Suzette et la vérité/02

La bibliothèque libre.
Librairie Félix Alcan (p. 27-47).


II


À mesure que les jours passaient, Suzette se persuadait que son devoir était de s’entremettre entre les Brabane et ses parents, afin qu’ils soient de nouveau bien ensemble. Cette tentative comportait quelques difficultés.

La première était que Suzette ne sortait jamais seule. Quand elle allait au cours, elle était accompagnée, de même quand elle se rendait chez des amies.

Cette question assez grave tourmentait l’âme de Suzette, d’autant plus qu’elle s’apercevait que Bob ne serait d’aucun appui.

Il valait mieux qu’elle menât cette idée sous sa propre responsabilité. D’ailleurs, Suzette savait par expérience que quand on a un projet, il est plus efficace de le mûrir à la chaleur de sa réflexion. Les objections des autres peuvent le glacer avec leurs courants d’air. Par ceux-ci Suzette comprenait tous les avis, conseils et interdictions qu’on ne manquerait pas de lui donner.

Elle pensait que sa mère serait réfractaire à de nouvelles avances de réconciliation, puisque Mme Brabane avait dédaigné excuses, prières et invitations. Mme Lassonat avait même poussé la gentillesse jusqu’à prier Mme Brabane de choisir la punition que méritait Suzette !

Cette complaisance exagérée avait indigné la fillette. Comment, elle aurait supporté un châtiment pour la laideur des deux Brabane ! Elle trouvait que la bonté de sa maman allait trop loin.

Aujourd’hui, cependant, elle s’apercevait qu’il eût mieux valu, supporter une humiliation que de rester brouillés. Elle se rappelait les promesses qu’elle s’était faites. Elle voulait se montrer une bonne jeune fille et accomplir des sacrifices.

Le moment était venu d’en accepter un pour expier son insolence.

Elle irait chez Mme Brabane. Elle procéderait avec diplomatie et remporterait la victoire. Ainsi personne ne lui en voudrait plus.

Bien qu’on lui eût démontré que toutes les vérités n’étaient pas bonnes à dire, elle voulait persévérer dans cette voie.

Évidemment, Mme Brabane s’était crue offensée, mais au moins, elle ne conservait plus d’illusions sur la beauté de ses enfants. Et ainsi que l’avait insinué Justine, elle pouvait aller dans un institut de beauté, afin de faire corriger leurs traits.

— Sidonie, vous n’irez pas bientôt chez la teinturière qui habite place de la République ?

— Quelle idée, mam’zelle ! J’y vais une fois par an, au mois de juin, pour porter les lainages d’hiver à dégraisser. On n’est encore qu’au mois d’avril. J’ai le temps. Pourquoi demandez-vous cela ?

— Parce que je vous aurais aidée à transporter les paquets… ou encore, j’aurais pu y aller avec Bob, pour vous éviter une course.

— Oh ! la la ! vous seriez de beaux commissionnaires ! vous auriez pu donner toutes les explications aussi, peut-être ?

— Certainement.

Suzette quitta l’office. Il n’y a rien à tenter de ce côté-là. Il faut chercher autre chose.

« Tout est compliqué dans la vie, pense Suzette mais avec un peu de patience et de l’à-propos, on sort de tout. »

Elle fait ses devoirs à côté de Bob qui transpire sur un thème anglais.

— Je ne comprends pas que tout le monde ne parle pas français, s’écrie le jeune garçon.

— C’est pour que les professeurs d’anglais puissent gagner leur vie.

Bob regarde sa sœur et s’avoue qu’elle est décidément supérieure.

Un moment après, il dit :

— Demain, c’est jeudi, et Jeannot Balle viendra.

— Oui, répond Suzette qui interrompt sa narration, c’est un bon ami maintenant, et Dieu sait, si nos parents ont fait des histoires, le jour où je l’ai ramené comme petit frère.

— C’était une fameuse idée ! se moqua Bob.

— Dame : c’était une idée. On te croyait perdu, j’ai voulu te remplacer, mais il paraît que cela ne se fait pas.

— Non, on n’est pas des pneus… Quand les enfants sont mauvais, on les garde, et quand ils sont perdus, on les cherche, mais on ne les remplace pas.

— Quelle journée, on a eue !

— Ce qui m’a désolé, soupira Bob, c’est que je me suis moins amusé que toi. D’après ce que tu m’as raconté, c’était vraiment « marrant ».

— Bob, ne dis pas de ces mots.

Ah ! j’oublie toujours que je ne parle pas à des camarades. Enfin, cette chasse au Bob était divertissante, sans que j’en aie ma part.

— Naturellement, tu ne pouvais aller toi-même à ta recherche.

— Cela nous a valu de connaître Jeannot Balle.

— Oui, et sa maman en est ravie, mais il a fallu en multiplier des grâces pour le convaincre que nous n’étions pas des voleurs d’enfants… et que si j’avais ramené Jeannot du Luxembourg, c’était dans une bonne intention.

— Oui, mais tu étais encore un peu petite et tu ne comprenais pas encore bien les grandes personnes.

— Ah ! maintenant, je ne les comprends pas encore, mais je sais qu’elles sont difficiles à manier ! s’exclama Suzette avec un soupir.

Il y eut un silence entre les deux penseurs, puis Suzette reprit :

— Il est indispensable que les Brabane et les Lassonat soient de nouveau bien ensemble.

— Laisse-les en paix. Quand Ennemone Brabane voudra voir maman, elle connaît le chemin.

Suzette eut à peine un sourire en entendant Bob nommer presque avec irrévérence Ennemone qui était Mme Brabane.

Elle était trop absorbée par cette brouille qu’elle voulait dissiper.

Le lendemain, le jeune Jeannot Balle arriva. Sa bonne figure respirait la joie de vivre. Il sauta au cou de Suzette à qui sa reconnaissance était acquise depuis le jour où, cherchant son frère perdu, il avait été comblé par elle, de jouets inespérés.

Depuis ces moments à jamais mémorables Mme Lassonat, ayant appris qu’il était un bon petit garçon, l’avait donné comme compagnon de jeu à Bob.

Sa mère, une veuve pleine de mérite et d’énergie, avait été aidée et elle leur était dévouée.

Elle conservait toujours à l’égard de Suzette un étonnement amusé.

Ce jour-là, elle vint donc amener Jeannot chez Mme Lassonat et dit :

— Je vais dans les environs de la place de la République pour reporter de l’ouvrage.

Suzette dressa l’oreille. Il faut savoir profiter des circonstances.

— Oh ! madame, que j’aimerais aller avec vous !

— C’est facile… et si madame votre maman le permet, je vous emmène.

— Tu veux bien, maman ?

— Je n’y vois aucun inconvénient, répondit Mme Lassonat.

Ce serait une promenade pour Suzette. Le temps était agréable et cela ne pourrait que lui être salutaire.

Suzette alla s’habiller pour sortir et elle revint aussi joyeuse que son caractère sérieux pouvait le manifester.

Elle savait qu’elle prenait la direction de la demeure des Brabane, mais comment décider Mme Balle à la laisser aller chez eux ?

Elle monta dans l’autobus et se dit que l’esprit lui viendrait en chemin.

La manœuvre la plus diplomatique qu’elle trouva fut d’annoncer à sa compagne :

— Nous passons devant la maison de Mme Bra­bane et je vais demander à la concierge si elle est chez elle. Si oui, j’y resterai pour bavarder un peu avec Marie. Je téléphonerai à maman que je suis ici, et papa me prendra quand il rentrera de l’usine.

— Mais je ne sais pas si je dois vous autoriser à rester chez Mme Brabane. Rien de ce projet n’a été convenu avec votre maman.

— Oh ! Madame Balle, répliqua sentencieusement Suzette, il faut de l’imprévu dans la vie. Si vous trouviez un bon billet de loterie dehors, vous le ramasseriez n’est-ce pas ? Je pense à monter chez Marie Brabane. C’est une distraction, et je la prends en passant. Je change de dame, que ce soit Mme Balle ou Mme Brabane, avec qui je suis, c’est toujours une dame.

La philosophie de Suzette était rarement en défaut et Mme Balle l’approuva. Elle ignorait le nuage survenu entre les familles et elle était loin de se douter surtout, que Suzette en était la cause.

Arrivée devant l’immeuble connu, Suzette se dirigea prestement vers la loge de la concierge et s’informa de la présence de son amie. Elle était chez elle :

— Vous voyez comme c’est simple. Vous pouvez me laisser en toute confiance. Je vais téléphoner tout de suite à papa.

Et Suzette, avec une agilité sans pareille, gagna l’ascenseur et frrr ! elle s’envola au 4e étage.

Mme Balle avait eu à peine le temps de respirer. Elle s’avisa, un peu tard, que Suzette avait eu sans doute cette idée en partant. En quoi elle n’avait pas tort. Elle expliquerait tout ceci à Mme Lassonat en allant rechercher Jeannot.

Quand Suzette parvint à l’étage, elle éprouva une émotion soudaine. Comment Mme Brabane allait-elle l’accueillir ?

Suzette n’était pas timide. Elle savait qu’il y a des moments ennuyeux dans l’existence et qu’il faut les supporter avec courage. Quand ils sont passés, on n’y pense plus. C’est la même chose que d’aller chez le dentiste. Quand la dent est arrachée on ne songe plus à l’appréhension que l’on a eue.

En se livrant à ces réflexions pleines d’encouragement, Suzette sonna.

La vieille domestique vint lui ouvrir. Elle n’arborait pas ce visage souriant auquel Suzette était habituée. Mais la fillette n’en eut cure. Elle pensa : Tiens Pulchérie s’est querellée avec un fournisseur aujourd’hui… alors, elle est comme Justine.

Elle demanda si Mme Brabane était là.

— Non… c’est-y que vous voulez la voir ? questionna Pulchérie sans aménité.

Suzette était restée frondeuse, malgré ses projets de perfectionnement et elle répondit :

— Du moment que je m’informe de sa présence, c’est pour la voir.

— Bon, riposta Pulchérie sans que ses traits se détendissent, elle n’y est pas. C’est-y que vous êtes là sans vot’maman ?

— Vous voyez que personne n’est avec moi. J’attendrai Mme Brabane.

— Mamz’elle Marie est dans sa chambre qui fait ses devoirs.

— Très bien.

Délibérément Suzette se dirigea vers la chambre de Marie où celle-ci, penchée sur une table, s’appliquait à écrire.

— Bonjour Marie !

La fillette ne répondit pas tout de suite. Sa bouche arrondie, ses yeux agrandis, témoignaient de l’ahurissement qu’elle éprouvait de voir surgir soudainement son amie.

— C’est… c’est toi ? bégaya-t-elle, tandis que son visage s’épanouissait petit à petit.

— Oui, c’est moi, je ne suis pas un fantôme.

— C’est maman qui t’a demandé de venir ? bredouilla timidement Marie.

— Pas du tout ! J’avais le désir de parler à ta mère et je n’avais pas besoin d’invitation pour cela.

Suzette parlait comme une grande personne. Marie la regardait médusée, avec le retour d’un effroi dans les yeux.

Suzette poursuivit avec calme :

— J’ai été stupide l’autre soir, et je viens m’en expliquer avec ta maman.

Marie Brabane n’en pouvait croire ses oreilles. Elle ne pensait plus à la rancune qu’elle avait eue contre Suzette. Une admiration naissait en elle, devant tant de courage.

— Je n’ai voulu causer de chagrin à personne, continua Suzette, mais ayant projeté de toujours dire la vérité, je n’ai pas pu m’empêcher de protester, quand j’ai entendu maman t’appeler : ma belle.

— Maman a été très fâchée, murmura Marie, et peut-être ne sera-t-elle pas très gentille pour toi.

— Cela n’a aucune importance, riposta crânement Suzette. Les martyrs ont subi des supplices pour leur religion et je puis supporter des reproches pour une vertu.

L’admiration, encore une fois, remplaça la peur, dans le regard de Marie.

— Quand doit revenir ta maman ?

— D’un moment à l’autre.

À cet instant précis, la porte d’entrée résonna et la voix de Mme Brabane perça le silence.

Marie parut figée.

Mme Brabane entra dans la chambre de sa fille.

— Marie, tu…

Elle s’arrêta net en voyant Suzette. La colère l’empêcha tout d’abord de parler.

— Bonjour, Madame, prononça doucement la fillette.

— Qui vous a permis… qui t’a permis de te présenter chez moi ?

— Je suis venue m’expliquer avec vous, Madame, si vous voulez bien m’entendre, répartit correctement Suzette.

— T’expliquer avec moi, après tout ce que tu as osé dire !

— Mon Dieu, madame, je n’ai pas pensé vous faire de la peine… Depuis quelque temps, je m’étais promis de proclamer la vérité partout où elle serait, et je n’ai pas cru devoir faire d’exceptions.

— Tu as un aplomb formidable !

— Mais non, Madame. C’est le repentir qui me pousse chez vous. Maman est désolée, papa est navré.

Le visage de Mme Brabane perdait de son courroux.

— Je te félicite de revenir à de meilleurs sentiments, ce sont sans doute tes parents qui t’ont envoyée chez moi ?

— Pas du tout, Madame, je suis venue sans qu’ils le sachent.

— Est-ce bien exact ?

— Puisque je vous assure que je dis la vérité.

Mme Brabane regarda Suzette avec une certaine considération. Elle reprit avec moins de sécheresse :

— Je constate que tu as des qualités. Tu te figures aisément combien j’ai été peinée d’entendre ton appréciation qui était l’écho de celle de tes parents et d’autres personnes. C’est cruel pour une mère, d’apprendre une réalité aussi dure.

— Ne saviez-vous réellement pas que vos enfants étaient laids ? demanda Suzette avec une parfaite candeur.

La colère de Mme Brabane reparut.

— Tu n’es qu’une insolente ! j’allais avoir pitié de toi et tu renouvelles tes impertinences.

— Ne vous fâchez pas, Madame, supplia Suzette avec des yeux attendrissants. Je suis ici dans une bonne intention. Je veux parler au nom de la vérité et rien ne pourra m’arrêter. Je suis très peinée de savoir que vous vous illusionnez sur le compte de Marie et de Paul, et je viens vous apporter l’adresse d’une école de beauté. Si vous y conduisez régulièrement vos enfants, ils auront leur figure changée en un rien de temps. C’est spécifié sur le prospectus.

Suzette avait débité ce discours tout d’une haleine. Mme Brabane roulait des yeux terribles, suffoquée par l’indignation.

— Eh ! bien ! eh ! bien ! si je m’attendais à une sortie pareille ! C’est scandaleux !

Marie pleurait sur son cahier.

— Tu vas t’en aller et tout de suite ! c’est un comble ! venir chez moi pour me raconter de tels boniments ! tu te moques de moi avec une audace incroyable !


Ne saviez-vous réellement pas que vos enfants étaient laids ?

Suzette reprit la parole interrompant Mme Brabane, au mépris de toute politesse.

— Madame, écoutez-moi. Il ne faut pas vous figurer que je me moque de vous.

— Que te faut-il de plus !

— Nous sommes désolés que vos enfants ne soient pas beaux et, c’est de bon cœur que je vous le redis. De plus, maman est ennuyée de ne plus venir chez vous, parce que cela lui était très commode quand elle avait à voir sa couturière qui habite, vous le savez, dans ce quartier. C’est facile à comprendre… un essayage est toujours fatigant, et maman aimait à venir prendre une tasse de thé chez vous et s’y reposer. Votre thé et vos gâteaux sont toujours très bons.

La colère indignée décomposait les traits de Mme Brabane. Elle ne pouvait plus parler. Elle étouffait.

Suzette continua, imperturbable :

— Quant à papa, vous ne sauriez vous imaginer son désespoir. Il m’accuse d’être la cause de la ruine de la maison. Il aurait aimé M. Brabane comme associé, et maintenant, il se figure que tout est cassé. Vous ne voudriez pas nous voir ruinés, n’est-ce pas, Madame ? C’est un état où il faut mendier. Maman a toujours dit que vous étiez bonne. Et puis, Bob serait heureux de revoir Paul. Ce n’est pas qu’il manque d’amis, mais Paul est si risible avec sa chère figure réjouie, qu’on n’est jamais triste quand il est dans une réunion.

Mme Brabane avait pris le parti de se taire, rentrant sa fureur afin de connaître les diverses appréciations des Lassonat sur le compte de sa famille.

Elle siffla entre ses dents :

— Et toi, que penses-tu de Marie ?

Suzette ne remarqua pas que la colère de Mme Brabane augmentait, et elle avoua en toute innocente vérité :

— J’aime beaucoup Marie qui est très bonne fille… elle accepte toujours les rôles dont personne ne veut…., ainsi cela lui est égal d’être la nourrice quand on joue à la dame.

La fureur de Mme Brabane éclata comme une grenade :

— Et tu oses… tu oses me dire tout cela !

Elle avait croisé les bras et elle s’avançait menaçante vers Suzette.

Cette dernière recula.

— Oh ! Madame, je croyais que vous seriez attendrie par mes explications.

— Cette enfant est folle ! hurla Mme Brabane.

— Je m’en vais, Madame.

— Oui, va-t-en ! bégaya la pauvre femme qui comprenait qu’elle ne pourrait retenir les paroles de ressentiment qui lui sortiraient des lèvres.

Elle reprit :

— Il vaut mieux que tu t’en ailles, et que tu ne reviennes plus dans les mêmes conditions.

Suzette avait omis, dans son étourderie de naguère, de téléphoner à son père de venir la chercher. Elle s’en félicita. Elle rentrerait seule et ce n’était pas pour l’effrayer. En parisienne consommée, elle savait prendre un autobus et demander son chemin aux agents. Elle observait le règlement des passages cloutés et ne passait que collée à un groupe dont elle tenait le milieu.

Elle dit donc simplement :

— Au revoir, Madame. Et puis, calmez-vous, n’est-ce pas ? Il ne faut pas se mettre souvent en colère, parce que cela peut jouer des tours.

Sans autre adieu, Suzette alla vers la porte, l’ouvrit et sortit.

Mme Brabane toute à sa fureur ne s’aperçut même pas que Suzette était seule. Elle laissa éclater sa colère, sitôt la porte refermée, et ce fut Marie qui subit le flot de rancune que déversa l’âme de sa mère.

Elle finit par balbutier dans sa bonté :

— Je crois que Suzette a agi dans une excellente intention… Elle n’est pas méchante du tout, mais elle est trop franche. C’est très vrai que je ne suis pas jolie.

Pendant que la mère et la fille s’épanchaient, Suzette rentrait paisiblement chez elle. Elle n’avait nullement peur de se savoir à l’abandon dans les rues. L’autobus l’amusait et elle savait fort bien celui qu’il fallait prendre.

Elle revint sans encombre.

Quand Sidonie la reçut, ce fut un nouveau ramage.

— Ah ! bien, il était temps que vous reveniez ! Madame est dans un état depuis qu’elle sait que vous êtes allée chez Mme Brabane ! Il faut convenir que vous ne manquez pas de toupet !

— Sidonie, vous avez le défaut de faire des discours quand on ne vous en demande pas, je vous l’ai souvent dit.

— Peut-on ! suffoqua Sidonie.

— Je dis ce qui est.

— Ah ! oui, m’est avis que celle qui parle le plus de nous deux, c’est pas moi ! Et quand je parle, ce n’est pas comme mam’zelle, pour que tout le monde soit écartelé.

Suzette dédaigna de répondre. D’ailleurs, sa mère, ayant entendu sa voix, venait à sa rencontre.

— Enfin te voici ! tu as eu vraiment l’audace de rendre visite à Mme Brabane ?

La curiosité autant que l’émotion étreignait Mme Lassonat.

Elle reprit, sans laisser à Suzette le temps de répondre :

— Quand Mme Balle m’a prévenue que tu étais montée chez Mme Brabane, je me suis demandé si tu ne perdais pas la tête ? C’est incroyable d’inconscience. ! Comment t’a-t-elle reçue ?

Suzette n’hésita pas et répliqua :

— Très mal.

— Oh !

La pauvre mère faillit s’évanouir. Elle avait un peu espéré que le résultat serait meilleur.

— Tu n’es qu’une sotte ! finit-elle par s’écrier dès qu’elle eut repris possession de ses moyens.

— Oui, je sais, proféra Suzette avec mélancolie, si j’avais réussi, j’aurais été un as. Mais je n’ai pas réussi.

— Quel but envisageais-tu donc ?

— Je voulais vous réconcilier.

— De quoi te mêles-tu ! C’est insensé ! que lui as-tu dit ?

— La vérité !

— Quelle vérité ! grand Dieu ?

Suzette raconta le plus fidèlement possible, les phrases échangées entre elle et Mme Brabane.

Mme Lassonat poussait alternativement des gémissements, des interjections et des exclamations. Elle pouvait à peine formuler une phrase tellement la honte la paralysait.

— Tu as osé lui avouer que j’allais chez elle quand j’avais un essayage !

— Dame ! c’est vrai.

— Tu es inouïe ! quand ton père saura que tu es allée raconter qu’il voulait M. Brabane comme associé, tu verras quelle punition tu auras !

— N’est-ce pas exact ?

— Enfin, chacun de nous a eu sa part.

Suzette murmura d’un ton désabusé :

— Pourquoi compliquer la vie ? Quand on dit la vérité, on est tranquille. Quand Mme Brabane aura réfléchi, elle conviendra que j’ai agi dans une intention qui était en sa faveur. Je lui ai donné l’adresse d’un institut de beauté pour ses enfants.

— Tu as fait cela ! s’écria Mme Lassonat atterrée.

— Certainement. J’ai même eu beaucoup de mal pour me procurer cette adresse. Les Brabane sont riches et si cette mère est intelligente, Marie, à dix-huit ans peut être une perfection.

— Quelle calamité d’avoir une fille pareille !

— Quoi… comme Marie ?

— Non, comme toi !

— Oh ! maman, tu te plains… et quand j’ai voulu, il y a quatre ans, vous débarrasser de moi, en changeant de parents, vous n’avez pas voulu.

Mme Lassonat fut dispensée de répondre parce que son mari entra. Ce fut un nouveau déluge de blâmes qui retomba sur la pauvre Suzette.

Elle n’osa pas montrer qu’elle était excédée, mais elle finit par murmurer :

— Je ne comprends pas tous ces gens furieux. Pourquoi donc vous montez-vous ainsi ?

— Tu ne vois donc pas dans quelle fausse

posture, tu nous situes ? Que vont penser de nous les Brabane ?

— Ils verront que nous sommes des gens sincères et que nous disons devant eux des choses justes, au lieu d’en parler en arrière.

— Tais-toi, Suzette, tu m’exaspères !

— Tu dis aussi la vérité, papa.

M. Lassonat s’arrêta net.

— Mais oui, répartit Suzette, tu décharges sur moi, tout ce que tu as sur le cœur. Cela ne me blesse pas, je connais mes défauts. Je continuerai donc à proclamer la vérité partout où elle sera.

— Je te l’interdis.

— Oh ! papa tu veux que je mente ?

— Non.

— Alors, il faut être logique.

— Qu’est-ce que notre fille a dans le corps ? s’écria M. Lassonat en se tournant vers sa femme.

— C’est bien simple, dit Suzette posément. Je suis « moi ». Je ne veux pas avoir le genre de tout le monde jeté dans le même moule. On vous engage sans arrêt à acquérir une personnalité. J’ai réfléchi. Pour ne ressembler à personne, je dirai la vérité.

M. et Mme Lassonat levèrent les bras au ciel dans un geste de désespoir.

Bob était entré sur ces entrefaites. Il avait entendu la belle phrase de Suzette. Comme il était comme tout le monde, il dit avec placidité :

— Ma sœur est complètement « maboul ».

— Pas d’argot ici ! gronda M. Lassonat.

— Pas de ces mots… ordonna Mme Lassonat.

— Que l’on a de mal pour élever des enfants ! lança le malheureux père.

Et Bob répondit :

— C’est un plaisir d’élever les garçons. Ce sont les filles qui sont difficiles à conduire.

À ce moment, Sidonie entra avec une lettre. C’était une punition que Bob avait méritée parce qu’il avait bavardé et répliqué à son professeur.

Quand on lui eut annoncé cette nouvelle, il répondit :

— Il faudrait supprimer tous les professeurs et toutes les filles pour qu’on soit tranquille.