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Suzette et la vérité/06

La bibliothèque libre.
Librairie Félix Alcan (p. 109-128).


VI


Mme Lassonat, pendant que les trois femmes s’épanchaient dans l’office, tenait tête à Bob.

Mais enfin, qu’as-tu donc ? Voici trois plaintes que j’entends à ton sujet ! Jusqu’ici, Suzette seule bouleversait l’harmonie, et voici que tu t’en mêles ! c’est à perdre son bon sens !

— Les enfants sont odieux, répondit Bob.

— Je ne veux pas de tes appréciations plus ou moins ironiques. Je veux que tu t’expliques en toute loyauté. Je suis bouleversée par ces visites inattendues et je ne tiens pas à ce qu’elles se renouvellent.

— Voici papa qui rentre, annonça Suzette.

— Tant mieux ! je serai soutenue, parce qu’en ce moment-ci, je ne sais plus où j’en suis.

M. Lassonat entra et remarqua tout de suite qu’un vent de tempête courait sur les fronts.

Sa femme ne lui laissa pas le temps d’une question. Sans préambule, elle lui narra les singuliers incidents que Bob avait provoqués.

Le père regarda son fils, sans comprendre. Ce dernier paraissait indifférent.

— Voudrais-tu me dire ce que signifie ta conduite.

— Mais oui, papa, elle est simple… Suzette ne veut pas mentir, et cela ne lui réussit pas, alors j’ai voulu mentir pour savoir si cela irait mieux.

Les parents restèrent un moment sans voix.

Suzette, elle-même, qui d’habitude se montrait assez blasée, ne put retenir une exclamation.

M. Lassonat se reprit le premier et il s’écria :

— C’est du joli ! tu vas être sévèrement puni, mon garçon !

Bob entendit cette phrase sans sourciller.

— Ainsi, s’écria sa mère, tu as menti en disant que tu n’étais pas allé en avion ?

— Oui, maman… c’était si drôle de te voir entre ces deux réponses.

— Oh ! c’est un comble ! Je suis ahurie. Je ne savais que croire, expliqua-t-elle à son mari. J’étais perplexe entre l’assurance de Bob qui ne mentait pas jusqu’alors, et celle de Suzette qui dit la vérité.

— C’est à perdre l’esprit ! et tu as continué tes exploits en insultant l’épicier ?

— Non papa, j’ai commencé par lui.

L’impertinence de ce rétablissement des faits, médusa d’abord M. Lassonat, puis sa colère éclata :

— N’ajoute pas d’autre insolence à ton cas… tu as osé soutenir à ce malheureux que tu aimais les yeux bigles ! Mais ce qui me consterne le plus, c’est l’affront fait à ton professeur… C’est un manque de bonté, de tact. Je suis désolé d’avoir un fils semblable. Et si le propriétaire nous donne congé ?

— Il y a beaucoup d’appartements vacants, dit Bob.

— Et c’est tout ce que tu trouves à me dire comme excuses ?

— Écoute, papa, et comprends bien je voulais les complimenter sur ce qui me semblait devoir les gêner le plus. C’était un acte de charité de ma part… « Ils » étaient tous furieux, c’est certain. Si Suzette leur avait dit : Vos yeux louchent, votre tête est comme une bille de billard, vous êtes grosse comme un hippopotame, ils se seraient fâchés pareillement. Peux-tu m’expliquer pourquoi ?

M. Lassonat ne montra pas son embarras et il s’écria :

— Tu oses raisonner ! Tu ne sortiras pas dimanche après-midi… et si tu te permets de commettre encore un mensonge, je prendrai des dispositions extraordinaires.

— C’est-à-dire le couvent du Sacré-Cœur… non, je me suis trompé… le Collège… le Collège pour moi…

— Ah ! je croyais que tu te moquais de nous !

— Non… je n’aime pas l’exagération.

— Veux-tu te taire.

Bob finit par être ramené à une plus juste compréhension des choses. Il lui était interdit d’adresser des compliments à qui que ce fût.

Suzette écoutait ces choses. Elle était un peu surprise par la conduite de son frère, et, quand elle se retrouva seule avec lui, elle ne put s’empêcher de lui dire :

— Comment pouvais-tu avoir de tels mensonges sur la conscience ?

— Oh ! quand on prend une résolution comme celle-là… ce n’est plus un péché… Je devenais un martyr comme toi. Il me fallait du courage !

— Je crois qu’il faut plus de courage, pour affronter la vérité, risque Suzette.

— Non, ma fille… quand j’ai dit à mon professeur que j’aimais son crâne brillant comme un satin, je t’assure que je ne riais pas ! Et la concierge que je trouve abominable… quelle énergie ne m’a-t-il pas fallu pour oser lui dire ce que je ne pensais guère. Et je n’ai obtenu ni un merci, ni une félicitation ! Ah ! le monde est ingrat…

Bob avait un pauvre petit air désabusé.

Le lendemain, Justine annonça à Mme Lassonat :

— La concierge n’est plus du tout de mauvaise humeur… Je lui ai assuré que M’sieu Bob m’avait souvent dit que les grosses femmes étaient plus belles que les maigres. Mais, n’est-ce pas, on a du mal à croire qu’un jeune garçon ne se moque pas. Enfin, je peux rassurer Madame, il n’y aura pas d’appartement à chercher.

Mme Lassonat respira.

Des jours assez calmes suivirent. Bob ne mentait plus et Suzette cessait quelque peu d’accabler les uns et les autres de leurs vérités.

L’heureuse mère se félicitait de voir son intérieur revenu à l’harmonie.

M. Lassonat dit un soir :

— J’ai reçu un coup de téléphone de ma cousine Bertille. Elle demande avec instance que Suzette aille passer une quinzaine de jours près d’elle. Il paraît qu’elle est prise de douleurs, qu’elle ne peut se mouvoir et il lui serait agréable d’avoir une enfant autour d’elle.

Mme Lassonat se récria.

Elle savait que Mlle Bertille Duboul n’était point d’une sécurité absolue au point de vue caractère. C’était une personne assez fantasque, mais on l’excusait à cause de son âge : elle avait soixante-dix ans. Beaucoup de choses lui étaient aussi pardonnées parce qu’elle était bonne et riche et qu’elle employait sa fortune à soulager bien des malheureux. À part cela, elle se montrait une enfant gâtée.

Elle possédait des parents plus proches que ses cousins Lassonat, mais elle aimait Suzette dont les idées rappelaient les siennes.

Cependant Mme Lassonat ne tenait pas beaucoup à la fréquentation assidue parce que cette personne excentrique, se livrait avec Suzette à des discussions qui dégénéraient en suites d’humeur plus ou moins agréable.

Elle craignait donc pour le caractère de sa fille déjà enclin aux tournures originales. Elle se demandait avec terreur ce que serait une cohabitation, alors qu’en l’espace de quelques minutes, la situation se tendait à craquer.

Suzette ne demandait qu’à rendre service à sa cousine Bertille, d’autant plus que cette dernière assurait qu’un professeur viendrait à demeure afin que Suzette ne perdît rien en ce qui concernait ses études.

Mlle Duboul habitait une sorte de castel sur la colline de Montmartre, à côté de la basilique du Sacré-Cœur. Elle dominait Paris et en était fière, traitant tous ceux qui habitaient dans « la vallée » comme des pauvres malheureux rats.

M. Lassonat dit :

— Je ne vois guère la possibilité de refuser ce qu’elle désire, à ma cousine Bertille. Cela ne t’ennuie pas, Suzette ?

— Au contraire, papa.

— Je te conseille cependant, de ne pas écraser ta cousine sous le poids de ses vérités. Tu lui ferais de la peine, parce qu’elle t’a en affection, et il est inutile de vouloir lui dicter une autre ligne de conduite à son âge.

— En effet, ajouta Mme Lassonat, c’est plutôt à toi de régler la tienne sur l’entourage où tu te trouveras.

Suzette ne répondit pas.

Il fut convenu qu’elle partirait le lendemain dans la matinée.

Bob ne put s’empêcher de lui reprocher :

— Tu me laisses seul.

— Je n’y suis pour rien.

— Si encore, j’avais Paul Brabane… mais ils restent stupidement fâchés.

— Oui, et c’est de ma faute, soupira Suzette. Ah ! je pense toujours à une réconciliation, mais je ne sais plus comment m’y prendre…

Quelques minutes après cet échange de paroles M. Lassonat, revint sur le sujet des Brabane, en disant :

— Brabane va mettre de gros capitaux dans une affaire qui se fonde. Je suis désolé de n’être plus en bons termes avec lui, parce que cet argent eût été bien placé dans l’usine. J’aurais décuplé mes affaires.

Suzette eut un serrement de cœur. Elle était la cause de cette mésentente et elle empêchait l’industrie de son papa de s’agrandir. Quelle lourde responsabilité !

Elle fut triste toute la soirée, dormit mal, et partit sans entrain pour l’ascension du castel Duboul.

Elle arriva vers onze heures chez sa cousine.

Les domestiques lui firent fête. Il y en avait trois : le bon valet de chambre, Sosthène, mari de la cuisinière, Virginie, et la femme de chambre qui s’appelait Claire.

— Quel bonheur ! voici Mam’zelle Suzette, la maison va devenir plus gaie.

— Mam’zelle est bien contente !

— Merci, merci, mes amis, pour votre bon accueil. Sosthène, prenez ma mallette. Cousine Bertille est dans sa chambre ?

— Que non… dans le salon.

— Bon… je cours la saluer.

Suzette se précipita et s’écria, toute joyeuse, en ouvrant la porte.

— Bonjour, cousine Bertille ! Pourquoi êtes-vous malade ?

— C’est une question que je voulais te poser. Et toi, tu te portes bien ?

— On ne peut mieux ! Je suis ravie de venir passer un moment près de vous.

— Tu es bien gentille de me le dire.

— C’est la vérité ! Vous savez, cousine, il vaut mieux que je vous prévienne tout de suite : j’ai pris le parti de proclamer la vérité telle qu’elle est, et où elle se trouve.

— Oh ! que c’est beau ! je ne puis que t’en féliciter.

— Attendez encore un peu, ma cousine. J’ai si peu de succès avec ces principes, que Bob, lui, a voulu mentir.

— C’est épouvantable.

Et Suzette raconta les événements récents, ce qui fit rire aux larmes la bonne demoiselle qui s’égayait facilement.

— Votre maison doit être un paradis ! finit-elle par dire.

— Ce n’est pas tout à fait l’avis de nos parents.

Sosthène entra. Il possédait un nez impos­sible, long et mince, avec une boule au bout.

— Oh ! Sosthène, comme votre nez me plaît !

Le valet de chambre s’arrêta effaré, tremblant, angoissé, se figurant que Mademoiselle était devenue folle subitement.

Elle riait d’ailleurs aux éclats.

— Que veut dire Mademoiselle ? bégaya-t-il.

Alors Suzette éclaira le pacifique Sosthène qui joignit son rire à celui de sa maîtresse.

— M’sieu Bob a de drôles d’idées.

— Vous au moins, Sosthène, vous n’êtes pas fâché.

— Oh ! je connais mon monde.

— Oh ! tant mieux, répondit Suzette avec importance, c’est reposant.

Elle se trouvait très à l’aise, avec un soup­çon d’autorité. Cette cousine qui ne pouvait bouger, ces domestiques bien stylés lui convenaient. Il lui semblait être dans un royaume où elle allait régner.

— Qu’allons-nous faire, Suzette ? J’espère que tu vas me raconter une masse de bonnes histoires ?

— Je n’en connais pas beaucoup, répondit modestement Suzette.

Elle aurait volontiers narré la brouille Brabane-Lassonat, mais c’était plutôt mélancolique.

Cette page de sa vie lui donnait des remords, et elle craignait la gaîté de sa cousine ce qui l’aurait désolée davantage.

— Nous pourrions commencer par une partie de dames, et plus tard, je t’apprendrai à jouer aux échecs.

— Ce sera bien volontiers, cousine.

Le jeu de dames fut installé, mais Suzette comprit très vite que Mlle Duboul trichait.

— Oh ! cousine, vous n’avez aucun droit pour prendre ce pion !

— Tu crois ?

— J’en suis sûre… cela s’appelle tricher.

— Tu n’es guère aimable envers une malade qui souffre !

— Tricher ne vous guérira certainement pas ! dit Suzette d’un ton sec.

— Tu aurais dû feindre de ne t’apercevoir de rien.

— Et la vérité.

J’en suis sûre… Cela s’appelle tricher

— Le voici ton pion ! quel sermon pour si peu de chose !

La partie continua sous ces auspices peu favorables et Suzette gagna.

Mlle Duboul n’aimait pas perdre et elle dit aigrement à sa compagne :

— Quand une petite fille joue avec une dame elle la laisse gagner.

— Pourquoi ? demanda Suzette.

— Parce que c’est poli.

— Et ! bien, nous ne jouerons plus, parce que la seule manière intéressante est que celui qui joue moins bien, perde. À quoi servirait de se donner le mal de réfléchir pour ne pas en avoir le bénéfice.

Cette manière de penser stupéfia la cousine qui ne répliqua mot. Elle cacha son embarras sous des plaintes d’enfant martyrisé.

— Appelle Virginie… je souffre.

Suzette sonna pour que la cuisinière vînt :

— Oh ! Virginie, c’est un enfer, ces douleurs !

— Pauvre Mademoiselle ! que désire Mademoiselle ? une infusion ? un cataplasme ? une friction ?

— Non… non.

— Je pense que Mademoiselle dînera ?

— Je ne sais pas.

— En se forçant un peu ?

— Je n’en sais rien.

— Pauvre Mademoiselle.

Cousine Bertille geignait comme un petit agneau qu’on a séparé de sa mère.

Suzette était tout émue et se demandait quel serait le baume qui pourrait calmer ces terribles souffrances.

— Trouvez quelque chose pour soulager cousine Bertille, bonne Virginie.

Cette dernière sortit sur la pointe des pieds et se retournant, elle fit un signe à Suzette pour l’inviter à venir lui parler.

Derrière la porte, la cuisinière lui raconta que quand Mademoiselle perdait au jeu, elle était toujours de méchante humeur et se plaignait ensuite pour être gâtée, flattée et entourée.

— Comment ! s’écria Suzette, ma cousine a de ces fantaisies ?

— Elle est âgée.

— Alors, elle ne souffrait pas ?

— Non, avoua la cuisinière, mais on affecte de croire Mademoiselle et on la plaint… Aussi, faut-il que vous, Mademoiselle, vous procédiez comme nous.

— Jamais ! affirma Suzette.

— Eh ! bien, ce sera du joli ! et nous en supporterons tous les conséquences.

— Je n’ai pas peur.

— Que Mademoiselle réfléchisse bien.

— C’est tout réfléchi, répliqua Suzette, je dirai à ma cousine que c’est honteux de mentir.

— Juste Dieu !

Et Suzette, dans la fermeté de ses convictions, rentra dans la pièce où Mlle Duboul était étendue.

— Vous allez mieux, cousine ? demanda-t-elle doucement.

— Pas du tout.

— Eh bien ! moi, je crois que vous ne souffrez pas. Votre visage n’est pas altéré du tout et votre œil est vif. Auriez-vous par hasard, joué la comédie pour qu’on vous gâte ?

— Que dis-tu ?

— La vérité. Vous étiez vexée d’avoir perdu aux dames et vous avez voulu vous rendre intéressante.

— Tu oses !

— C’est très laid de tromper les gens. J’étais toute bouleversée de vous savoir malade, et ne savais comment vous soulager.

— Comment as-tu pu voir que je n’avais pas mal ?

— Je n’y aurais rien compris, si Virginie ne m’avait pas éclairée.

— Quoi ! elle a commis cette méchanceté ! sonne-la tout de suite ! je vais la renvoyer ! je vais les jeter tous les deux à la porte ! Ah ! ils disent que je ne souffre pas ! Ah !

Suzette considérait avec détresse le terrible résultat de sa franchise, mais elle était courageuse.

Virginie se présenta :

— Vous pouvez faire vos paquets, Virginie, s’écria Mlle Duboul, et vous en aller d’ici, en compagnie de Sosthène.

— Que dit Mademoiselle ? demanda la cuisinière stupéfaite.

— Vous racontez des mensonges à Suzette.

Profitant de ce que Virginie était totalement pétrifiée, Suzette prit la parole :

— J’ai répété à cousine l’entretien que nous avons eu toutes les deux.

— Alors, je comprends, murmura Virginie, j’avais dit à Mademoiselle de bien réfléchir.

— Ma pauvre Virginie, on ne peut laisser de tels abus avoir lieu. Il faut être franc, tout le monde y gagnera. Je ne veux pas mentir. C’est indigne d’une personne intelligente.

La maîtresse et la domestique se regardèrent quelque peu interloquées. Puis, l’humeur fantasque de Mlle Duboul apparut avec son imprévu et la gaie demoiselle éclata de rire.

— Virginie, nous allons nous trouver à dure école… nous n’avons qu’à bien nous tenir. Quand le vieux M. Trodeau viendra, pourvu que Suzette ne dénombre pas ses fausses beautés, qui se composent d’un œil de verre, d’une perruque, d’une moustache teinte, etc.

Et Mlle Duboul continua de rire gaîment.

Suzette en fut soulagée, et, égayée à son tour, elle répliqua :

— Du moment que M. Trodeau ne mentira pas, je ne lui parlerai pas de sa perruque. Ah ! s’il me disait : j’ai de beaux cheveux… je lui demanderais l’adresse de son marchand pour lui faire honte.

Comme Suzette débitait ces choses sérieusement Mlle Duboul se reprit à rire.

X


Virginie comprit que l’incident était terminé, et elle en fut toute réjouie. Bien qu’elle sût que Mlle Duboul tînt à elle, la soignant depuis tant d’années, elle détestait les complications.

Elle arrangea les coussins, plaça les journaux à portée de sa main et sortit de la pièce.

Mlle Duboul dit à Suzette :

— Tu es une fameuse originale.

— Mais non.

— Je me demande comment tes parents arrivent à supporter tes idées imprévues.

— Oh ! ce n’est pas toujours agréable à la maison, à cause de moi. La vérité, je le confesse, ne réussit pas toujours, mais elle peut rendre de grands services.

— Entre nous, je crois que tu pratiques plutôt le manque de politesse !

— Pas toujours.

Le sujet ne fut pas poursuivi ce jour-là, le dîner ayant été annoncé.

Suzette commença une partie d’échecs avec sa cousine, lui fit une lecture, alla lui tenir compagnie quelques instants quand elle fut couchée, puis se retira elle-même dans sa chambre.

Claire, la femme de chambre, qui avait été mise au courant des détails de la soirée, affecta d’être une adepte de la vérité, et dit à Suzette tout en vaquant à quelques rangements.

— Je trouve que Mam’zelle a de grands pieds.

— Je le sais, Claire, mais cela ne me gêne pas du tout.

— Et puis je n’aime pas beaucoup le nez un peu pointu de Mam’zelle.

— Vous avez l’œil juste, ma fille, mais ne vous croyez pas obligée de m’imiter en excès de franchise, sans quoi nous n’en sortirions pas.

Suzette avait pris un ton un peu hautain pour régler cette ligne de conduite, et Claire sut ainsi que l’attitude de la fillette tenait davantage d’une conviction que d’un jeu.

Elle revint à l’office pour dire à Virginie :

— Oh ! mais cette petite demoiselle sait ce qu’elle fait et ce qu’elle dit. Elle est sérieuse comme un procureur de la justice. Je suis sûre qu’elle va changer la maison.

Le lendemain, Suzette fit la connaissance de son professeur. C’était un vieil homme qui avait passé une vie de travail, à enseigner des élèves plus ou moins dociles.

Mlle Duboul avait voulu lui offrir un appoint solide en le mandant auprès de Suzette. Il était enchanté d’ajouter cette aubaine à ses ressources modestes.

Il interrogea Suzette et s’aperçut qu’elle était très en avance.

Il lui décerna des éloges qu’elle reçut de son air grave. Le professeur voulut que le visage de son élève s’illuminât et il lui demanda :

— Vous êtes contente de mes compliments ?

— Mais, Monsieur, je m’y attendais, répartit simplement Suzette.

Interloqué par cette franchise, le professeur, quand il eut repris sa maîtrise sur soi, prononça :

— Savez-vous que vous êtes quelque peu prétentieuse ?

— Pourquoi ?

— Vous attendiez mes compliments !

— C’était logique, Monsieur. Du moment que vous êtes juste, je devais en recevoir.

— Et si je n’étais pas un homme juste ? s’emporta le professeur abasourdi.

— Vous n’auriez pas fait votre devoir.

— Hein ? seriez-vous insolente, par surcroît ?

— Parce que j’exprime la vérité ?

— Ah ! oui, murmura le professeur radouci, comme s’il se souvenait tout à coup, Mlle Duboul m’a prévenu en riant, que vous pratiquiez la vérité. Votre genre de caractère peut être intéressant. C’est un cas assez exceptionnel et qui nécessite un certain courage.

Le professeur oubliait qu’il parlait à une jeune élève. Attiré par cette étude, il se laissait aller à ses impressions.

— Eh ! bien, murmura-t-il d’une voix plus ferme, je vais vous mettre à l’épreuve. Si je vous disais, par exemple, que je ne suis pas très intelligent, que répondriez-vous ?

— Je répondrais, Monsieur, que vous vous trompez sur votre compte, parce que je vous juge très intelligent.

— Merci, mon enfant. Ce jugement si net me plaît… et si je vous demandais si je suis un tantinet bavard.

Suzette n’hésita pas. Elle dit avec son sourire fermé :

— Je dirais que c’est la vérité.

Le coup était droit, mais le professeur le reçut sans broncher. Après un moment, il reprit :

— Ceci frise un peu l’impertinence… vous me connaissez peu pour avancer cette assertion.

— Pardon je n’ai pas besoin de vous connaître beaucoup, pour m’apercevoir que vous aimez parler… vous avez eu une conversation de trois quarts d’heure avec ma cousine, avant ma leçon.

— Hum ! hum ! passons. Comme il est de règle de poser trois questions depuis qu’Œdipe nous en a donné l’exemple, je voudrais savoir ceci : J’ai surpris parfois chez mes élèves, une certaine ironie au sujet de ma personne. En un mot, je suis distrait et parfois, j’ai l’air peu soigné. Est-ce ce sentiment que vous avez eu en me saluant ?

— Mon Dieu, Monsieur, je ne vous en aurais pas fait un grief, mais du moment que vous désirez être renseigné, je ne vous cacherai pas que votre veston et votre cravate sont tachés.

Le professeur se leva congestionné, de son siège et tonitrua :

— Et vous vous permettez de me le dire en face… vous vous le permettez !

Les bras croisés, il lançait l’éclair de ses yeux vers Suzette.

Virginie, Claire, Sosthène accouraient et, devant eux, le professeur s’agitait tout en s’adressant à un groupe d’élèves imaginaires :

— Oui, Messieurs, je n’ignore pas que la vérité est aussi noble que la mathématique, et qu’elle peut avoir son utilité. Mais il est interdit de la lancer sans prudence… cela peut entraîner des conséquences incalculables.

Et le professeur sortit de la pièce, sans un mot pour Suzette. Elle murmura :

— Il m’a demandé la vérité, je la lui dis et il se fâche… Que devais-je donc faire ?