d’émeraude, je lui criais combien elle était simple, — et combien superbe, combien anglaise sa cravate de smyrne, toute carmin avec des fleurs de lys et des lisérés verts. Il m’approuvait d’un geste de tête qui amenait l’Océan juste au-dessous de sa bouche.

Il nagea soudain à ma hauteur, caressa mon visage desséché de sa main humide. Qu’ils étaient beaux, ses boutons de manchette en malachite ceinte de dragons ! Qu’ils étaient simples, ses yeux d’aventurine sur ivoire encadrés de sourcils bleus touffus comme des palmes ! et je ne compris pas pourquoi il me tendit sa bourse, comme la dame qui fait payer son invité au restaurant, et pourquoi, car il n’avait pas d’imagination, il me désigna soudain quelque chose dans le ciel, comme Nenetza, bien que ce fût le jour, et me fit détourner les yeux de lui une seconde…