Swift d'après des travaux récens

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Swift d'après des travaux récens
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 321-356).
SWIFT
D’APRÈS DES TRAVAUX RÉCENS

Œuvres complètes de Swift. — The Life of Jonathan Swift, par John Forster (vol. I, 1875). — Life of Jonathan Swift, par Henry Craik (1882). — Swift, par Leslie Stephen (1882).

La foule n’aime pas qu’on touche à ses légendes. Elle est particulièrement attachée aux légendes tragiques. Lorsqu’un nom est associé dans notre esprit au souvenir d’immenses souffrances et que nous sommes accoutumés à plaindre un homme, l’idée que nous pleurions peut-être sur des chimères est de celles qui désobligent. On ne perd pas volontiers ses martyrs. On sait mauvais gré à qui touche à la figure familière, surtout si elle avait été dessinée par la main d’un maître ; il semble alors que ce soit une sorte d’attentat littéraire. Tout le monde a devant les yeux le Swift de M. Taine, cette physionomie lamentable et farouche qui a fourni l’un des plus beaux chapitres de l’Histoire de la littérature anglaise. Tout le monde a lu et relu ces pages éloquentes, depuis l’entrée en scène du pauvre écolier gauche et bizarre, objet de la risée de tous ses professeurs et dont toute la vie (c fut semblable à ce moment, comblée et ravagée de douleurs et de haines, » jusqu’à la lutte désespérée de l’homme fait, u Vingt ans d’insultes sans vengeance et d’humiliations sans relâche, le tumulte intérieur de tant d’espérances nourries, puis écrasées, des rêves violens et magnifiques subitement flétris par la contrainte d’un métier machinal, l’habitude de souffrir et de haïr, la nécessité de cacher sa haine et sa souffrance, la conscience d’une supériorité blessante, l’isolement du génie et de l’orgueil, l’aigreur de la colère amassée et du dédain engorgé, voilà les aiguillons qui l’ont lancé comme un taureau. » Tout le monde enfin se rappelle la superbe péroraison qui commence par ces mots : « Tel est ce grand malheureux génie, le plus grand de l’âge classique, le plus malheureux de l’histoire » et c’est pourquoi tout le monde m’en voudra de tenter de mettre à la place de cette admirable et sombre figure un Swift non moins grand par le talent, mais moins infortuné et moins triste.

Les travaux anglais ne laissent pas le choix. Il faut se taire sur l’auteur de Gulliver ou se résigner à gâter le beau portrait de M. Taine. On a toujours beaucoup écrit sur Swift. Cet homme singulier était à peine mort, que les biographies ou essais de biographies se succédaient, et aujourd’hui, après un siècle et demi, la curiosité publique n’est point lassée. Des recherches récentes, parmi lesquelles il faut citer en première ligne, — pour le zèle, la patience et aussi pour l’importance des résultats, — les recherches de MM. Forster et Craik, ont encore mis au jour quelques documens nouveaux et rectifié les anciens textes en plusieurs endroits. On ne saurait dire toutefois qu’elles aient amené aucune découverte capitale. Après comme avant, l’histoire matérielle de Swift conserve ses parties obscures, ses énigmes sur lesquelles la critique anglaise demeure hésitante. Après comme avant, son histoire morale demeure écrite dans ses ouvrages, ses notes intimes, ses lettres, et surtout dans la correspondiuice connue sous le nom de Journal à Stella. C’est à Swift lui-même qu’il faut demander le secret d’une destinée qui peut surprendre, toucher, indigner, qui ne laisse jamais indifférent.


I.

Jonathan Swift est né à Dublin, le 30 novembre 1667, d’une vieille famille anglaise dont plusieurs rameaux s’étaient fraîchement transplantés en Irlande. Le hasard qui le fît venir au monde de l’autre côté du canal Saint-George fut un de ses griefs contre le sort. Il lui dut d’être souvent traité d’Irlandais, dont il enrageait. Le seul soupçon d’être Irlandais lui paraissait un opprobre, tant il méprisait ce peuple et haïssait sa terre. En réalité, par son père et par sa mère, Swift était de sang purement anglais. J’insiste sur ce point, parce qu’on essaie quelquefois d’expliquer par une influence celtique le tour de son esprit et les nuances de son humeur. L’explication serait, d’ailleurs, mauvaise dans tous les cas; il ne se peut rien imaginer de plus opposé à l’idéalisme des races celtes que la nature positive de Swift.

La famille était extrêmement nombreuse. Le grand-père Thomas, bon ecclésiastique et bon soldat, qui bénissait d’une main et se battait de l’autre pour son roi, eut quatorze enfans. L’aîné de ceux-ci, l’oncle Godwin, qui joua un rôle important dans la vie de son célèbre neveu, se maria quatre fois et laissa dix-huit enfans, dont quinze garçons, qui, tous, se marièrent et eurent postérité. Les neuf frères cadets de l’oncle Godwin firent également souche. Le sort des filles et des sœurs est moins connu, mais il est à croire qu’elles furent pour quelque chose dans la nuée de cousins et de cousines de noms divers dont il est question dans le Journal à Stella et dont la vue, à de rares exceptions près, ne réjouissait pas le cœur du grand homme de la famille : Swift trouvait qu’il y en avait trop et que la plupart ne lui faisaient pas honneur dans le monde. On a beau être homme de Dieu et homme de génie, il est pénible d’être dérangé d’une conversation avec un ministre ou une belle dame par son cousin le boucher ou sa cousine l’aubergiste.

Le père de Swift était un des membres de la tribu qui n’avaient point prospéré. Il s’était marié honorablement, mais pauvrement, ce que son fils ne lui pardonna jamais, et il venait d’obtenir une place modeste à Dublin lorsqu’il mourut, laissant sa femme enceinte et une fille au berceau. La veuve eut recours à son beau-frère Godwin, procureur général, qui passait pour un richard et qui ne la refusa point, mais qui fit les choses maigrement, et, surtout, de mauvaise grâce. La nature ne l’avait pas créé aimable ; il avait à pourvoir ses dix-huit enfans et il savait (ce que les_ siens et le public ignoraient) que sa grande fortune n’était plus qu’un souvenir ; il l’avait perdue dans des spéculations. Son neveu Jonathan connut plus tard cette dernière circonstance et il n’en fut pas désarmé. La chicherie revêche de l’oncle Godwin lui resta toute sa vie sur le cœur, tellement qu’il crut devoir le récompenser de ses bienfaits par la ligne suivante de l’Autobiographie : « Il plaidait mal, mais il était peut-être un peu trop habile dans les parties subtiles de la loi. » Swift ne se contraignit pas davantage en paroles. Quelqu’un lui demandant s’il n’avait pas été élevé par son oncle : « Oui. répondit-il, il m’a donné l’éducation d’un chien. — Et vous n’avez pas la reconnaissance d’un chien, » répliqua l’interlocuteur. — En matière de rancune, Swift avait des principes solides. Il n’oublia jamais de se venger du mal qu’on lui avait fait et du bien qu’on ne lui avait pas fait. Il est juste d’ajouter qu’il n’oublia pas davantage de rendre le bien pour le bien, sauf dans quelques circonstances où son intérêt y était trop clairement opposé.

Il eut sa première aventure vers l’âge d’un an. Sa bonne le vola, par affection, pour ne pas s’en séparer, et l’emporta secrètement en Angleterre. Il vécut chez elle assez longtemps, objet de toutes sortes de soins : « A trois ans, dit le manuscrit de l’Autobiographie, il lisait n’importe quel passage de la Bible. » Swift avait d’abord écrit : « à deux ans. » Il eut un scrupule et se corrigea. La suite est assez obscure jusqu’aux années d’université. On sait qu’il était maladif, qu’à six ans l’oncle Godwin le mit en pension, et que presque aussitôt sa mère retourna vivre dans sa propre famille, en Angleterre. On sait aussi qu’il faut rapporter à la même époque un désappointement où il vit plus tard une prophétie. Il péchait à la ligne. Il avait pris un gros poisson et il allait mettre la main dessus quand le poisson retomba dans l’eau et s’échappa : « J’en suis encore vexé, racontait Swift devenu homme mûr, et je crois que c’était l’image de tous mes désappointemens futurs. » On verra, en effet, que l’anecdote de la pêche à la ligne résume toute la carrière de Swift.

A quatorze ans, il entra à l’université de Dublin. A l’en croire, il y travailla peu, fut refusé une première fois au baccalauréat pour « incapacité et insuffisance » et ne fut enfin reçu, le 15 février 1686, que par une manière de charité. La tradition ajoute qu’à partir de 1686 il fut continuellement puni, qu’en 1688, en compagnie de cinq camarades, il dut faire amende honorable, publiquement et à genoux, à l’un des doyens de l’université, et que c’est pour venger cette humiliation qu’en 1710, dans un libelle anonyme, il lança contre le même doyen des accusations graves. Ces divers incidens ont provoqué de nombreux commentaires chez les critiques. Il ne nous semble pas nécessaire de nous y attarder. Que Swift doive ou non partager avec un cousin du même nom la liste de méfaits et de punitions inscrite sur les registres de son collège, aucune gloire n’y est intéressée, puisqu’il ne s’agit que de ces peccadilles qui ne laissèrent jamais aucune ombre sur la réputation d’un jeune homme. Nous ferons seulement remarquer que le point incontestable de l’histoire étant l’attaque contre le doyen, puisque le libelle a été conservé, il est encore plus charitable de supposer que Swift a injurié son ancien maître par esprit de vengeance que pour le seul plaisir de médire.

Nous ne saurions davantage prendre au tragique les échecs universitaires de Swift. Il arrive à tout le monde d’être refusé au baccalauréat. Les examens ont même été inventés pour montrer à la jeunesse qu’il ne suffit pas d’avoir de la facilité. Fût-on destiné à écrire le Conte du Tonneau et Gulliver, si l’on ne travaille pas, l’on n’est pas reçu, et cela est juste. Des découvertes récentes ont d’ailleurs donné à penser que la scène accablante du deuxième examen, avec ses ignorances criantes, ses stupidités de candidat effaré, sa déroute finale et l’impression désastreuse produite sur les professeurs avait été, sinon inventée, du moins fort embellie par Swift vieillissant; il y a quelquefois autant d’orgueil à se rabaisser qu’à s’exalter. On a retrouvé les notes de l’un des examens trimestriels de l’université du Dublin pour l’année 1685 et l’on a constaté que les notes de Swift, sans être brillantes, étaient parmi les meilleures.

Il se destinait à cette époque à faire sa carrière dans l’université même. L’oncle Godwin était mort et les subsides venaient à présent d’un autre oncle, William Swift, excellent homme, auquel son neveu demeura très attaché. Il arriva aussi des secours d’un cousin Swift établi en Portugal. Malgré tout, l’étudiant de Dublin était pauvre, chose horrible pour sa nature orgueilleuse, et il se sentait dépendant, seconde injure du destin dont il conservera un souvenir amer. Mécontent et découragé, il faisait d’assez mauvaise besogne à Dublin lorsque la révolution de 1688 lui rendit le service de l’en chasser. Les troubles qui éclatèrent en Irlande à la chute de Jacques II et à l’avènement de Guillaume d’Orange amenèrent la dispersion des étudians. Swift partit pour l’Angleterre et rejoignit sa mère, qui se trouva fort embarrassée de ce grand garçon à caser. Elle lui conseilla de s’adresser à sir William Temple, l’habile diplomate de la triple alliance et de la paix de Nimègue, dont la femme était sa parente éloignée. La demande fut bien accueillie et, avant la fin de 1689, Swift arrivait à Moor-Park, la maison de campagne que sir William habitait dans le comté de Surrey. Il venait remplir auprès de lui les fonctions de secrétaire.

C’est ici, d’après la légende, le second acte du drame. Swift chez Temple ferait le pendant de Rousseau chez Mme de Breil. Payé en laquais, mangeant à l’office et subissant les familiarités de la valetaille, il aurait eu pour emploi de composer des odes à la louange du maître, de subir ses humeurs de goutteux, et d’admirer ses bons mots. Dix années presque ininterrompues de cette servitude auraient achevé d’ulcérer une âme née arrogante, et à Moore Park se serait amassé le flot de mépris, de sarcasme et d’insulte que Swift ne cessera ensuite, jusqu’à son dernier souffle, de déverser sur l’humanité. Avant d’essayer de démêler, à travers la contradiction des témoignages, la part du faux et du vrai, voyons quels hommes se trouvaient en présence.

Sir William Temple était un fin diplomate, ayant du monde, et de l’esprit, mais se rappelant qu’il avait été secrétaire d’état et ne le laissant pas toujours oublier aux autres. Il avait encore une autre faiblesse. Il aimait à faire des mots, et il aimait qu’on les admirât, même lorsqu’ils n’étaient plus tout neufs. En dépit de ces travers, sir William était un honnête homme, dans le sens étendu que le terme avait alors. Il encourageait un peu trop à le vénérer, mais il était sincère, sensible, mesuré, sauf peut-être pendant ses accès de goutte, habile à distinguer le mérite et soigneux de reconnaître les services. Le nouveau secrétaire était un grand diable mal élevé et singulier, qui ne savait ni se tenir, ni s’habiller, ni manger, et qui était incapable de l’apprendre : il mourut sans avoir appris à se servir de sa fourchette et de son couteau. Il avant le nez aquilin, les traits réguliers et nobles, mais tout cela était encore un peu maigre, un peu osseux. Le teint était brun. Les grands yeux d’un bleu clair, surmontés de sourcils en broussailles, tantôt rayonnaient d’intelligence et de malice, tantôt étaient froids et mauvais. La tournure était gauche et devait le rester. Le corps était possédé d’un grand besoin de mouvement; toutes les deux heures, Swift laissait là paperasses et encrier et s’en allait grimper en courant sur une colline voisine de Moor Park : « J’aurais sauté par-dessus la lune, » disait-il plus tard. Il conservera jusqu’à la vieillesse le goût des voyages à pied, avec couchée dans les auberges borgnes où une place dans un lit coûtait deux sous, un lit pour soi tout seul, avec des draps blancs, quatorze sous. Par intervalles, d’étranges accès d’étourdissement et de surdité indiquaient le germe d’un mal proche du cerveau. Il disait lui-même qu’il périrait par la tête.

Le caractère n’était rien moins que commode. Travaillé par les impatiences d’un génie qui sent obscurément sa force; souffrant du malaise que donne l’ambition sourde et encore inconsciente ; ayant une sainte ignorance, puis un saint mépris des règles mondaines et de l’étiquette ; prompt à l’impertinence et susceptible ; voyant tous les ridicules, pénétrant toutes les faiblesses, incapable de retenir sa langue ou sa plume et ne sachant pas en supporter les conséquences ; malheureux d’un regard froid du maître et en voulant aux autres de sa propre poltronnerie; délicieux dans ses bons momens, gai, câlin, éblouissant, pendu à toutes les jupes, faisant tourner toutes les têtes, et l’instant d’après ombrageux et inquiet; d’un bon sens prodigieux dans les affaires d’autrui et se conduisant dans les siennes en aveugle, il fut l’un des plus grands orgueilleux de l’humanité, des plus richement doués et, finalement, des plus cruellement joués par la fortune.

Il méprisait les femmes, mauvais signe à vingt ans, et il avait déjà commencé avec elles le manège qui lui amènera des catastrophes. Parfaitement sage de conduite, il avait toujours quelque siège en train, ne s’arrêtant qu’au moment où la place se rendait, mais alors s’arrêtant invariablement. On le croyait sans cesse à la veille d’épouser et, certes, jamais homme n’en fut plus éloigné. Il l’était au point que son aversion pour le mariage est devenue une façon de problème, que ses biographes se sont efforcés de résoudre par des considérations de divers ordres dans lesquelles nous n’entrerons pas, parce qu’il n’y a là que des hypothèses sans preuves décisives. Toujours est-il que, dès qu’il avait esquivé le dénoûment, il allait faire la cour à une autre. On possède une lettre qu’il a écrite à vingt-quatre ans à l’un de ses cousins, à propos d’un sot mariage que sa famille le croyait au moment de faire et dont son cousin avait entrepris de le détourner. Swift le rassure en lui expliquant que la personne en question est au moins la vingtième avec qui il a donné lieu à des bruits de cette nature. Il reconnaît qu’il a tort de laisser croire au public qu’il a des intentions sérieuses, tandis qu’il ne veut que s’amuser, mais il ajoute qu’il se soucie plus de son plaisir « que du blâme d’un tas de pauvres imbéciles. » Il termine en déclarant que, pour ce qui est du mariage en général, il le remettra probablement « à l’autre monde. » Ces détails étaient indispensables ; sans eux, tout un côté de la conduite de Swift demeurerait incompréhensible.

Il est indispensable aussi d’insister sur un autre point où les documens contredisent absolument la légende. On a représenté Swift comme un hypocondriaque, aigri dès l’enfance par la pauvreté et le mépris, le cœur gonflé de haine et de colère, d’où le choix qu’il fit tout d’abord, pour ses écrits, du genre satirique et agressif. Nous verrons tout à l’heure qu’il eut au moins une autre raison pour ce choix. Quant au caractère, il faut faire deux parts dans la vie de Swift. La première, qui s’étend jusqu’aux environs de la cinquantième année et la seule dont nous ayons à nous occuper pour l’instant, montre qu’on peut être pamphlétaire terrible et avoir le caractère gai. Swift était gai, très gai ; il ne cesse de le répéter et d’en donner des preuves. En 1712, dans un moment où il avait de fortes raisons de se plaindre, il écrit à Stella : — « Si je n’étais pas naturellement gai, je serais très mécontent de mille choses. » — « Laissons ce sujet, dit-il dans une autre lettre ; cela me donnerait le spleen et c’est une maladie pour laquelle je n’étais pas né. » Dans la jolie pièce de vers sur sa mort, écrite pourtant en 1731, à soixante-quatre ans et après ses grands chagrins, il dit de lui-même : « Il fut gai jusqu’à son dernier jour. » Le ton général de sa correspondance est loin d’être triste, et il était recherché des joyeuses compagnies avec un empressement qui ne donne pas à penser qu’il les affligeât par une mine abattue et des propos de misanthrope. On sait, au contraire, qu’il y était étincelant, avec la pointe de moquerie légère qui plaît aux femmes et une philosophie point du tout amère. « Monsieur, demandait-il un jour à un campagnard, vous souvenez-vous d’avoir vu du beau temps? — Oui, monsieur, répliqua le campagnard étonné ; grâce à Dieu, j’ai vu beaucoup de beau temps. — Pas moi, repartit Swift ; je ne me rappelle pas avoir vu un temps qui ne fût trop chaud ou trop froid, trop humide ou trop sec ; mais de quelque façon que Dieu arrange les choses, à la fin de l’année tout est très bien. » On croirait entendre Candide, et nous sommes loin du pessimisme du Voyage au pays des Houyhnhnms. Il va de soi que le Swift que nous venons de dépeindre était encore enveloppé, lors de l’arrivée à Moor-Park, d’une écorce épaisse. Il n’était pas formé ; la haute situation et la grande réputation de Temple l’intimidaient ; il ne dut pas paraître à son avantage.

Sa position dans la maison est restée un sujet de chagrin pour ses admirateurs. Il faisait partie des domestiques. Sir William, en parlant de lui, disait : a servant. Ce mot de « domestique » ne choque tant de personnes que faute d’avoir présente à l’esprit la différence entre ce qu’il représente aujourd’hui et ce qu’il représentait alors. On oublie qu’au XVIIe siècle il exprimait encore les rapports de dépendance honorable qui rattachaient le client au patron dans l’ancienne Rome, le vassal au suzerain dans le moyen âge, et qu’il admettait une infinité de degrés hiérarchiques. L’aumônier d’un grand seigneur, son secrétaire, son écuyer, étaient des domestiques, et un passage de Saint-Simon ne laisse subsister aucun doute sur le pied où étaient les « premiers officiers, » comme on les appelait aussi. En 1702, la jeunesse de la cour de France se divertit à jouer la comédie chez Mme de Maintenon. La duchesse de Bourgogne, le duc d’Orléans, trois ou quatre dames et seigneurs des premières familles et « quelques domestiques de M. de Noailles » remplissaient les rôles. Les gens qui récitaient Athalie devant Louis XIV, avec sa petite-fille et son neveu, n’avaient évidemment rien de commun avec la valetaille ; et il n’est point du tout terrible que Swift ait été serrant chez Temple, comme Locke l’avait été, quelques années plus tôt, chez lord Ashley.

Ses fonctions étaient les fonctions ordinaires d’un secrétaire. Elles sont énumérées dans une lettre de recommandation que sir William lui donna en 1690, à un moment où il eut envie de retourner en Irlande, et que nous citerons, parce qu’on y voit l’effet que Swift avait produit à Moor-Park et ce qu’on y pensait de lui après un commerce de quelques mois. La lettre est adressée à sir Robert Southwell. Il J’ai appris cette après-midi, écrit Temple, que vous allez en Irlande comme secrétaire d’état; c’est pourquoi je me hasarde à vous faire offre d’un domestique, pour le cas où il vous en faudrait un tel que le porteur de cette lettre. Il est né en Irlande et y a été élevé, quoique appartenant à une bonne famille du comté de Hereford. Il avait été près de sept ans au collège de Dublin et il était prêt à prendre son degré de maître ès arts, quand les calamités du pays amenèrent l’abandon du collège et le forcèrent à partir. Depuis ce temps, il a vécu chez moi, me faisant la lecture, écrivant pour moi, et se chargeant de tous les comptes qu’exigent mes modestes affaires. Il possède le latin et le grec, sait un peu de français et a une très bonne écriture courante. Il est très honnête, très appliqué, et il a de bons amis, bien que pour le moment ils soient ruinés. Je connais toute sa famille de longue date ; c’est ce qui m’a obligé d’avoir soin de lui. Si vous voulez bien le prendre avec vous, comme commis ou comme attaché à votre personne, soit que vous le gardiez à l’un de ces titres si son service vous agrée, soit que vous le placiez quelque part dans le collège pour arriver au fellowship qu’il ambitionne à juste titre, je vous en aurai personnellement, aussi bien que pour lui, les plus grandes obligations. » La lettre est du 29 mai. Elle fut remise à son destinataire, car elle a été retrouvée dans les papiers de sir Robert Southwell ; mais, soit qu’elle n’ait pas produit l’effet souhaité, soit que Swift ait changé d’idée, dès le mois d’août il était de retour en Angleterre et à Moor-Park.

Nous possédons la contre-partie de la lettre de sir William dans un passage du Journal à Stella, qui précise la nature et la portée des griefs que Swift put avoir contre Moor-Park dans les commencemens. Le 3 avril 1711, il venait de chanter pouille à un ministre, qui s’était permis d’être de mauvaise humeur. « Je l’ai averti d’une chose, écrit-il, de ne jamais me témoigner de froideur, parce que je ne veux pas être traité en écolier ; j’ai déjà trop tâté de cela dans ma vie (je faisais allusion à sir William Temple). » Il y a loin de ce « traité en écolier » aux « indignités » que Swift aurait endurées à Moor-Park selon les uns. Il n’y a pas moins loin des légers torts de conduite qu’il put avoir aux sottises dont d’autres l’ont accusé. On se représente fort bien ce que devaient être les relations entre le vieil homme de cour, majestueux et poli, et cet échappé de collège, point dégrossi, la raillerie incarnée, parlant toujours quand il aurait fallu se taire et venu au monde avec un ton protecteur. Il y eut des chocs qui n’empêchèrent point de s’apprécier mutuellement. Swift trouvait chez Temple une bonne bibliothèque, des loisirs et la conversation d’un homme d’état expérimenté, qui l’initiait à tout, si bien qu’au sortir de Moor-Park il parlera et écrira en vieux publiciste rompu aux affaires. Temple n’avait pas été long à voir que son orageux secrétaire n’était pas un esprit ordinaire. Il lui confiait ses secrets, l’envoyait porter ses conseils au roi, et, lorsque celui-ci venait à Moor-Park pendant un accès de goutte, c’était Swift qu’on chargeait de le promener et de l’entretenir. Ce fut dans une de ces occasions que Guillaume, qui se connaissait en hommes, lui offrit une compagnie de cavalerie. Swift refusa, mais le roi garda son idée, car il ne voulut jamais se souvenir, après la mort de Temple, qu’il lui avait promis une place d’église pour son secrétaire.

Cependant l’impatience de son obscurité croissait d’autant plus, que Swift sentait pousser ses ailes. À cette époque, il se croyait poète, et, qui plus est, poète lyrique. Il faisait des odes, avec apostrophes à la Muse, et où il tutoyait le roi Guillaume. Dryden, son parent, eut l’imprudence de s’écrier, en lisant une de ces pièces : « Cousin Swift, vous ne serez jamais poète ! » Cousin Swift lui revaudra cela plus tard. En attendant, il devient nerveux et agité. Au mois de juin 1694, n’y tenant plus, il repart pour l’Irlande, résolu à entrer dans l’église. Il laissait derrière lui, à Moor-Park, une fillette de treize ans destinée à jouer un grand rôle dans sa vie. Son nom était Esther Johnson, mais le monde la connaît sous son surnom de Stella. Sa mère était et amie et compagne » de lady Giffard, sœur de Temple et vivant avec lui. Swift s’était attaché à l’enfant. Il jouait avec elle, lui donnait des leçons d’écriture et essayait inutilement de lui apprendre l’orthographe.

La seconde fugue en Irlande ne fut point heureuse. Swift prit les ordres, obtint une petite prébende, et découvrit qu’il était encore plus ennuyeux d’être curé de campagne que secrétaire d’un goutteux. L’épisode de Varina, la première de ses victimes célèbres, ne suffit pas à le réconcilier avec son village. Varina, de son vrai nom miss Waring, n’est pour nous qu’une silhouette assez vague, et son histoire sera vite contée. Swift lui fit la cour comme à toutes les autres et, dans le désœuvrement de la campagne, la cour fut chaude. On possède une lettre à Varina qui est brûlante et débordante de passion, d’éloquence, de désespoir : sa vie est brisée si elle le refuse; il mourra tout à elle comme il a vécu; pleurera-t-elle au moins un peu en lui disant adieu? Pourquoi, au nom du ciel, ne pas l’avoir repoussé tout d’abord? Il supplie, reproche, s’emporte, jure qu’il va travailler à son avancement pour la mériter, débite mille extravagances et part pour Moor-Park, où il se décidait à retourner. La correspondance continue. Swift triomphe enfin au bout de trois ans, après la mort de Temple et son propre retour en Irlande, où il a une situation. Varina cède à son amour et le lui avoue dans une lettre. Aussitôt Swift prend la plume. Il énumère toutes les raisons qu’elle a de ne pas l’épouser et toutes les raisons, encore plus fortes, qu’il a de ne pas vouloir d’elle. « Vous aviez, lui dit-il, de l’éloignement pour moi et vous en avez encore ; vous trouviez ma fortune insuffisante, et elle n’est pas à présent dans une condition à vous être offerte. Si votre santé et ma fortune étaient ce qu’elles devraient être, je vous préférerais à toutes les femmes ; mais, dans l’état où sont l’une et l’autre, vous seriez certainement malheureuse. » Elle n’a pas du tout ce qu’il faut pour plaire à un homme de sa sorte et de son éducation. Elle manque de conversation, elle a mauvais caractère, une mère insipide, et elle raisonne quand Swift commande. « Je crois donc, poursuit-il, que je suis plus fondé à vous en vouloir de vos désirs à mon endroit, que vous ne l’êtes d’être fâchée de mes refus. » Si elle veut changer, il verra; il consentira à l’épouser sans regarder si elle est belle ou laide, pourvu qu’elle soit propre. Toutefois, il serait désolé d’être un obstacle si elle trouvait un meilleur parti. En recevant cette lettre engageante, Varina fit la seule chose à faire : elle rentra dans l’ombre, et il ne sera plus question d’elle. Nous n’avons pas voulu interrompre ce singulier roman ; il nous faut maintenant retourner en arrière, à la rentrée de Swift à Moor-Park (mai 1696), après l’expérience manquée de Kilroot.

Il était revenu sur la prière de sir William, qu’il ne quitta plus jusqu’à sa mort. Swift a tenu un Journal de la dernière maladie de son maître. On y lit : «Il est mort à une heure du matin, aujourd’hui 27 janvier 1699, et avec lui tout ce qu’il y avait de bon et d’aimable parmi les hommes. » Dans l’Autobiographie, qui n’était certes pas destinée à être vue de la famille de Moor-Park, dans la préface écrite pour l’édition posthume des œuvres de Temple, dans la correspondance, dans le Conte du Tonneau, on trouve d’autres témoignages que Swift garda respect et attachement à la mémoire de sir William. Un détail bien léger en apparence, et pourtant bien significatif, achèvera de trancher la question. Dès que Swift eut un jardin à lui, il le dessina et le planta de façon à reproduire en petit le jardin de Moor-Park ; on ne conserve pas avec tant de soin le souvenir des lieux où l’on a beaucoup souffert. Ainsi tombe sur ce point la légende, comme elle tombera encore sur d’autres. Temple, de son côté, ne s’était pas montré oublieux ni indifférent. Il léguait une somme d’argent à son secrétaire, et l’on a vu plus haut qu’il avait tiré parole du roi pour une place d’église. On a vu aussi que Guillaume ne jugea pas à propos de tenir sa parole, mais Swift emportait de Moor-Park mieux que des guinées, mieux que des promesses royales. Il s’était décidé à délaisser les vers pour la prose, et il avait en poche le manuscrit du Conte du Tonneau. Bien que cet ouvrage n’ait été imprimé que cinq ans plus tard, en 1704, nous nous y arrêterons ici pour montrer quel homme la mort du Temple avait lâché sur le monde politique de l’Angleterre.


II.

Swift a indiqué en plusieurs endroits les raisons qui lui avaient fait choisir le genre satirique. Ce sont des raisons toutes pratiques, où l’hypocondrie (j’en demande pardon à M. Taine), n’eut rien à voir. On lit dans la Préface de l’auteur, du Conte du Tonneau : « La gloire et l’honneur s’achètent à meilleur marché par la satire que par toutes les autres productions du cerveau. » On lit aussi dans le Journal à Stella, à la date du 7 octobre 1710, c’est-à-dire trois jours après que Swift, ayant exécuté sa grande évolution politique, eut été présenté au chef du nouveau ministère tory : « On peut jaser de ce que vous savez[1] ; mais, par ma foi, sans lui je n’aurais jamais pu avoir l’accès que j’ai eu ; et s’il m’aide à réussir, donc il aura été utile à l’église. » Entendez par là que si le Conte du Tonneau aidait à l’avancement d’un homme comme lui, dévoué aux intérêts de l’église, il rendait en définitive, malgré les objections et les apparences, service à l’église. De ce double aveu, quelque peu naïf de la part d’un ecclésiastique et d’un satiriste, nous sommes autorisés à tirer deux conclusions : l’une, que Swift, lorsqu’il voulut aborder la prose, ne tomba point sans aucune espèce de réflexion ni de calcul, et uniquement par besoin de décharger sa bile, sur son véritable genre : la satire ; l’autre, qu’il n’écrivit pas le Conte du Tonneau dans un pieux dessein. Il voulait donner sa mesure ; tant mieux si l’église y trouvait indirectement son compte.

Les questions religieuses ou ecclésiastiques n’occupent au reste qu’environ un tiers de ce livre étrange et, bien qu’elles aient d’abord attiré toute l’attention et causé tout le bruit, j’ose dire qu’elles n’y tiennent que la seconde place. C’est rapetisser cette terrible et éblouissante satire que d’y voir un ouvrage de controverse passagère, tandis que Swift y embrasse et y transperce tout : l’homme et la société, la religion et la science. C’est en même temps rendre l’auteur encore plus coupable qu’il ne fut d’avoir traité par endroits les sujets sacrés avec une irrévérence triviale et basse, un mélange d’ordures, qui sont déjà suffisamment choquantes chez un ecclésiastique, que de l’accuser par surcroît d’avoir prétendu être édifiant. Dans l’intérêt de la gloire de Swift, mieux vaut supposer que, lorsqu’il écrivit son Conte, il avait oublié qu’il avait pris les ordres, que soutenir qu’il l’écrivit parce qu’il était homme d’église. Pour son bonheur et pour son malheur, les chapitres de doctrine et de discipline sont les seuls où il y ait une action formant une sorte de récit. Ils ont dû à cette circonstance de surnager dans toutes les mémoires et de concentrer sur eux l’admiration et le blâme. Ils sont devenus l’ouvrage tout entier pour le gros public, qui en juge par ouï-dire et ne lit plus guère de Swift que Gulliver. On peut les résumer en quelques lignes.

Un père avait trois fils jumeaux, Pierre (l’église romaine), Martin (l’église anglicane) et Jack (les dissidens). Il leur recommanda de vivre ensemble, dans la paix et l’union, et les trois frères suivirent la volonté de leur père pendant sept années, c’est-à-dire pendant les sept premiers siècles de l’église primitive, mais ensuite ils firent de mauvaises connaissances. L’influence de leur entourage en fit de francs débauchés et de fieffés coquins, dont la conduite est décrite par Swift avec la crudité de langage qui oblige continuellement, pour le citer, à retrancher et à adoucir. Bref, ils allaient buvant, battant, jurant, hantant les mauvais lieux ; vrai gibier de potence et se valant tous trois. Pierre n’en devint pas moins un très gros bonnet, tant et si bien que la prospérité le rendit insolent et tyrannique et que Martin et Jack le quittèrent. Les tours de passe-passe de Pierre, le schisme des deux autres et la brouille entre Jack et Martin sont contés jusqu’au bout avec une verve cynique et un grand mépris de la propreté. Il faut avoir le génie de l’indécence pour réussir à parler théologie de façon qu’on ne puisse même sous-entendre le sujet de tel chapitre. C’est pourtant où nous en sommes avec Swift. Sa grossièreté est particulièrement désagréable parce que c’est la grossièreté d’un homme purement intellectuel, d’un tempérament froid, — c’est lui qui le dit, — et qui n’a jamais l’excuse de la grosse gaîté physique par laquelle sont entraînés la plupart des diseurs de malpropretés. Il y a une grande différence entre l’homme qui se laisse voir débraillé, après un souper trop gai, et celui qui se débraille à froid et savamment, dans son cabinet, avant d’ouvrir sa porte et de faire entrer.

Le reste de l’ouvrage est rempli par des fantaisies et des dissertations sur des sujets décousus, mais dont l’ensemble ne laisse pas grand’chose à détruire dans le monde. La religion sombre avec les religions. La science n’est que du vent ; « les mots ne sont que du vent, et la science n’est que des mots : ergo, la science n’est que du vent. » Ce que nous appelons bonheur, nous pauvres dupes, est en réalité « la possession perpétuelle d’être habilement trompé, » car tout ce qu’on ne voit pas à travers l’illusion est fané et insipide. La philosophie est un leurre. Il n’y a que trois manières de s’élever au-dessus des têtes de la foule : monter dans une chaire, sur l’échelle du gibet ou sur des tréteaux. La sagesse est peut-être une poule dont les gloussemens méritent notre attention et notre estime parce qu’ils annoncent un œuf; elle est peut-être une noix vide, qui vous casse les dents et ne vous donne qu’un ver. Le génie est une maladie du cerveau; une différence de quantité dans les vapeurs qui montent des parties inférieures du corps à la tête fait aussi la seule différence entre un Alexandre le Grand, un Descartes et un crétin. La même vapeur qui produit le génie produit la folie, deux effets semblables sous des noms divers ; en effet, les grands conquérans, les inventeurs de systèmes philosophiques et les fondateurs de religion ont invariablement été des hommes dont la raison « avait subi de grandes révolutions par l’effet du régime et de l’éducation, par la prédominance d’un certain tempérament, et par l’influence particulière de l’air et du climat. » En sorte que, sans la bienheureuse vapeur que « le monde appelle folie, le monde serait privé de ces deux grandes bénédictions, les conquêtes et les systèmes. »

L’enthousiasme est manifestement engendré par un afflux de la même vapeur dangereuse, et un héros ne se distingue d’un fou que par l’à-propos, dû au hasard, avec lequel il a exécuté ses actions extravagantes. Curtius saute dans un gouffre et est proclamé le sauveur de sa patrie; Empédocle saute dans un autre gouffre et garde la réputation d’un insensé. Le jour où l’on aura appris à diriger et à utiliser les variétés de frénésie qui doublent la force des muscles ou qui ajoutent de la vigueur et de la vie au cerveau, il n’y aura plus de fous et l’on pourra ouvrir les portes de Bedlam. Pour arriver à ce résultat, Swift propose de nommer des commissaires qui iront inspecter les maisons d’aliénés et examineront à quoi chaque pensionnaire est propre. Le forcené qui blasphème, mord et écume sera nommé sur-le-champ colonel de dragons et expédié à l’armée. Le bavard, qui bredouille sans cesse ni trêve des discours dépourvus de sens, sera mis dans un fiacre et conduit au tribunal, où on l’assoira sur un siège déjuge. Ce fou à la mine importante et affairée, qui sait l’art difficile de se mordre les doigts à propos et qui vous demande un sou en vous promettant une chanson, fera un excellent courtisan ; c’est pitié de laisser perdre ses talens dans un cabanon. Cet autre, qui vit dans les ténèbres et qui voit tout, sera une recrue précieuse pour une congrégation.

Plus loin, Swift expose une théorie qu’on retrouve chez un grand écrivain russe de notre siècle. D’après Swift, l’homme supérieur n’est pas assujetti aux contraintes qui, dans notre état social, pèsent sur le commun. Il possède, de par sa supériorité, un droit naturel de prendre tout ce qu’il estime lui être dû, et ce droit grandit avec son mérite. De là les conquérans, de là ce que nous appelons les grands hommes et les héros. C’est tout à fait la théorie de Raskolnikof, le héros de Dostoïevski, qui divise l’espèce humaine en deux catégories, les hommes ordinaires et les hommes extraordinaires, les premiers ayant pour fonctions de reproduire la race et pour devoir d’obéir, les derniers élevés au-dessus des lois et de la morale et autorisés à verser le sang à flots pour conquérir le titre de bienfaiteurs de l’humanité. Raskolnikof termine sa tirade par ce cri : « Vive la guerre éternelle ! » Swift intitule son chapitre : De la nature, de l’utilité et de la nécessité des guerres et des querelles. Des deux parts, c’est la négation d’une loi morale commandant même au génie.

On aura remarqué au passage plusieurs autres idées qui ont fait depuis Swift leur chemin dans le monde. La théorie de l’influence des milieux est tout entière dans le passage où Swift montre les systèmes philosophiques et les religions affectés par les conditions de climat, de régime et d’éducation subies par leurs fondateurs et leurs inventeurs. Les vapeurs qui donnent au cerveau la maladie appelée le génie préparent la célèbre formule : Le génie est une névrose. La plupart des idées flottent dans l’air un temps plus ou moins long avant de rencontrer l’homme qui se les assimile et les rend au monde éclaircies, fixées et précisées. Swift en a saisi au passage un grand nombre qui lui donnent continuellement des airs de précurseur, mais il les relâchait après les avoir effleurées, en sorte qu’elles recommençaient à flotter.

Chemin faisant, Swift n’avait point oublié ses ennemis. Il avait perfectionné à leur intention l’antique précepte : « Œil pour œil, dent pour dent. » Il en avait fait : « Ote-moi un cheveu et je t’arrache un œil.» Dryden, en particulier, apprit ce qu’il en coûtait de toucher au cousin Swift, ne fût-ce que du bout du doigt et à propos d’odes pindariques. Plusieurs attaques violentes n’assouvirent pas la rancune du cousin, qui revint à la charge dans un autre pamphlet de la même époque, la Bataille des livres, auquel nous ne nous arrêterons point parce que c’est un écrit de circonstance, provoqué par la grande querelle des anciens et des modernes. Il est vrai que Swift donne l’excuse de son acharnement dans l’Apologie écrite en 1709 et mise en tête des éditions ultérieures du Conte du Tonneau. Il y explique si bien que Dryden est un apostat, un hypocrite, un homme ayant tous les vices, que nous sentons qu’il a encore été trop doux pour ce monstre.

Malgré tout, l’impression que laisse la lecture du Conte n’est pas amère, parce que l’auteur n’y fait que railler et berner. Il se moque, il ne maudit pas encore comme il le fera dans la dernière partie de Gulliver. Ainsi que l’a dit très justement M. Taine, dans le Conte, c’est la folie humaine qui est en cause ; dans Gulliver, ce sera la perversité humaine, et l’on souffre plus de voir la méchanceté ou la bassesse que l’extravagance ou la sottise.

La merveille, c’est qu’ayant fait et imprimé le Conte du Tonneau, Swift se mit à rêver d’être évêque, non par fantaisie d’humoriste qui se plaît aux contrastes qu’offre la vie, mais très sérieusement, parce que la place lui convenait, et qu’il se croyait tout propre à la remplir. Il faisait valoir qu’il avait donné l’avantage, dans sa satire, à l’église anglicane représentée par Martin. Il ajoutait qu’on ne trouverait dans son ouvrage aucune grossièreté contre les membres du clergé anglican et que, d’ailleurs, ceux-ci n’avaient qu’à ne pas lire le Conte : il n’avait pas été écrit pour eux. La persistance qu’on mit à ne pas le nommer évêque lui parut une persécution, et, comme il s’entêta à ne pas vouloir autre chose, le grand signe de l’humaine ingratitude. La merveille des merveilles, c’est que ses panégyristes partagent son étonnement et son indignation. Il leur paraît, comme à lui, de la dernière injustice, que ni les whigs, ni les tories ne l’aient admis à l’épiscopat. Les admirateurs de Pantagruel ne se sont pas encore avisés de s’indigner qu’on n’ait pas nommé Rabelais archevêque de Paris : ceux de Swift sont plus exigeans.


III.

Il n’avait pas encore ces hautes visées quand il quitta Moor-Park après la mort de Temple (1699). Son ambition n’allait alors qu’à obtenir la prébende promise par le roi Guillaume, et il prit dans ce dessein la route de Londres. Déçu dans son espoir, il accepta de suivre au château de Dublin, en qualité de chapelain, lord Berkeley, l’un des grands juges de l’Irlande. La séduction qu’il exerçait sur les femmes le servit dans cette nouvelle situation. Il devint en un tour de main l’enfant gâté de la bonne lady Berkeley et de ses trois filles. Elles lui passaient tout : son langage aussi peu ecclésiastique que possible ; son lampon sanglant contre leur père et époux, qui ne lui avait pas fait obtenir certain doyenné ; ses pétulances et son persiflage. C’était un étrange chapelain, mais il était si joli, si aimable, il avait tant d’esprit et de gaîté, il les amusait tant par son entrain intarissable, ses calembours, que les connaisseurs déclaraient admirables, ses vers pour toutes les circonstances de la vie : le moyen de lui tenir rigueur? Un jour, ennuyé de faire des lectures pieuses à lady Berkeley, il lui coula une méditation religieuse de sa façon, intitulée Méditation sur un manche à balai. On y voyait, en style dévot, le triste destin d’une branche verte et vigoureuse, réduite à l’état de manche à balai. « Et en voyant ces choses, je soupirai, et je dis au dedans de moi : Sûrement l’homme est un manche à balai! » En effet, l’intempérance transforme un homme en un tronc desséché : belle leçon dont lady Berkeley fut si frappée qu’elle l’allait répétant à ses visiteurs. Quand le tour se découvrit, elle en pensa mourir de rire. « Voilà comme il est! s’écriait-elle avec admiration; ce polisson-là ne respecte rien. » Swift n’était pas fat, il n’était que franc lorsqu’il écrivait dans les Résolutions pour quand je serai vieux, datées de cette même année 1699, cette ligne qui en dit si long : « Ne pas me vanter de mon ancienne beauté, ou de mon ancienne vigueur, ou de mon ancienne faveur auprès des dames. »

Au bout de quelques mois, il obtint par les Berkeley plusieurs petites places ecclésiastiques, au nombre desquelles était la cure de Laracor, à environ vingt milles de Dublin. Il n’en conserva pas moins ses fonctions de chapelain du château, grâce auxquelles il accompagnait les Berkeley dans leurs fréquens voyages à Londres. Pendant un de ces séjours, en 1701, il prit une résolution d’où sortit le grand mystère de sa vie, et qui nous ramène aux leçons d’écriture et de grammaire de Moor-Park.

La petite Esther Johnson, le joujou d’autrefois, baptisée Stella par la même fantaisie romanesque qui avait fait appeler miss Waring Varina, et qui inventera plus tard, pour une troisième, le surnom de Vanessa, était devenue une belle personne qui écrivait mérite avec deux r (merrit] et whig avec deux g et sans h ( wigg), mais qui n’en était pas moins charmante. Elle passait pour jolie, et Swift déclare que ses traits étaient parfaits. Son portrait est donc bien traître, car la figure qu’il nous présente, sans être absolument laide, est quelque chose de pis : elle est comique. Le profil dessine un triangle isocèle dont le sommet, le bout du nez, forme un angle très aigu. L’œil en coulisse fait penser à une Chinoise sentimentale. Évidemment, nous n’avons qu’une caricature, car tous les témoignages s’accordent à donner à Stella un visage piquant, d’expression friponne et éclairé par deux yeux très brillans. Elle avait les cheveux très noirs, la taille un peu gâtée par un excès d’embonpoint, une grâce extrême dans les mouvemens et une dignité naturelle qui en imposait aux plus hardis. L’esprit était juste, vif et orné. Elle avait beaucoup lu, et bien lu, sous la direction de Swift, Elle appartenait à une variété de gens de goût que notre génération de pédagogues mépriserait, mais dont nos pères, moins pédans, faisaient grand cas : gens capables de mettre trois r à mérite, mais dont les jugemens libres et faciles frappaient rarement à côté. Voltaire consultait sur ses ouvrages le duc de Richelieu, qui avait encore moins d’orthographe que Stella. Swift regardait son amie comme le meilleur des critiques pour la prose et pour les vers.

Elle était franche et elle avait beaucoup de simplicité dans le ton, dans la mise, dans tout son air; jamais d’affectation. Elle causait agréablement de tout, connaissait le fort et le faible du système d’Épicure ou de Platon et savait très bien indiquer les erreurs de Hobbes en politique ; mais, hors de l’intimité, elle évitait soigneusement les sujets dépassant la portée ordinaire de son sexe. Elle ne pouvait souffrir les commérages et les médisances, et n’était pas exempte d’une nuance de pruderie. Sa retenue était assaisonnée de tant de bonne grâce et d’enjouement, que les hommes distingués recherchaient sa société et qu’elle eut toute sa vie un cercle d’élite autour d’elle. Très douce et très brave, elle s’accommodait de l’humeur difficile de Swift et envoyait gentiment une balle dans le corps d’un voleur, qui en mourut le lendemain matin. Un cœur d’or, un dévoûment modeste et discret, beaucoup d’ordre et une grande libéralité; en un mot, un type charmant de petite bourgeoise tranquille et fière, économe, gaie, de bon sens, le tout relevé d’une pointe d’originalité qui la rendait tout à fait délicieuse.

La nature de ses sentimens pour Swift n’est pas douteuse. Depuis l’âge de sept ans, elle avait vécu dans l’admiration de ce grand ami si beau, si savant, auquel le roi, dans ses visites à Moor-Park, se donnait la peine d’apprendre à manger ses asperges. A mesure que les années s’accumulèrent, son attachement pour Swift subit le travail subtil qui fait une affection de femme si différente d’une affection d’enfant. La similitude des situations était cause que, chez Temple, ils vivaient beaucoup ensemble. Stella appartenait aussi, par sa mère, à cette clientèle qui faisait rarement défaut aux grandes familles dans les siècles d’aristocratie, et dont nous avons aujourd’hui de la peine à nous représenter la position intermédiaire dans la maison. Insensiblement, la place que Swift occupait dans ses pensées s’agrandit. Il remplit sa vie, il fut sa vie même et, lorsqu’en 1701, pendant un voyage en Angleterre avec les Berkeley, il lui demanda de venir se fixer auprès de lui en Irlande, « pour sa propre satisfaction, avouait-il franchement, et parce qu’il avait peu d’amis et de connaissances dans ce pays-là, » elle consentit. Temple, qui n’avait pas d’enfans, avait laissé une petite fortune à miss Johnson. Bravant les commentaires du monde, elle vint s’installer à Dublin. L’été, elle allait habiter dans le voisinage de Laracor, la cure de Swift. Elle avait amené d’Angleterre un chaperon, Mrs Dingley, honnête personne ayant un mauvais caractère. Stella d’ailleurs, ne doutait point qu’en la faisant venir, Swift n’eût l’intention de l’épouser.

Il est infiniment plus malaisé de déterminer la nature des sentimens de Swift. Nous sommes ici en présence d’un problème qui n’est peut-être pas purement psychologique. Qu’il trouvât Stella fort à son goût, la chose est claire. Qu’il ne le lui ait jamais témoigné que par des attentions invariablement respectueuses, le fait est certain, puisqu’il s’imposa pour règle, en la faisant venir, de ne jamais habiter sous le même toit, et de ne jamais la voir qu’en la présence d’un tiers. Qu’il ait été également résolu, et à ne jamais dépasser ces limites, et à garder Stella pour lui seul, toute la suite le prouve. Il l’aimait à sa façon d’égoïste, il admirait en elle son élève et son œuvre, il était heureux de l’avoir pour amie, pour camarade, pour confidente. C’était tout. Son « humeur » ne le disposait pas « à penser à l’état de mariage » et, lui qui disait tout à Stella, il ne lui dit jamais qu’il était décidé à ne pas l’épouser.

Plusieurs années se passèrent ainsi. Stella souffrait des réflexions du public et attendait discrètement sans se plaindre. Swift était souvent à Londres, cherchant à prendre son vol. Les luttes politiques furent vives en Angleterre dans les dernières années de Guillaume d’Orange et sous le règne d’Anne. Jusqu’aux chiens et aux chats, disait Swift, se battent pour opinions politiques. Les whigs et les tories se disputaient le pouvoir. Swift était whig, bien que membre et partisan de la haute église. Il avait écrit un pamphlet whig[2] qui avait attiré l’attention sur lui. D’autres publications en vers et en prose, parmi lesquelles le Conte du Tonneau, avaient achevé de fonder sa réputation d’homme d’esprit et d’écrivain à redouter. Au commencement de 1708, il avait réjoui les badauds de Londres par une de ces farces qui font rire sur l’instant toute une ville et dont le sel s’évapore si vite qu’on est embarrassé pour les conter. Un savetier, nommé Partridge, s’était fait astrologue et vendait des almanachs contenant ses prédictions. Swift s’amusa à fonder une concurrence. Il prit le pseudonyme d’Isaac Bickerstaff et publia, à son tour, ses prédictions, dont la première était que Partridge, le faiseur d’almanachs, mourrait le 29 mars, à onze heures du soir, d’une fièvre maligne. Le 30 mars parut une lettre publique, racontant l’accomplissement de la prédiction et la mort de Partridge. Colère et réclamations du pauvre diable, riposte d’Isaac Bickerstaff, qui continue à soutenir que Partridge est mort et traite le réclamant d’intrigant.

Swift avait profité de ses séjours à Londres pour se créer des relations parmi les gens de lettres et dans le monde politique. Addison, Steele, Congreve, Prior, étaient ses familiers. Les whigs, en ce moment au pouvoir, le patronaient. Il était un homme en vue, un homme avec qui l’on compte, lorsque son idée fixe vint se jeter à la traverse. Un évêché vaquait (janvier 1708) ; il le demanda à l’un des chefs whigs, ne l’eut pas et écrivit à Dublin qu’il en avait mal au cœur de dégoût. Un second évêché devint vacant (1709) ; il le demanda à un autre chef whig et ne l’eut pas davantage. Il commença dès lors à faire des réflexions sur l’ingratitude de l’animal nommé whig, et cela le conduisit à découvrir qu’au fond il n’avait guère d’opinions politiques. Il était avant tout anglican, et un anglican whig est une anomalie que son esprit logique ne pouvait supporter plus longtemps. On s’est donné beaucoup de peine pour établir qu’il avait réellement eu, dans cette crise, son chemin de Damas politique, et que son changement de parti avait été la conséquence de convictions nouvelles, mais désintéressées. Par malheur pour la thèse, Swift y a mis moins de façons que ses biographes. Le 9 septembre 1710, il écrit bonnement à Stella qu’il vient de passer une heure et demie à s’indigner avec un lord de « la bassesse et de l’ingratitude des whigs, » et qu’ils ont « parlé trahison de tout leur cœur. » Il ajoute : «Je suis revenu chez moi roulant mes griefs dans ma tête et formant des projets de vengeance : j’en suis encore plein (j’ai déjà pris quelques notes). » Le 30 du même mois, le ministère whig, ébranlé depuis longtemps, étant tombé, Swift écrit avec la même franchise : « Il est bon d’entendre tous les whigs avouer, en se lamentant, que j’ai été bien mal traité ; mais je ne fais pas attention à ce qu’ils disent. On a déjà parlé de moi à Harley[3] comme d’un mécontent... et j’espère être bien traité par lui. Les tories me disent tout sec qu’il dépend de moi de faire ma fortune. » Je ne sais ce qu’en pensera le lecteur, mais j’aime, pour ma part, cette simplicité. J’aime mieux qu’on soit un peu impudent que de chercher à m’en faire accroire, et je veux du bien à Swift d’avouer « tout sec » qu’il n’y a que les sots qui ne changent pas.

Le grain n’était pas tombé dans une terre stérile. Un ministre qui sait son métier ouvre les bras à l’adversaire qui demande à se rallier, surtout si l’adversaire a du talent. Le 4 octobre, Swift vit en particulier le chancelier Harley, qui le reçut « avec tout le respect et la bonté imaginables. » Apparemment on se sépara content l’un de l’autre, car, dès le soir même, Swift portait chez l’imprimeur un libelle, qu’il tenait tout prêt, contre l’un des chefs whigs. Un mois après il était en pleine bataille, rédigeant à lui seul le journal ministériel l’Examiner.


IV.

Nous sommes au point culminant de la carrière de Swift. Le séjour à Londres, commencé au mois de septembre 1710 et prolongé jusqu’en juin 1713, fut triomphant, la manie d’évêché mise à part. Il eut tous les succès, excepté un. Son crédit ne fut limité que sur un point : l’avancement personnel. Du reste, l’ami des ministres, le favori des duchesses, caressé, adulé, redouté, héros d’un beau roman, et, pour jouir de toute cette gloire, un apogée de beauté, un visage d’homme prospère, épanoui par un « beau double menton à fossettes. » L’expression mauvaise et dure viendra bientôt, elle n’est pas encore venue; il n’y a pas de place pour elle sur la face du journaliste heureux dont la plume remue l’Angleterre et dont les belles dames se disputent les attentions, heureuses quand il daigne les appeler coquines ou impudentes, pâmées de bonheur quand il les traite de petites souillons. Insolent, il l’est; mais comment ne le serait-il pas, gâté de cette sorte?

Ses idées, ses impressions, ses façons d’être, ses habitudes de vie et ses goûts nous sont connus dans le dernier détail pour cette période importante. Les documens abondent. Nous avons d’abord son œuvre de journaliste, la collection des puissans articles de l’Examiner, les pamphlets, libelles, et essais. L’œuvre est merveilleuse. Swift y pense en homme d’état et il y développe sa pensée avec tant de clarté, de bon sens, de verve, une ironie si mordante, que le dernier crocheteur de Londres comprenait et était entraîné. Le style est simple, net, cinglant. Jamais peut-être on n’a conduit une polémique avec autant d’intelligence du tempérament des foules, autant de souplesse d’invention et de vigueur d’exécution. Notez que les modèles étaient rares. La presse britannique était presque naissante ; le premier journal quotidien de l’Angleterre avait paru en 1702. L’Examiner était hebdomadaire, ce qui doublait la difficulté; tous les journalistes savent combien il est malaisé de diriger l’opinion avec un seul article par semaine. Swift fut supérieur et, je crois, unique. Cela dit, nous ne demanderons à ses écrits politiques que de nous renseigner sur son caractère et sur la nature de son esprit. Il est intéressant pour un homme du métier d’étudier l’opuscule la Conduite des alliés, qui retourna le pays enragé contre la France et rendit possible la paix d’Utrecht. Pour le lecteur ordinaire, les plus beaux chefs-d’œuvre du journalisme se refroidissent vite. On ne les comprend qu’au prix d’une étude historique qui fatigue.

Nous avons pour ces mêmes années les fameuses Lettres connues sous le nom de : Journal à Stella, parce qu’en effet elles furent écrites en forme de journal. C’est un babillage où Swift mêle la politique aux affaires de ménage, les bêtises de son domestique aux conférences avec les ministres, le prix du charbon aux dîners chez les grands seigneurs. Le ton varie selon ce qui lui passe par la tête. Sérieux dans les sujets sérieux, il devient enjoué et presque enfant lorsqu’il s’agit d’amuser Stella, de la consoler de leur séparation et de lui faire prendre patience. Un matin, il commence :

— « Qu’est-ce qu’il y a en haut de mon papier? Est-ce du tabac? Je ne me rappelais pas avoir bavé. Seigneur ! j’ai rêvé de Stella la nuit dernière. C’était tout embrouillé. » Il raconte son rêve, interrompt sa lettre et la reprend le soir. Il a été ici, puis là, il a rencontré telle personne et dîné avec telle autre; on lui a remis un paquet de Stella, mais il n’a pas voulu l’ouvrir en public. « Et, à présent, je viens de me coucher et je vais ouvrir votre petite lettre : et Dieu fasse que je trouve ma chérie bien portante, et heureuse, et gaie, et aimant son pauvre vieux coquin ! Oh ! je ne vais pas l’ouvrir tout de suite ! Si, je le veux ! Non, je ne le veux pas, — je suis décidé, — je ne peux pas attendre d’être au bas de ma page. Que faire? Les doigts me démangent; je l’ai dans ma main gauche et je vais l’ouvrir tout de suite. Je la tiens et je fais craquer le cachet, et je ne peux pas me figurer ce qu’il y a dedans… Bon ! voilà la lettre de la chère. »

Il n’a pas moins de naturel quand il raconte ses entrevues avec ses deux nouveaux et grands amis, Harley et Saint-John, les ministres tories. Ces derniers sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter. Saint-John, vicomte de Bolingbroke en juillet 1712, a été justement comparé à Alcibiade, soit pour les talens, soit pour les scrupules, soit pour la carrière, et cette comparaison dit tout. Harley, un peu moins brillant, était aussi plus honnête. Tous deux étaient rompus aux intrigues et habiles au maniement des hommes. La manière dont ils s’y prirent avec Swift est de la bonne comédie.

On sait déjà le début. Le chancelier de l’échiquier, voyant pour la première fois le docteur Swift, curé de village en Irlande, se confond en marques de respect. En même temps, il laisse échapper des signes de l’inclination que la vue du docteur a tout de suite et irrésistiblement éveillée en son âme. A la seconde visite, ce n’est plus de l’inclination, c’est un goût vif, assaisonné d’une confiance et d’une estime merveilleuses, dont les preuves paraissent à l’instant. Une négociation importante, confiée à Swift par le clergé irlandais, n’avançait pas ; Harley en fait son affaire personnelle ; ils boivent ensemble pendant deux heures, ils causent tête-à-tête pendant deux autres heures, Harley l’appelle familièrement : « Jonathan, » et Swift écrit le soir à Stella, avec un cri de joie et d’orgueil, cette ligne, qui est un trésor parce qu’elle trahit l’homme : « Il savait mon nom de baptême ! » Harley sent qu’il réussit et redouble. Il défend à Swift de venir à ses levers, « parce que ce n’est pas la place des amis. » C’est dans l’intimité qu’il veut l’avoir, à table, afin de causer ensemble, à cœur ouvert, des affaires de l’état. Saint-John raconte à Swift « qu’Harley se plaint de ne rien savoir lui cacher. » Rien ; pas même qu’il était le seul homme dont le ministère eût peur, et que, par conséquent, il pouvait dicter ses conditions. Swift n’abusera pas de cette parole imprudente. Il est bien aise que cela se sache, afin « d’apprendre à ces coquins de whigs » comment on traite un homme de sa sorte. Il n’est pas fâché non plus d’entendre dire au chancelier qu’on modifie certaines formalités de l’affaire d’Irlande à seule fin « de les rendre plus respectueuses pour lui ; » car enfin « il est dur de voir ces grands hommes (les ministres) le traiter comme leur supérieur, tandis que ces faquins d’Irlande le regardent à peine, » mais il est déjà trop attaché de cœur à Harley et à Saint-John pour leur marchander ses services. Il n’a jamais rencontré leurs pareils pour apprécier les belles choses. L’autre jour, après dîner, on s’est mis à parler d’un libelle en vers de sa façon, anonyme, et dont « personne, dans la ville, ne sait qu’il est l’auteur. » Harley ne pouvait se lasser d’admirer le morceau. Il « en récita une partie par cœur, puis il le donna à lire tout haut à un gentleman assis à la table, bien que toutes les personnes qui étaient là l’eussent déjà lu bien des fois. Lord Peterborough ne voulut pas permettre qu’un autre que lui-même le lût. Il le lut donc, et, à chaque vers, M. Harley me relançait pour me faire remarquer les beautés. » Quelques jours plus tard, Harley laisse échapper qu’il connaissait l’auteur du libelle, mais l’effet est produit et ne s’effacera pas. La vanité d’auteur a commencé à faire la roue ; il n’y a plus qu’à la laisser aller.

Aussi bien jouit-il de sa faveur avec une profondeur de joie qui désarme. Il avale l’encens officiel à pleine bouche. Il voudrait crier au monde entier : — C’est moi que les ministres appellent Jonathan. — « Sait-on en Irlande, écrit-il à Stella, ma grandeur chez les tories? Ici, tout le monde me la reproche, mais je me moque de ce qu’on dit. » Dans son ivresse, il a accepté d’essayer de rallier quelques-uns de ses anciens amis whigs, et il reste confondu de leur accueil glacé. Il ne peut se taire sur « l’ingratitude infernale » de Steele, et, quant à Addison, il lui battra froid jusqu’à ce que Addison lui « demande pardon. » C’est sans doute qu’on ne sait pas encore, dans le public, ce qu’il est et ce qu’il peut. Il commence à le prendre de haut avec les ministres. Il se fait désirer, il gronde, tyrannise; au moindre manquement, il exige des excuses. Que Saint-John et Harley n’aillent pas se figurer qu’ils l’auront à dîner toutes les fois qu’ils le voudront. Saint-John dîne trop tard ; s’il veut changer l’heure de son diner, il aura Jonathan ; sinon, non. Harley invite des gens qui l’ennuient ; qu’il le consulte sur les convives, ou qu’il ne compte pas sur lui. Surtout, pas de mauvaise humeur avec lui, il ne le supporterait pas. Saint-John et Harley acceptent tout, se soumettent à tout avec le respect qu’ont les ministres pour le journaliste sans lequel le cabinet tomberait demain. Ils ne se lassent pas de caresser, ils sont affectueux, humbles, obligeans, ils font les petites commissions de Swift et n’hésitent pas à reconnaître leurs torts à son égard. Swift ne doute plus une minute qu’il ne soit évêque le jour où cela lui plaira. Il sait même que ce sera en Angleterre, car jamais Harley et Saint-John ne pourraient se résigner à le laisser aller loin; la séparation leur coûterait trop.

Un homme aussi avisé aurait dû cependant être mis sur ses gardes par divers indices. Swift remarquait bien que le portier de Harley avait souvent consigne de l’évincer et que les ministres lui disaient surtout ce qu’il était nécessaire qu’il sût pour ses articles. Il ignorait moins que personne que lorsque « Harley, n’ayant pas honte de son choix, l’emmenait à Windsor en tête-à-tête dans son carrosse, » ce dont les courtisans mouraient de jalousie, le premier ministre[4], sous prétexte de se délasser, remplaçait la politique par les jeux innocens; on jouait, par exemple, à compter les poules qu’on rencontrait, et le premier qui arrivait à trente et une avait gagné. Il se plaignait très haut de ce que, après qu’il avait annoncé urbi et orbi sa présentation à la reine, on le laissait se morfondre, sans se soucier de la prise donnée à la médisance. Il avait sur le cœur un billet de 50 livres sterling que Harley, content de ses services, lui avait un jour glissé dans la main; coup rude, en effet, pour un aspirant évêque. Néanmoins ses yeux ne s’ouvraient pas. Quand il arrivait à Windsor, après avoir compté toutes les poules de la route, et que les courtisans, persuadés qu’il venait de recevoir confidence des secrets d’état, lui faisaient place « comme si un duc passait, » il en croyait presque les courtisans et se pavanait. Il ne voyait pas la reine, mais, nous dit un vers adorable d’ingénuité, « il voyait ceux qui voient la reine. » Si les places n’arrivaient pas pour lui, il n’en avait pas moins un crédit réel, qu’il employait à rendre un nombre infini de services tout à fait désintéressés. Et si, en attendant les places, il se faisait beaucoup d’ennemis dans son métier, il s’en consolait en pensant que l’envie était la vraie cause de ces haines : « Swift, — c’est encore lui qui nous le dit en vers, — commettait le crime d’avoir de l’esprit;.. il marchait, et saluait, et causait avec trop de grâce. » L’idée que les ministres se servaient de lui et qu’il resterait Jonathan comme devant, lui traversait parfois l’esprit, mais sans s’y arrêter. L’orgueil, — même juste, — aveugle, et l’orgueil était ici aidé de la vanité.


V.

Stella attendait, en Irlande, le retour de son ami. Au commencement, l’idée du Journal la flatta et lui donna patience, d’autant que Swift annonçait toujours son prochain retour. Au bout de quelques semaines, elle fit une remarque. Swift s’était mis sur le pied de lui dire chaque jour où il avait dîné et avec qui. C’était une grave imprudence pour un papillon de son espèce. Le 8 octobre 1710, il se contenta d’écrire, négligemment et sans donner de noms : « Je ne savais où dîner aujourd’hui, à moins que de faire une grande course, en sorte que j’ai dîné avec des amis qui sont en pension près d’ici. » La phrase parut suspecte à Stella, qui demanda des renseignemens sur ces personnes « en pension dans le voisinage, chez qui (Swift) dînait de temps à autre. » Il répondit : « Je ne connais pas de gens comme ça : je ne dîne pas avec des pensionnaires. Que diable! Vous savez jour par jour, mieux que moi-même, avec qui j’ai dîné depuis que je vous ai quittée. « Il n’y a rien de plus compromettant que de se fâcher. Stella fit une seconde remarque. Swift mettait à présent le nom de la voisine, Mme Vanhomrigh, mais toutes les fois qu’il dînait chez elle, ce qui était fréquent, il se croyait obligé de donner une excuse. C’était tantôt la pluie, tantôt une commission, tantôt un mal de jambe qui l’empêchait de marcher, tantôt une invitation qu’il était impossible de refuser. Du reste, il s’y ennuyait beaucoup. Ces belles finesses éveillèrent décidément la jalousie de Stella. Elle tendit un piège à Swift, qui y tomba comme un benêt. Elle affecta, dans une lettre, de traiter ces voisines qui vivaient en garni de personnes « sans conséquence! » — « Comment! sans conséquence! » s’écrie Swift indigné. « On voit chez elles aussi bonne compagnie en femmes que j’en vois en hommes. Je rencontre chez elles toutes les souillons[5] de qualité de cette partie de la ville. Cette après-midi, j’y ai vu deux ladies Betty. » Stella savait désormais à quoi s’en tenir et elle commença à se moquer avec quelque aigreur des sermens de Swift, qui jurait toujours qu’il rêvait d’être auprès d’elle et qu’il était le plus malheureux des hommes, au milieu de tout son bonheur, « faute d’être où il voudrait être. « La suite prouva à Stella qu’elle avait deviné juste. Le Journal devint plus froid, et finit par subir de longues interruptions. Nous savons par Swift lui-même[6] ce qui se passait chez la voisine et pourquoi Stella était un peu négligée.

Mme Vanhomrigh était la veuve d’un riche marchand hollandais. Elle avait plusieurs enfans, dont deux filles. L’une de celles-ci, Hester, célébrée par Swift sous le nom de Vanessa, était, en 1711, une très belle personne d’une vingtaine d’années, blonde, la peau blanche et délicate, le visage enfantin, l’air doux et engageant. En même temps, une nature passionnée et un sérieux au-dessus de son âge. De fortes lectures, jointes à une pente naturelle, en avaient fait ce qu’on appelait alors un bel esprit. Elle était savante, parlait doctement et discutait politique avec les hommes. Les femmes qui venaient, selon l’usage du temps, assister à sa toilette, la trouvaient dans une chambre jonchée de livres, et assise devant son miroir un Montaigne à la main. Elle allait rarement à la comédie et aux promenades, méprisait les conversations frivoles et s’entourait d’hommes distingués. Les fashionables des deux sexes se vengeaient de son dédain en railleries. Les petits-maîtres, devant qui elle dissertait sur les héros de l’antiquité et sur les lois des différens peuples, la déclaraient ennuyeuse. Les belles dames lui trouvaient l’air provincial. Philaminte l’aurait goûtée ; Henriette aurait préféré s’entretenir avec Stella, qui, avec autant de fond, mettait moins son savoir en avant.

Malgré la pointe de pédantisme qui effrayait, la beauté et la fortune de Vanessa lui attiraient de nombreux adorateurs. Elle, qui ne faisait cas que de la science et de l’esprit, resta insensible, retranchée derrière « les Morales de Plutarque » jusqu’au jour où le destin lui amena un docteur déjà barbon, mal vêtu et « saluant gauchement, » mais « vieilli dans la politique et dans le bel esprit, la terreur et la haine de la moitié de l’humanité, » Swift, en un mot. Vanessa se sentit à l’instant étrangement troublée. L’aimable fille rêvait d’un « amant, » comme on disait alors, « qui l’adorât et l’instruisît en même temps, » et le hasard lui envoie l’écrivain de génie dont le nom est dans toutes les bouches. Elle lui demande ses vers, « reçoit le trait en les lisant » (quelle revanche sur Dryden !) et c’en est fait de son repos; elle le voit jeune, charmant, ne peut se lasser de contempler ses beaux yeux et d’écouter la musique de sa voix. Pour achever de remplir le programme, elle se fait donner des leçons par lui, et l’élève émerveille le maître par la vivacité de son intelligence et la rapidité de ses progrès. Swift assure qu’il ne vit rien. Il lui était agréable d’être le maître d’une jolie fille qui comprenait tout et qui avait le bon goût de le trouver un grand poète. Il aimait à causer avec Vanessa de ses travaux et des nouvelles du jour, sur d’éveiller un écho, quel que fût le sujet touché, sûr aussi que tout ce qu’il ferait et dirait serait admiré, tandis que Stella n’avait pas entièrement abdiqué le droit de critique. Il se plaisait à voir ce feu, cet intérêt passionné aux affaires publiques et aux lettres, contrastant avec la réserve de l’amie de Dublin. Il était, d’ailleurs, à l’en croire, trop novice en amour pour s’apercevoir de quoi que ce fût : « Cadenus, écrivait-il douze ans après avoir fait venir Stella auprès de lui en Irlande, Cadenus avait toujours su garder son cœur; il avait soupiré et langui, juré et écrit, par passe-temps ou pour montrer son esprit,.. mais il n’entendait rien à l’amour. » Lascia le donne e studia la matematica, disait la courtisane vénitienne à Rousseau. Au lieu de ce bon conseil, qui n’aurait jamais été mieux placé, Swift reçut de Vanessa une déclaration dans les règles.

Il fut tout penaud. Que dirait Stella? Et ses principes, qui s’opposait à ce qu’il se mariât; qu’en ferait-il? Il essaya d’abord de tourner la chose en plaisanterie et vit ce qu’il en coûte d’incendier le cœur d’une femme éloquente. Vanessa lui fit un discours en plusieurs points, rempli « d’argumens d’un grand poids » et orné d’exemples tirés de l’histoire ancienne, pour lui démontrer qu’il était un homme de génie et que, par conséquent, elle devait l’adorer. Il comprit alors « qu’il ne pouvait guère s’opposer à la flamme de Vanessa, » car comment ne pas s’incliner devant le jugement d’une demoiselle « qui prenait toujours des notes en lisant? » Il lui permit donc de l’adorer, mais il fit ses réserves : il ne se sentait en état d’offrir, en échange de ce la flamme » de Vanessa, qu’une « amitié sublime, des délices conformes à la raison et fondées sur la vertu. » La proposition parut froide et le style guindé. La force d’une passion sincère rendit le naturel à Mlle Vanhomrigh. Elle pria Swift, d’un ton sérieux, de laisser là « les conceptions sublimes » et les grands mots, et de tâcher d’abaisser son génie à comprendre ce que c’est qu’une femme amoureuse; le plus sot des petits-maîtres en savait plus long que lui là-dessus. Elle prenait des peines inutiles. Les hommes qui ont les plus grandes prétentions à connaître le cœur féminin sont assez souvent ceux qui n’y entendent rien du tout ; ils ont perdu au cours de leur apprentissage vagabond la fleur de délicatesse morale sans laquelle les replis du sentiment restent lettre close pour le plus roué. Avec son expérience et son esprit, Swift fut aveugle dans un cas où un jouvenceau, apprenti en amour, mais d’âme droite, aurait deviné d’instinct, et, pour ainsi dire, par affinité. Il ne vit point la passion vraie, profonde, la passion qui tue si elle est trompée, descendre de cette jolie tête un peu pédante dans un cœur frais et ardent. Il crut qu’il pourrait jouer avec Vanessa comme il avait joué avec tant d’autres, exciter d’une main et retenir de l’autre, se laisser aimer et admirer, se faire amuser, se donner l’excitation d’une intrigue, et rompre le jour où le jeu deviendrait dangereux pour son repos. Il continua donc ses assiduités dans la maison Vanhomrigh, dissimulant Stella à Vanessa et Vanessa à Stella.

Cependant le ministère tory avait accompli la grande tâche à laquelle il s’était voué. Marlborough était en disgrâce, le parti de la guerre vaincu, le traité d’Utrecht allait être signé, et l’un des hommes qui avaient le plus contribué à rendre la paix à l’Europe était Swift, dont la plume avait persuadé le peuple anglais. Swift sentait que l’heure de la récompense avait sonné ou qu’elle ne sonnerait jamais. Il affectait de ne compter sur rien. Maintes fois il avait écrit à Stella qu’il ne fallait pas faire fond sur la reconnaissance des cours. Il avait dit un jour aux ministres eux-mêmes, en plaisantant, qu’après tous ses services et leurs cajoleries, il s’attendait à rester Jonathan comme devant. Au dedans de lui, il croyait toucher au but. C’est une des occasions où l’orgueil le rendit naïf. Lorsqu’un homme est assez sceptique en politique pour passer du blanc au noir sans prendre la peine d’avoir ou de donner d’autre raison que son intérêt personnel, il doit s’attendre à rencontrer chez ceux qui l’emploient d’autres sceptiques qui ne se croient pas astreints à la reconnaissance. Harley et Bolingbroke louaient les vers de Swift et l’invitaient à dîner; du reste, ils le payaient en monnaie de singe.

Il fallut bien finir par s’apercevoir qu’il tirait les marrons du feu. Swift se décida à montrer les dents. Il avertit qu’il n’imprimerait plus rien qu’on ne lui eût donné une place. L’avis n’ayant rien produit, son cœur se serra de découragement et d’amertume. Faisant taire l’orgueil blessé, il réduit ses prétentions à un doyenné. C’est encore trop pour lui ; les trois doyennés vacans sont donnés et son nom ne figure pas sur la liste. Tristement, et non sans dignité, il charge un ami commun de dire au premier ministre qu’il ne lui en veut que de ne pas l’avoir prévenu qu’il n’aurait rien ; pour lui, il va partir sur-le-champ pour l’Irlande, car il ne peut plus rester à Londres avec honneur. Le cabinet s’exécute enfin. Quelques membres voudraient aller jusqu’à donner Windsor, dont le doyenné est libre. C’est décidément trop. Swift aura Saint-Patrick, à Dublin, parmi ces Irlandais exécrés où il s’est toujours senti en exil et où il retourne comme dans une geôle, « race servile, nourrie dans la folie, qui, plus on la maltraite, plus elle rampe[7]. » Il dut se contenter de ce maigre salaire et, comme si l’humiliation n’était pas encore assez profonde, il dut se remuer et faire, la rage dans l’âme, des démarches, pour que ce misérable Saint-Patrick ne lui échappât point. Le 25 avril 1713, sa nomination est enfin signée. La nouvelle s’en répand vite, les gens s’empressent à complimenter le nouveau doyen, qui n’a pas la force d’avaler ce dernier calice et s’enfuit. De la route, il écrit un billet d’adieu, amical, mais laconique, à Vanessa. Elle riposte par des lettres enflammées, qui se succèdent à courts intervalles. Évidemment, elle sera moins facile à évincer que les autres. Tous les malheurs sont tombés sur Swift à la fois.


VI.

Si nous avions entrepris d’écrire une étude complète sur Swift, il nous resterait encore la moitié de notre tâche, et la plus ardue. Nous aurions à raconter son retour à Londres au bout de quelques mois et comment il employa sa plume à servir ses rancunes personnelles; sa retraite définitive en Irlande à la chute des tories (1714) ; sa rentrée en scène, en 1720, en qualité de patriote et d’agitateur irlandais et sans cesser de haïr et de mépriser l’Irlande ; l’éclat de sa campagne et le retentissement des Lettres d’un drapier (1724) ; sa popularité en Irlande ; ses dernières visites à Londres ; les négociations avec les whigs et leur insuccès ; les dernières polémiques terminées par les troubles cérébraux qui le terrassèrent en 1736 et ne le quittèrent plus. Mais les mêmes raisons qui nous ont détourné d’engager le lecteur, à la suite de Swift journaliste, dans les questions de la politique anglaise sous la reine Anne, subsistent, et plus fortes encore lorsqu’il s’agit du dédale des griefs et des affaires de l’Irlande. Ce sont là matières pour les gros in-8o. D’ailleurs un sujet plus vivant nous appelle, un spectacle tragique et pitoyable, auquel nous ne pouvons refuser notre compassion, bien que nous y voyions distinctement le doigt de cette puissance nommée la justice des choses, qui guette l’homme à chacun des tournans de la vie. Un beau génie est venu au monde obscurci sur un seul point : le sens moral ; il a échappé pendant quarante-cinq ans aux conséquences de ses fautes; et, au moment où l’impunité lui semblait acquise, ses actions équivoques vont retomber sur lui comme des braises ardentes, jusqu’à ce qu’il soit abîmé dans la démence et l’idiotie.

L’expiation fut cruelle. Swift revenait en Irlande suffoqué de honte, de surprise et de rage d’avoir été traité par les tories comme un outil devenu inutile. L’un de ses amis le comparait à un homme assommé. Lui-même écrivait à Vanessa : « J’ai cru, en arrivant, que j’allais mourir de vexation, et j’ai été terriblement triste pendant qu’on m’installait; mais cela commence à passer et à se transformer en abrutissement. » Pendant les trente-deux ans qui lui restent à vivre ou à végéter, il aura, selon son expression énergique, les sensations « d’un rat empoisonné qui crève dans son trou. » S’être posé devant la foule en géant d’orgueil et d’ambition, avoir la conscience de sa supériorité et de sa force et aboutir à être doyen de Saint-Patrick, avec un clocheton de briques à construire pour but de toute son existence : il y avait de quoi submerger dans le fiel les bons sentimens qui avaient résisté aux envahissemens d’un moi formidable. Swift devint haineux ; il se plut dans l’injure et se délecta dans la vengeance; il eut un esprit chagrin et prit en aversion l’humanité entière; il fut dur, avare, égoïste : il serait haïssable s’il n’était malheureux.

Sa réunion avec Stella ne le consola point et fut bientôt une source d’ennuis de plus. Divers passages du Journal avaient donné à penser à son amie qu’à son retour il fermerait enfin la bouche aux médisans. Swift, qui songeait moins que jamais à se marier, réinstalla au contraire les choses sur l’ancien pied, sans s’inquiéter de l’amère déception qu’il causait. La douce Stella tomba dans la langueur, sa santé se ruina et ses beaux cheveux noirs blanchirent. Un événement inattendu vint combler la mesure. Vanessa, la blonde Hollandaise au visage d’enfant, poursuivait Swift depuis son départ de lettres qui rappellent, par l’intensité et la véhémence de la passion, les lettres de la religieuse portugaise. Lui, répondait froidement. Il commençait à craindre des complications et il fut sérieusement alarmé lorsqu’en 1714 Vanessa, ayant perdu sa mère, manifesta l’intention de venir s’établir en Irlande, afin de voir souvent celui « qui serait sa divinité si elle était religieuse. » Swift se hâta de lui remontrer les inconvéniens de ce parti, le scandale inévitable, l’avertit qu’il « ne la verrait que très rarement, » mais garda pour lui le mot décisif, le seul qui aurait arrêté une fille aussi déterminée. Vanessa persista, arriva et s’arrangea pour vivre tantôt à Dublin, tantôt aux environs.

Il faudrait n’avoir jamais connu la province pour s’imaginer qu’un événement aussi extraordinaire pût rester ignoré vingt-quatre heures et que la principale intéressée n’en apprît pas à l’instant les détails. C’était la seconde jolie femme qu’on voyait arriver à Dublin pour le compte du doyen de Saint-Patrick, et il y avait de quoi occuper les imaginations et les langues. Tout contrarié qu’il fût, Swift ne put se résoudre à être franc. Il entreprit, avec plus d’audace que de sagesse, de jouer la scène de don Juan entre Charlotte et Mathurine, et cela, non pendant une heure, mais pendant des mois et des années. Vanessa devait ignorer les droits de Stella, Stella ne devait pas se douter de ce que Vanessa était pour lui. Swift crut avoir pourvu à tout en recommandant à Mlle Vanhomrigh de faire mettre l’adresse de ses lettres par une autre main, et en espaçant ses visites chez elle.

Il arriva ce qui ne pouvait manquer d’arriver. Chacune sut qu’elle avait une rivale, et chacune employa pour s’assurer la victoire les moyens convenables à son caractère. On oublie les légers travers de Vanessa devant la fougue et la profondeur de son amour. « Je suis née, écrit-elle à Swift, avec des passions violentes, qui se confondent toutes en une seule, mon amour inexprimable pour vous. » Tarde-t-il à venir, elle se représente accablée sous « sa prodigieuse froideur, » mais, pour elle, rien ne la changera. « Imposez à ma passion les dernières contraintes, envoyez-moi aussi loin de vous que la terre le permettra, tant qu’il me restera la mémoire il ne sera pas en votre pouvoir d’effacer les idées charmantes que j’emporterai avec moi. Mon amour pour vous n’est pas seulement dans mon âme ; il n’y a pas un atome de mon corps qui ne fasse qu’un avec lui. » Un jour elle a cru s’apercevoir qu’il n’est plus le même pour elle. Ne me laissez pas, s’écrie-t-elle, « vivre une vie semblable à la mort, qui est la seule vie qui me reste si vous m’aimez moins! » Une autre fois, il est arrivé mécontent, irrité des embarras qu’il s’était créés lui-même ; il l’a regardée « du regard terrible qui lui ôte la parole, » et il a prononcé de ces mots cruels dont il a le secret et qui « tuent, tuent, tuent. » Elle lui écrit après son départ : « Continuez à me traiter ainsi, et je ne vous gênerai pas longtemps. » Quand il l’a ainsi bien torturée, un retour de tendresse efface tout et éveille des transports de bonheur. Il a des jours où il redevient caressant, où il se plaît à rappeler les souvenirs de leur amour, où il termine une lettre ainsi : « Soyez assurée que jamais personne du monde n’a été aimée, honorée, estimée, adorée par votre ami, que vous[8]. » Ses visites se font moins rares et Vanessa plante un laurier en l’honneur des Muses chaque fois que son dieu lui apparaît. Elle n’est pas exigeante; au plus léger signe d’affection, elle s’écrie dans un égarement de joie : « Quelles sont les marques de la divinité qui vous manquent? Vous avez l’omniprésence : votre chère image est toujours devant mes yeux. Tantôt vous me frappez d’une crainte prodigieuse et je tremble. Tantôt une compassion charmante brille à traders votre contenance et me remue l’âme. N’est-il pas plus raisonnable d’admirer une forme radieuse qu’on a vue qu’une forme connue seulement par description? »

Tandis que ce torrent brûlant se déversait sur Swift, le dépérissement et la tristesse de Stella devenaient visibles à tous les yeux. Pendant les années de séparation, elle avait bien senti que l’ambition, le monde, les succès, l’empressement de femmes plus jeunes et plus belles, lui prenaient peu à peu son ami. En le retrouvant, elle avait mesuré combien la place qu’elle occupait dans sa vie s’était rétrécie. Elle était à présent si peu de chose pour lui, qu’il ne l’avait pas comptée pour une compensation à l’exil d’Irlande. L’éloignement avait refroidi Swift, l’ennui et l’irritation le rendirent encore plus froid. Puis vint Vanessa, jeune, brillante, riche. Stella avait passé la trentaine. Elle n’avait jamais été élégante, et elle avait toujours vécu obscurément. Elle se crut vaincue et elle s’affaissa sous le poids du chagrin en songeant au passé. Elle avait supporté pendant de longues années les soupçons du monde, compromis sa dignité au point d’accepter une pension de l’homme qu’elle regardait comme son fiancé, et voilà quelle était sa récompense ! Son visage douloureux et chargé de reproches éveilla des remords dans le cœur de Swift. Jusqu’où allèrent ses remords, les recherches les plus soigneuses n’ont pu l’éclaircir. Les uns ont assuré et les autres ont nié, sans aucune preuve probante d’aucune part, qu’en 1716, ému du sombre désespoir de Stella, Swift avait consenti à l’épouser, sous la condition que leur mariage serait secret et qu’il ne changerait rien à leurs relations. La cérémonie aurait eu lieu la nuit, dans le jardin du doyenné. Dans l’incertitude où est demeurée la question, nous ferons seulement remarquer qu’un mariage assez secret pour avoir été désavoué par Mrs Dingley, la compagne inséparable de Stella, ne réparait rien et n’empêchait pas les calomnies dans l’avenir. Il était si inutile que c’est presque un argument contre sa réalité. J’ajouterai que, s’il a eu lieu, c’est tant pis pour Swift, qui continua son manège avec Vanessa. On croit même que les vers déplaisans qu’on va lire ont été interpolés par lui dans Cadenus and Vanessa, en 1719, trois ans après le mariage, s’il eut lieu. Swift vient de représenter Vanessa changeant de rôle avec Cadenus. Elle sera le maître, il sera l’élève et elle lui enseignera la douce science d’amour.

« Vanessa réussit-elle? C’est encore un secret pour le monde. La nymphe, pour complaire à son berger, s’est-elle élevée à un ton sublime et romanesque? Ou bien son berger a-t-il condescendu à poursuivre des fins moins séraphiques? Ou bien enfin, comme transaction, ont-ils tempéré l’un par l’autre l’amour et l’étude? L’humanité ne le saura jamais ; la Muse, leur confidente, ne dévoilera point ce mystère. »

Le morceau est d’autant plus impardonnable que Cadenus se vante. Ses relations avec Vanessa restèrent toujours pures. Il me semble que la grossièreté de nature de Swift se montre plus à nu dans ces dix vers équivoques que dans toutes les crudités dont il a rempli ses ouvrages. Quoi qu’il en fût, il avait soin d’avertir Stella qu’elle vieillissait. Chaque printemps, dans la pièce de vers qu’elle réclamait pour sa fête, il la tenait au courant du déchet de l’année. En 1720, il la prévient que « son visage d’ange est un peu couperosé, » que « ses yeux perdent leur éclat, » et qu’elle aura bientôt les cheveux gris. Ce sont complimens dont les moins coquettes se passent volontiers. En 1723, il déclare qu’il a beau « se manger les ongles et se gratter la tête, » il ne trouve plus rien à lui dire; elle ne l’inspire plus. En 1725, il donne définitivement sa démission d’amoureux. Les nymphes n’inspirent les poètes que lorsqu’elles sont jeunes, et ce n’est plus le cas. Non-seulement il a fallu dire : « Adieu les yeux brillans! » mais il faut y ajouter : « Adieu l’esprit brillant! » on ne saurait dire plus nettement à une personne qu’elle baisse. Les cheveux de Stella sont décidément gris. Heureusement, la vue de Swift s’affaiblit, et il ne voit pas les rides. On n’est pas plus galant.

La catastrophe qu’il avait préparée comme à plaisir était survenue avant ce dernier poulet. En 1723, incapable de supporter plus longtemps l’incertitude, Vanessa prit le parti d’écrire à Stella pour lui demander de quelle nature étaient les liens qui l’attachaient à Swift. Stella fut atterrée. Elle envoya la lettre de sa rivale à Swift, qui entra dans une rage épouvantable; il n’aimait pas les agitations. Il monta à cheval, courut à la maison de Vanessa, entra dans sa chambre avec l’expression foudroyante qu’elle redoutait tant, jeta sa lettre sur la table, et sortit sans dire un mot. Elle fut tuée du coup. Trois semaines après elle mourut de son cœur brisé, après avoir révoqué un testament par lequel elle instituait Swift son légataire, et avoir ordonné la publication de leur correspondance et de Cadenus and Vanessa. L’impression des lettres fut ajournée, mais le poème parut presque aussitôt et acheva de rendre la situation intenable. Plus furieux que repentant, Swift s’absenta pour laisser Stella se calmer. On dit, et nous n’avons pas de peine à le croire, que de ce moment il n’eut plus de paix ni de bonheur. La patience de Stella avait été poussée à bout, et ses plaintes, pour être gémissantes plutôt qu’aigres, n’en étaient pas moins pénibles. De plus en plus faible et malade, elle faillit mourir, une première fois, en 1726, pendant que Swift était à Londres. Elle expira le 28 janvier 1728, après de longues et cruelles souffrances. Swift n’était pas auprès d’elle. Il n’aimait pas à voir mourir, et puis c’était un dimanche, et il avait l’habitude de donner à dîner ce jour-là. Elle avait rendu le dernier soupir à six heures du soir, et il dut attendre jusqu’à onze heures, que ses hôtes partirent, pour se livrer à sa douleur. Il n’alla pas non plus à l’enterrement, afin de ménager sa santé. Après sa propre mort, on trouva dans sa cassette une boucle des cheveux de Stella, enveloppée dans un papier sur lequel il avait écrit : «Rien que des cheveux de femme. » On a tout vu dans ces mots : du cynisme, de l’indifférence, du désespoir, une philosophie profonde. Je serais disposé, pour ma part, à y voir un mélange de tout cela.


VII.

Le voilà donc seul, privé par sa faute des deux êtres qui l’avaient aimé. Il nous est permis de douter de ses remords ; nous ne devons pas douter de ses regrets : son égoïsme nous en est caution. La disparition des influences douces se fit promptement sentir. Tout ce qu’il y avait de bon en lui s’en est allé avec ses amies. Du Swift d’autrefois il ne reste qu’un vieillard irascible et dur, qui se croit persécuté par le sort et en veut de ses déboires au monde entier. Le bien qu’il fait à l’Irlande avec sa plume ne lui est pas une consolation, car la source n’en est pas dans le cœur. Les Irlandais ont beau lui faire fête, pavoiser la ville et sonner les cloches quand il revient de voyage, sa haine pour eux est devenue maladive. Volontiers il s’écrierait avec Sieyès, luttant, lui aussi, contre les « tyrans » : — « J’en veux à la lâcheté, à la bassesse des victimes, je les méprise ; je vois qu’elles ne souffrent pas tout ce qu’elles méritent, qu’elles n’en ont pas encore assez; je les vois qui s’enorgueillissent de leur abjection, de leur malheur, et je ris, non de gaité, mais de mépris. » Il en est à présent à la philosophie désolée de Gulliver, qui vient de paraître (1727).

Le monde n’est que bassesse, cruauté et sottise. La beauté n’existe pas. La nature humaine est irrémédiablement mauvaise. L’homme est une créature imbécile et perverse, qui mériterait d’être l’esclave des brutes. Voyez ce Yahoo qui grimpe à un arbre en couvrant Gulliver d’ordures, « dont il est presque suffoqué. » Nous ne différons de lui que par la possession d’un atome de raison qui nous rend encore plus exécrables. Examinez la société et dites quel bien vous y trouvez. Du haut en bas, une nation est une réunion de gens qui « cherchent à gagner leur vie en mendiant, volant, trompant, flattant, subornant, se parjurant, faisant des faux, jouant, mentant, flagornant, fanfaronnant, votant, écrivassant, astrologuant, empoisonnant, se prostituant, diffamant, et autres occupations du même genre. » L’exemple du vice et de la corruption vient d’en haut. Un premier ministre est un homme chez qui l’amour des richesses, du pouvoir et des titres a étouffé tous les autres sentimens. Toutes ses paroles sont fausses. Il vend sa femme ou sa fille pour s’élever. Il est insolent et servile. Son palais est une école où l’on apprend à trafiquer des places, à mentir, à être à la fois obséquieux et impudent. La noblesse est un corps pourri, dégénéré au physique et au moral, où règnent en maîtres la débauche, l’ignorance, la bêtise, la sensualité et l’orgueil. Un avocat est un homme payé pour opprimer le faible et faire condamner l’innocent. Il dit blanc ou noir sans aucun égard pour la vérité et le bon droit, et il n’y a de plus inique que lui que le juge qui l’écoute. Un soldat est un individu « loué pour tuer de sang-froid le plus qu’il pourra de créatures semblables à lui et ne lui ayant jamais rien fait. » Considérez une assemblée d’êtres humains. Voyez ces figures malsaines et ces corps rachitiques, fruits des maladies qu’engendre le vice. Regardez ces êtres s’entre-déchirer pour un morceau de charogne ou se vautrer, ivres, dans la boue. Suivez leurs regards cupides à l’aspect d’un caillou jaune. Osez contempler leur bestialité, leur saleté native, leur lâcheté, leur cruauté. A bas les oripeaux avec lesquels l’homme se trompe lui-même en se déguisant! Sa dignité n’est qu’un masque, son bonté qu’un faux-semblant, son honnêteté qu’une hypocrisie. Arrachez-lui ses guenilles, mettez la vermine nue, afin que vous aperceviez ses difformités, et vous fermerez les yeux d’horreur et d’épouvante.

Le monde est pour chacun de nous ce que nous le voyons. C’est ainsi que Swift vieillissant voyait le monde. La plupart des pessimistes sont des douillets qui ne peuvent pardonner à l’humanité aucune de leurs souffrances, en fussent-ils eux-mêmes les artisans. Swift avait été cruellement déçu par la vie. Il était juste qu’il fit expier à la race humaine, en la traînant dans l’ordure, le crime de ne pas l’avoir nommé évêque. Si la gloire pouvait fermer certaines blessures, il aurait été soulagé, sinon guéri ; le succès de Gulliver fut aussi retentissant qu’il a été durable. Mais rien ne pouvait contre l’espèce d’empoisonnement moral qui avait inondé de fiel jusqu’aux derniers recoins de son âme. Insensiblement, le vide se fit autour de lui. Ses amis le quittèrent, rebutés par son âpreté, ses caprices et ses colères. Le mal qui le guettait depuis sa première jeunesse, avait éclaté et amenait des accidens du côté du cerveau. Il perdait la mémoire, son intelligence s’obscurcissait et il sentait son déclin. « Depuis bien des mois, écrivait-il le 2 février 1838 à un ami, je suis l’ombre de l’ombre de l’ombre, etc., du docteur Swift. L’âge, les étourdissemens, la surdité, la perte de la mémoire, la rage, la haine profonde contre les personnes et les choses, — je n’en ai pas dit le vingtième. — I nunc et versus tecum meditare canoros.» Dans les mois qui suivirent cette lettre, la sénilité fit de rapides progrès et l’irritabilité devint folie. On fut obligé de placer des gardiens auprès de lui, de peur d’accident. Au mois de septembre 1742, à la suite d’une tumeur sur l’œil, il tomba dans l’idiotie et perdit à peu près la parole. Il mourut le 19 octobre 1745, à l’âge de soixante-dix-huit ans. Il avait lui-même composé son épitaphe. On y lit ces mots : «... Sœva indignatio ulterius cor lacerare nequit. » Il léguait sa fortune pour bâtir un hôpital de fous et d’idiots.

Tel fut cet homme terrible, d’un génie si beau, d’un naturel si malfaisant pour lui-même et dont l’histoire pourrait porter en épigraphe les mots qu’il appliquait à la vie humaine en général : « une tragédie ridicule. » La tragédie est dans cette flamme de passion et d’orgueil qui l’a dévoré et, finalement, consumé; dans ces désirs immenses de places, de pouvoir, d’honneurs, qui lui firent quitter tout ménagement ; dans ce besoin insatiable de troubler et de dominer les femmes qui l’a conduit à de méchantes actions; dans la chute profonde où aboutit un vol glorieux et qui semblait assuré; dans la sœva indignatio qui ravagea son âme à la suite de cette chute et la dessécha ; enfin, dans le délire de haine, puis l’imbécillité des dernières années. Le ridicule est dans les causes qui le menèrent à sa perte ; dans l’entêtement, étant ce qu’il était, à vouloir être évêque ; dans la naïveté à prendre au sérieux les caresses des partis auxquels il se donnait successivement; dans la manie de galanterie qui l’engageait dans des intrigues sans dignité; dans l’étonnement où le jetait toujours l’égoïsme des autres ; dans sa fureur quand il tombait dans ses propres filets.

Insolent, impétueux, l’esprit aigu et étincelant, l’orgueil surhumain, l’imagination plus forte que haute, il avait la conduite raide et facilement cruelle. Sa sensibilité venait des nerfs. Serviable par largeur d’intelligence plutôt que par bonté, bon pourtant à ses heures et à sa manière très capable de dévoûment ; aimable, gai, charmant avant que les déceptions l’eussent assombri et aigri ; plein de sens quand il n’était pas en cause et jusqu’à la limite de ses partis-pris, qui étaient invincibles; éloquent et spirituel, abondant en saillies et aussi en brusqueries, délicieux quand il voulait plaire, impitoyable pour qui le blessait même involontairement, et, alors, patient et féroce dans ses vengeances, sachant attendre vingt ans pour punir une offense et égorgeant un homme pour une raillerie ; ami sûr jusqu’au jour où il lui convenait de rompre; ennemi redoutable; cœur violent comme tout le reste, n’aimant ni ne haïssant à demi ; ayant su inspirer deux amours immortels, les ayant partagés autant qu’il était en lui et s’en étant servi pour faire souffrir : il a manqué à Swift, pour remplir son mérite, le don qui est aux facultés humaines ce que la chaleur est à la terre, le principe qui vivifie et fructifie : la nature, si généreuse envers lui, ne lui avait pas donné la sympathie. Il en est dépourvu à un degré rare. Son ironie ne recouvre aucune tendresse secrète pour la société qu’il châtie. Ses sorties bourrues ne sont jamais les expédiens d’une émotion qui se dissimule. Au temps de son crédit, il protège les écrivains parce qu’il aime les lettres, qu’il est obligeant et que le métier de Mécène ne déplaît pas à sa vanité; attaqué par eux, il emploie son crédit à les faire arrêter et condamner. Quand il défend l’Irlande contre ses oppresseurs, c’est parce que sa haute intelligence blâme l’injustice, mais son cœur ne s’amollit pas envers les opprimés. L’absence de sympathie dessèche les meilleures parties de lui-même. Elle l’a rendu odieux à beaucoup, dans son propre pays et parmi les admirateurs sincères de son génie. Le vieux Johnson, l’un de ses premiers biographes, lui rendait justice, mais ne l’aimait ni ne l’estimait. Thackeray, qui lui reconnaît un « génie immense, » comprend qu’on ne veuille pas lui donner la main. Nous ne serons pas aussi sévère : nous tiendrons compte à un grand esprit, qui avait perdu la bataille de la vie, des effets pernicieux de la souffrance sur l’âme humaine; beaucoup d’entre nous, qu’on ne s’y trompe pas, ne sont bons que parce qu’ils sont heureux. Nous donnerons la main au doyen de Saint-Patrick, mais nous ferons un détour pour ne pas le rencontrer; avec lui, c’est le plus sûr.


ARVEDE BARINE.

  1. Le Conte du Tonneau. Les mots en italiques sont soulignés dans l’original.
  2. On the Dissensions at Athens and Rome (1701;.
  3. Robert Harley, comte d’Oxford en 1711, l’un des chefs du nouveau ministère tory.
  4. Harley avait été fait lord-trésorier et premier ministre.
  5. Le mot anglais a un sens plus énergique encore, mais les épithètes de ce genre, chez Swift, ne tirent pas à conséquence. Ce sont manières de parler gentilles, qu’il employait sans penser à mal.
  6. Cadenus and Vanessa, poème.
  7. On the death of Dr. Swift.
  8. En français dans l’original.