Suzette et la vérité/03

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Librairie Félix Alcan (p. 49-68).


III


Le résultat des tentatives de Suzette avait échoué mais elle n’en persistait pas moins dans son projet. Elle voulait réduire l’aveuglement de Mme Brabane sur son compte et la convaincre de ses bonnes intentions. C’était une partie remise et non une partie perdue.

Suzette était tenace et elle se disait qu’il fallait attendre une occasion. Sa philosophie l’abandonnait rarement.

Au milieu de ces préoccupations, M. Lassonat invita un soir pour dîner, un polonais avec lequel il était en relations commerciales. Ce monsieur était le représentant d’une maison importante et M. Lassonat tenait beaucoup à rester en bons termes avec son convive.

Suzette et Bob furent prévenus de cette visite et il leur fut recommandé d’être muets mais souriants sans plus, et de ne parler que pour dire bonjour et merci.

Ils promirent sans difficultés d’être sages.

M. Lassonat crut devoir insister en ajoutant qu’il tenait beaucoup à la sympathie de ce monsieur qui avait toujours été un bon client.

Il s’adressa spécialement à Suzette :

— Je te prie de ne pas révéler à M. Primicat qu’il est laid, si par hasard, tu ne le trouvais pas beau.

— Il est probable, répliqua Suzette, qu’il ne me demandera pas mon avis sur son physique sans quoi, je répondrais selon mon jugement.

— Je te prie de réserver ton jugement !

Suzette se tut tandis que son père reprenait :

— Tu te crois donc une perfection ! le scandale Brabane suffit.

— C’est-à-dire que ce n’est nullement de ma faute si Mme Brabane a des enfants qui ne sont pas montrables, tandis que moi, j’ai l’avantage d’avoir un visage qui ne se remarque ni en b{ien, ni en mal.

{M.|Lassonat}} dut convenir en son for intérieur, que Suzette voyait juste.

M. Primicat arriva. C’était un homme grand, fort, avec un rire jovial.

Le dîner se passa correctement. Les enfants étaient silencieux. Suzette sans sourire, examinait l’invité de son père.

Ce dernier était rassuré et se promettait de féliciter Suzette sur sa bonne tenue.

Après le dîner, l’on passa au salon, et comme le Polonais aimait la musique, il pria Mme Lassonat de lui jouer un morceau. Elle exécuta le plus mélodieux de son répertoire.

Le visiteur, tout heureux qu’on lui eût permis de fumer sa grande pipe, lança à travers un nuage de fumée :

— Vous jouez superbement le piano, bonne Madame Lassonat, la tranche de musique est soignée… les triolles sont délurées. Vous avez là une artiste femme, Monsieur Lassonat.

Bob faillit éclater de rire. Il regarda sa sœur, mais celle-ci supporta cette phrase avec un sérieux de magistrat.

Mme Lassonat remerciait l’invité de ses compliments, contente de lui avoir fait plaisir.

— La musique est une forte chose. Elle fait digérer et elle promène l’âme dans des beaux jardins fleuris.

Mis en gaîté par l’excellent dîner, enchanté de la cordialité de ses hôtes, le Polonais raconta des histoires dont il se divertissait le premier.

Il avait le rire communicatif.

— Je suis plaisant ?

— Très plaisant… vous narrez avec verve, dit gracieusement M. Lassonat.

— Eh ! quand on a vécu longtemps parmi les spirituels Français, on gagne de l’esprit. Et puis, je n’ai pas d’accent et cela rend mon langage plus vif.

« Pas d’accent ! pensa Suzette, Seigneur ! cet homme est complètement obtus. »

Le Polonais reprit :

— Beaucoup de mes compatriotes ont un parler déplorable… et c’est fatigant pour les Français. Moi je me suis appliqué… j’ai répété des mots tous les jours. Personne ne risquant un compliment, il se retourna vers Suzette immobile, la bouche serrée, les yeux fixes.

— N’est-ce pas, petite Mamoiselle, que vous n’auriez pas deviné que j’étais né dans la Pologne ?

Suzette avala un peu de salive et se tut.

Le Polonais insista :

— Eh ! répondez gentille Mamoiselle.

— Monsieur, je me suis aperçue, à la première parole que vous avez prononcée, que vous étiez né en Pologne, répondit Suzette avec une dignité qui ne manquait pas de grandeur.

M. Lassonat lança un regard impérieux à la jeune intrépide, mais Suzette avait détourné la tête.

— Tiens ! quelle parole avez-vous donc entendue ? questionna songeur M. Primicat. Mon premier mot, il a été bonjour.

— Mais oui, répondit Suzette, oui « ponchour ».

Bob tira la ceinture de sa sœur, pour la prévenir qu’elle courait vers l’orage.

M. Primicat poursuivit son enquête :

— Oui, c’est bien cela… et alors ?

— Et alors, continua Suzette, « ponchour » avec la lettre p et le « chour », cela sonne un peu dur…

M. Lassonat crut devoir intervenir :

— En ce moment, la mode en France pour les enfants, est de jouer aux charades, aux mots d’esprit. Cesse ce jeu, Suzette.

— Ce n’est pas un jeu, Monsieur, prononça fermement Suzette. Je vous dis la vérité, puisque vous me l’avez demandée et afin que vous ne restiez pas dans l’erreur. Vous avez un accent déplorable et je crois qu’il n’y a aucun remède.

— Suzette, sors du salon !

— Moi ! moi ! j’ai un mauvais accent ! vociféra l’invité avec des yeux féroces. Vous en avez le mensonge, petite Mamoiselle !

— Je ne mens jamais, Monsieur ! protesta froidement Suzette.

— Vous tolérez cela, M. Lassonat ! rugit le convive en s’adressant à son hôte… Dans mon pays, on schlague les doigts de la jeunesse !

M. Lassonat leva les bras dans un geste désolé et essaya d’apaiser l’étranger.

Bob disait tout bas à sa sœur :

— Ma fille, on va t’expédier comme pensionnaire…, tu diras la vérité aux Dames du Sacré-Cœur et elles te mettront un bâillon.

Suzette était impassible, trouvant qu’elle avait accompli son devoir.

Elle sortit du salon, pendant que sa mère jouait les valses les plus soporifiques afin d’endormir le ressentiment de l’invité.

À l’aide d’une vieille liqueur et d’une boîte[[corr|.|}} de cigares de choix, M. Lassonat finit par le calmer tout à fait en lui laissant entendre que Suzette était une pince-sans-rire qui s’amusait à plaisanter à froid.

M. Primicat redevint souriant et il s’excusa de n’avoir pas compris la fillette.

— J’aime la plaisanterie, mais il est rare de voir les enfants jouer avec… Votre fille ne riait pas, alors j’ai cru que sérieusement elle me trouvait de l’accent.

Heureusement, Suzette n’était plus là et elle ne put affirmer de nouveau ses théories.

Quand l’invité fut parti, la pauvre Suzette passa un quart d’heure mouvementé. Elle supporta stoïquement la mercuriale et les menaces. Ses parents l’assuraient qu’ils se débarrasseraient d’elle si elle continuait à se montrer aussi réfractaire à leurs conseils.

Suzette ne répondit rien. Elle était la statue du repentir et de la contrition. Puis, quand sa maman lui demanda :

— Nous promets-tu enfin d’être raisonnable et de te plier à nos désirs ?

Elle répondit d’une voix douce.

— Oui, maman, mais je dirai la vérité.

Les parents conclurent qu’il valait mieux aller se reposer de crainte que la discussion ne durât toute la nuit.

Par ailleurs, on ne pouvait se plaindre de Suzette. Elle était la plus complaisante et la meilleure des fillettes. Sa maman admirait ses devoirs toujours bien faits, ses ouvrages de couture bien terminés.

Sa chambre était en ordre, et elle rendait cent petits services à Justine et à Sidonie.

Entre temps, elle les accablait de vérités.

Cependant Mme Lassonat était obligée de s’avouer que les deux domestiques surveillaient beaucoup plus leurs paroles.

Suzette leur en imposait quelque peu. La fillette mettait ses principes en pratique et on ne la prenait jamais en délit de mensonge. C’eût été parfait, si les résultats eussent été efficaces.

Les Brabane ne donnaient plus signe de vie et Mme Lassonat qui avait eu peur un moment d’une visite de représailles de la part de son ancienne amie, se rassurait.

Quant à Suzette, elle déplorait le ressentiment de Mme Brabane et elle ne pensait qu’à la reprise des bonnes relations.

Les vacances de Pâques arrivèrent. La famille Lassonat accepta l’invitation d’un ménage de leurs amis qui habitait une grande propriété dans les environs de Paris.

Pour Suzette et Bob, c’était une joie. La campagne est toujours aimée des enfants. La grande liberté, les animaux, le changement d’habitudes, font de ces déplacements, un véritable bonheur.

Suzette pour son propre compte, était dans l’enthousiasme, non pas qu’elle se promît des plaisirs sans nombre, mais ayant lu dans un de ses livres de classe, des commentaires sur la vie des bois et le calme des champs, elle prenait ces phrases à la lettre. Elle se disait que la nature étant simple et fruste, le mensonge devait en être banni.

Ce fut donc dans des dispositions favorables que les enfants débarquèrent avec leurs parents chez M. et Mme Pirotte.

Naturellement, il avait été intimé à Suzette, l’ordre de ne pas troubler les rapports. Cela devenait presque une épouvante de l’emmener. On ne savait jamais ce qui germerait dans sa cervelle.

Elle promettait toujours d’observer la plus stricte neutralité, mais au moment où l’on s’y attendait le moins, elle provoquait un combat.

M. et Mme Pirotte étaient des personnes fort aimables. Il y avait deux ans qu’ils n’avaient pas vu les Lassonat, et ils trouvèrent, comme il est d’usage que les enfants avaient grandi.

— Suzette est une jeune fille, dit Mme Pirotte, elle doit être très utile à sa maman.

— Elle est très serviable… convint Mme Lassonat.

Dès qu’elle fut seule avec son amie, elle lui conta les méfaits de sa fille, dus à cette manie de proclamer la vérité.

Mme Pirotte rit beaucoup et félicita son amie de posséder une enfant aussi franche.

— Vous devriez être bien heureuse de ce caractère si net qui ne transige ni avec le mensonge, ni avec la fausseté… Glorifiez-vous-en, chère amie !

Ces dames allèrent rejoindre leurs maris, et bientôt tout le monde se trouva réuni.

M. Pirotte contemplait Suzette d’un air amusé. Elle se douta que ses parents avaient dû parler d’elle et elle en fut choquée intérieurement.

Son dernier doute s’envola quand elle entendit M. Pirotte lui dire :

— Il paraît que tu es une bonne femme sans fard, qui cingle les humains avec leurs travers. Ici, nous n’avons pas de susceptibilité et tu t’en prendras aussi, si tu veux, à nos troupeaux et à notre basse-cour. Ce monde inférieur te regardera paisiblement quand tu voudras le former.

Il rit joyeusement.

L’amour-propre naissait en Suzette. Elle était persuadée d’être dans le droit chemin. Qu’on lui parlât de ses défauts quand ils se faisaient sentir, lui paraissait équitable, mais elle était vexée de l’air narquois qui accompagnait ces paroles.

Cependant, elle fut polie et répondit non sans ambiguïté.

— Vous me flattez…

— Il paraît que tu en vaux dix pour les idées saugrenues, continua M. Pirotte. Ne te gêne pas et raconte ce qui te passera par la tête !

M. et Mme Pirotte n’avaient pas d’enfants. Ils ne mesuraient pas les conséquences de l’émulation qu’ils offraient à Suzette. Ils espéraient s’amuser de l’esprit critique et original de leur jeune invitée.

M. et Mme Lassonat remarquaient sur le visage de leur fille un pli d’ennui et ils n’étaient pas sans éprouver quelque appréhension pour la suite de leur séjour.

Suzette n’attendit pas pour ses représailles.

Depuis un moment, elle observait le maître de la maison avec une attention soutenue.

Le pauvre monsieur avait une infirmité : un tic nerveux qui lui remontait la joue droite. Il n’y pouvait rien. Cela le prenait automatiquement.

Vrrr ! la joue remontait, le coin de la bouche suivait, le menton tremblait… Vrrr ! la joue grimaçait, la bouche tressaillait et le menton sautait.

Tout le monde y était habitué, mais Suzette montrait ouvertement qu’elle prenait un grand intérêt à ce vice de conformation.

Cependant, sans laisser percer sa curiosité, elle répondit fort correctement à M. Pirotte.

— Ça doit bien vous gêner, ça ?

— Je ne sais pas si j’ai des idées aussi saugrenues qu’on veut bien le propager. Je les crois justes et n’y peux pas grand’chose… J’essaie de ne pas déformer la vérité. Mais, ajouta-t-elle, sans transition, en feignant d’examiner plus attentivement son interlocuteur, cela doit bien vous gêner çà ?

— Quoi, çà ?

— Çà… répéta Suzette en imitant le tic de leur hôte.

M. et Mme Lassonat se crurent subitement au sommet d’un bûcher flambant, tandis que M. Pirotte assez coléreux, ouvrait des yeux exorbités.

Quand le sang-froid fut revenu à M. Lassonat, il s’écria :

— Tu n’es qu’une insolente et méchante enfant ! Je n’ai jamais vu une fillette aussi désagréable et aussi insociable !

— C’est vrai, murmura le pauvre M. Pirotte, j’ai ce malheureux tic survenu à la suite de convulsions, mais qu’y puis-je ?

— Eh ! rispota Suzette, non sans désinvolture, j’ai des idées que personne n’a…, qu’y puis-je ?

La colère de M. Pirotte fut tuée net. Il éclata de rire ainsi que sa femme.

— Tu as de l’esprit, fillette !

Mme Lassonat remerciait le Ciel de ce que l’incident se fût terminé de cette manière.

M. Pirotte continua :

— Nous deviendrons peut-être camarades, mais comprends-moi bien Suzette. Mon tic ne gêne personne tandis que tes excentricités pèsent à tout le monde, paraît-il.

Suzette resta quelques moments silencieuse, puis elle répondit bravement :

— Peut-être vous trompez-vous. Votre tic peut gêner aussi une catégorie de personnes, comme les peintres, les sculpteurs qui ne cherchent qu’à reproduire de belles choses.

— Suzette ! cria Mme Lassonat affolée.

— Sors dans le jardin ! ordonna M. Lassonat.

— Tu es un type extraordinaire ! lança M. Pirotte.

Suzette ne jouit pas de ce succès. Elle avait dit ce qu’elle croyait devoir ne point cacher et elle sortit dignement en compagnie de Bob.

— Tu sais, ma fille, lui confia Bob, quand ils furent dans le jardin, ne nous brouille pas avec les Pirotte, je veux passer de bonnes vacances, je connais déjà le fils du fermier et nous nous promettons des parties de pêche miraculeuse.

— Tu ne penses qu’à toi et tu mentirais sans arrêt pourvu que tu t’amuses.

— Je ne mens pas sans arrêt, mais tout juste ce qu’il faut.

— Horreur ! cria Suzette scandalisée.

— Ne trahis pas le secret de nos futures parties de pêche. C’est défendu d’aller vers l’étang.

— Et tu le feras ?

— Dame ! il faut bien s’amuser un peu.

— C’est très mal.

— Oh ! mon enfant, prononça Bob d’un ton protecteur, regarde les pieds que tu mets dans les plats. Ils sont grands, tu sais, et tu peux te vanter de faire de la casse ! Si tu avais vu la tête de Mme Pirotte quand tu lui as dit que son mari n’était pas bâti pour poser devant un peintre.

— N’est-ce pas la vérité ?

— Oui, on commence par s’apercevoir que tu es piquée. Mais garde pour toi tes remarques, et laisse-nous la paix.

— Bob ne va pas à la pêche, si c’est défendu.

— C’est le seul plaisir que j’aurai ici, avec la bonne nourriture.

— Pouah ! que tu es gourmand !

— Chacun a son tic, ma fille. Quand on te demandera où je suis, ne réponds rien.

— Je dirai la vérité, parce que j’ai trop peur que tu te noies.

— Oh ! que les femmes sont ennuyeuses !

— Eh ! bien, tu ne te marieras pas, voilà tout.

— Oh ! que si, parce que je veux avoir quelqu’un à commander, mais je prendrai une femme muette et ainsi j’aurai toujours raison.

L’inquiétude de Suzette ne fut cependant pas de longue durée parce que M. Pirotte proposa à M. Lassonat de pêcher à la ligne et les deux jeunes garçons profitèrent des amorçages, des épuisettes et autres bénéfices des pêcheurs expérimentés.

Mme Pirotte aurait voulu causer avec Suzette toute la journée, mais cette dernière s’y prêtait mal. Voulant être agréable à ses parents, elle s’efforçait de parler le moins possible, afin d’éviter quelques intempérances de langue.

Quand elle était fatiguée de courir avec le chien, de jouer avec les chats, de donner à manger aux poules, elle revenait s’asseoir sagement près des deux dames, avec un ouvrage.

Elle entendait, malgré soi, quelques bribes de conversation et elle sut ainsi que M. et Mme Pirotte flattaient une vieille dame du pays qui possédait un champ qu’ils désiraient. C’était une enclave dans leurs terres et cette parcelle de terrain déparait l’étendue dont ils étaient propriétaires.

Ils lui promettaient des fruits de leur verger, des légumes de leur potager, du bois de leur forêt afin de l’amadouer et de l’amener à leur vendre cette friche.

Suzette avait accompagné sa mère et Mme Pirotte, alors qu’elles étaient allées lui porter une botte de radis roses et M. Pirotte devait retourner chez elle pour l’aider dans la formule d’une lettre.

Puis, Suzette y avait été envoyée seule, avec une jatte de crème.

Quand elle en était revenue, elle avait rencontré M. Pirotte :

— Vous ambitionnez toujours le champ de Mme Durtêt ?

— Veux-tu te taire ! répliqua vivement M. Pirotte, il ne faut pas dire ces choses trop haut, parce que des oreilles peuvent entendre et que le prix de ce champ augmenterait en proportion de notre désir de le posséder.

— Enfin, vous flattez cette dame, poursuivit Suzette avec autorité.

— Pas du tout… on n’est qu’aimables.

— Vous lui portez des douceurs en lui en promettant d’autres, telles que fraises, pommes, poires, raisin, mais sans lui avouer le but de vos prodigalités. Vous vous donnez beaucoup de mal et quand vous sortez de chez elle, vous dites : « Ouf ! quel métier que de vouloir acheter un terrain à une femme têtue ! quand j’aurai ce que je veux, je ne mettrai plus les pieds chez cette sotte. » Ah ! ce n’est pas beau, M. Pirotte, d’agir ainsi !

— Tu es épouvantable ! s’écria M. Pirotte en riant, mais je tiens à ce bout de terre et si je le lui dis tout uniment, elle me fera languir et par surcroît, je paierai le double.

— Elle n’est pas bien riche.

— Elle en a bien assez, c’est une femme qui n’a plus besoin de rien.

— C’est commode de dire cela ! Moi, je sais qu’elle est charitable et votre argent serait bien placé.

— Eh ! eh ! tu t’es livrée à une enquête ?

— Mais oui. Puis, je l’ai prévenue que vous vouliez son terrain.

— Comment ! rugit M. Pirotte, tu t’es mêlée de cela ?

De riant, il était devenu furieux.

Suzette répartit imperturbable :

— Elle a été fort divertie de connaître vos vues.

— Elle a dû joliment se moquer de moi ! cria M. Pirotte de plus en plus agité.

— Vous n’ignorez pas, M. Pirotte, que la moitié du monde se moque de l’autre moitié.

— Tu es inouïe.

— Vous parlez comme maman. J’ai voulu vous éviter des mensonges et des courses inutiles qui paraissaient vous déplaire. Je vous ai rendu un grand service, croyez-moi, ayant appris que cette dame a donné, depuis plusieurs mois déjà, ce terrain à son neveu.

— Scélérate !

— Qui… la dame ?

— Oui, et toi, aussi ! mais elle t’a menti, j’en suis sûr !

— Vous tenez donc à lui donner vos fraises vos poires, vos…

— Mon projet est éventé ! tu me fais un tort considérable !

— Que non ! c’est vraiment dommage, Monsieur, que vous aimiez vivre ainsi dans le mensonge, sans quoi, vous me seriez fort sympathique.

Bouche bée, M. Pirotte ne peut rien trouver à répondre. Suzette en profita pour continuer le récit de ses exploits.

— J’ai voulu vous rendre service, et je suis allée rendre visite à ce neveu. Je dois dire qu’il manque de savoir-vivre. Il a gardé son chapeau sur son crâne, tout au long de notre entretien, et cependant, nous étions à l’ombre.

— Tu t’es occupée même de la politesse ! Qui le croirait !

— Vous me jugez à côté, tout simplement. Bref, je lui ai exprimé votre désir, j’ai traduit vos propres paroles, afin de lui démontrer que ce champ était gênant dans les vôtres, qu’il faisait tache.

— Quoi ! quoi ! s’exclamait M. Pirotte dont le tic sautait sans arrêt comme un ressort.

— Alors, Monsieur, vous aurez ce champ, grâce à la vérité. Et vous pouvez garder vos poires, vos pommes et vos grâces. Le neveu est prêt à vous être agréable et il viendra demain s’entendre avec vous.

— Tu… tu…

— Turlututu ! oui, Monsieur, l’affaire est arrangée.

— Je ne rêve pas ?

— Non, Monsieur. Je vous laisse à votre émotion, je vais aller aider la fermière à distribuer le lait. Il y a de quoi s’occuper ici.

Suzette courut aux bâtiments de la ferme pendant que M. Pirotte essayait de vaincre sa stupéfaction.

Il bondit à la rencontre de son ami et des deux dames qui rentraient de promenade et leur narra avec enthousiasme l’heureuse intervention de Suzette.

— Pour une issue satisfaisante, dit M. Lassonat, il y en a cent qui ne le sont pas.

Mme Lassonat était contente et oubliait les insuccès de sa fille.

— Quelle chance ! répétait le propriétaire, je n’aurai plus besoin d’aller faire des cour bettes devant cette Durtêt. Elle a été habile cette petite.

Tout était pardonné à Suzette.

Mme Pirotte se montrait un peu plus réservée.

Tout en accordant un tribut d’admiration à Suzette, elle craignait maintenant quelques susceptibilités de son personnel. Des échos fâcheux lui revenaient. La vérité sortait de toutes parts.

Suzette relevait les propos inexacts et ramenait tout à des proportions justes.

Il s’ensuivait quelques énervements et on se demandait pourquoi cette petite demoiselle se permettait de rectifier certaines phrases lancées avec insouciance.

— Ma robe ne me semble pas propre, Ursule.

— J’ai cependant brossé cette robe, Madame, pas plus tard qu’hier.

— Oh ! protestait Suzette, vous perdez la mémoire, Ursule, vous étiez fatiguée, hier, et vous l’avez rentrée sans la nettoyer. Vous l’avez même dit tout haut.

— Ah ! oui, c’est vrai, je ne m’en souvenais plus. La femme de chambre mortifiée, estimait que cette jeune parisienne abusait de l’hospitalité.