Sylvabel

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Nouveaux Contes cruels
Calmann Lévy, éditeur (p. 33-48).

SYLVABEL


À Monsieur Victor Mauroy.


Belle comme la nuit et, comme elle, peu sûre.
Alfred de Vigny.


Au château de Fonteval, une fête de noces venait de prendre fin, sur le minuit. Dans le parc, entre de hautes allées aux feuillages encore illuminés de guirlandes vénitiennes, les violons, sur l’estrade champêtre, ayant cessé de sonner des contredanses, — les hobereaux des environs venaient de rejoindre, à la grille d’honneur, leurs équipages, et les villageois invités regagnaient, à travers les sentiers, leurs métairies, avec les chansons d’usage, — d’autant mieux que l’on avait trinqué, bien des fois, sous les chênes, devant le tonneau follement enrubanné aux couleurs de la jeune épousée.

Le nouveau châtelain, M. Gabriel du Plessis les Houx, avait donc échangé l’alliance, le matin même de ce beau jour envolé déjà, — dans la chapelle de ce brillant manoir, — avec mademoiselle Sylvabel de Fonteval, une Diane chasseresse, brune et blanche, une svelte jeune fille aux allures d’amazone.

Vingt ans et vingt-trois ans !… Beaux, élégants et riches, l’avenir s’annonçait, pour eux, couleur d’aurore et d’azur.

Sylvabel avait quitté le bal vers dix heures et demie et se trouvait, — sans doute, — en ce moment, dans sa chambre nuptiale. Les gens du château, toutes fenêtres éteintes, devaient être endormis.

En bas, cependant, — vis-à-vis des salles de jeu, dans la serre qui précédait les jardins, deux hommes éclairés par un candélabre posé sur un guéridon rustique, entre des arbustes, causaient à mi-voix, assis l’un auprès de l’autre sur de vertes chaises cannelées. L’un était M. du Plessis, lui-même, — l’autre, le baron Gérard de Linville, son oncle, ancien chargé d’affaires et diplomate assez estimé. Sur l’instante prière de son neveu, M. de Linville, à la veille d’un départ pour la Suède où l’appelait une mission discrète, avait accepté de passer la nuit au château.

— Mon cher baron, s’écria tout à coup Gabriel, merci d’être resté. Vous seul pouvez me donner un conseil utile, dans le moment, des plus graves, que je traverse. Je vous ai fait part de l’ardeur, de l’amour poignant et insensé que j’éprouve pour ma femme, — une passion qui, souvent, me fait pâlir et balbutier lorsqu’elle me parle. Or, écoutez bien ceci : je sens que Sylvabel ne ressent pour votre neveu que la plus frivole des sympathies, bref, qu’elle ne m’aime pas. C’est une enfant élevée au maniement des chevaux, des fusils, une fille brisante, indomptable, ennuyée, très virile sous des dehors charmeurs, et qui, me sachant doux, et devinant que je souffre pour sa chère personne, me dédaigne quelque peu. Sylvabel m’a simplement accepté, tant pour ma fortune — (ah ! c’est ainsi !) — que pour s’adjoindre une manière d’esclave : — par suite, elle me trahirait tôt ou tard, — peut-être, sinon sûrement. Elle me trouve trop paisible ! trop « artiste ! » trop exalté vers les « nuages », — sans caractère enfin !…

» Joignez à ceci que je la crois, cependant, d’une pénétration d’esprit presque… mystérieuse ! c’est une devineresse… Mais, que voulez-vous ! elle semble comme s’être butée à cette idée aussi absurde que fâcheuse. Tenez ! à ce point de m’avoir notifié, ce soir, qu’elle a résolu, pour demain, dès la matinée, une partie de chasse, à cheval !… sans doute pour indiquer, au personnel de cette habitation, combien peu fatigante aura été notre nuit nuptiale, — que, par parenthèses, je dois passer seul. Si cet état de choses dure huit jours, le pli sera pris, je serai perdu, — quoi que je puisse tenter dans l’avenir : ce qui suppose un dénouement tragique, à bref délai, ma nature, quand on l’oblige à quitter les « nuages », étant celle des plus violents explosifs. Je viens donc vous demander, à vous, homme subtil, qui non seulement avez vécu, mais avez su vivre, si vous voyez un moyen de dissiper, en ma femme, l’impression désolante qu’elle a conçue de moi ! Voyez-vous un expédient pour être aimé ? pour susciter, en son jugement, la certitude de mon caractère ? Tout est là. J’exécuterai votre conseil, quel qu’il soit, passivement, sans réfléchir et en soldat, comme on boit le remède que nous offre un grand médecin : je m’en remets à vous comme on s’en remet à ses témoins, dans une affaire : car c’est à la fois mon honneur et mon bonheur qui sont en jeu.

Le baron Gérard ayant jeté un regard clair et sourieur sur son jeune disciple, réfléchit un instant, puis se pencha tout près de l’oreille de Gabriel et, durant cinq minutes, chuchota des paroles au cours desquelles son neveu tressaillit deux ou trois fois en un silence d’étonnement.

— Je pars demain matin pour Stockholm, ajouta M. de Linville en se levant, et d’une voix plus haute : vous m’écrirez le résultat. Surtout, soyez aussi simple… que mon conseil, — en le suivant.

— Merci ! du fond de mon cœur ! bon voyage et — au revoir !… répondit Gabriel en se levant aussi et lui serrant la main.

Les deux attardés montèrent chacun dans sa chambre, où le chargé d’affaires dut mieux dormir que son jeune ami.



— Tayaut ! tayaut ! le soleil brille ! — Dormez-vous, Gabriel ?

Telle, sous les fenêtres de son époux, s’écriait, — bien assise sur un alezan brûlé qui piaffait dans l’herbe, tandis qu’autour d’elle aboyaient, en de joyeuses gambades, chiens courants et couchants, — madame Sylvabel du Plessis les Houx ; et, ce disant, elle fronçait le pli d’entre ses noirs sourcils sur ses yeux bleu clair, en faisant siffler une fine cravache.

Le galop d’un cavalier, débusquant d’une allée derrière elle, lui fit retourner la tête : c’était Gabriel.

— Ma chère Sylvabel, vous me voyez en avance de dix minutes, selon l’usage, dit-il en la saluant.

— Tiens ?… Ah ! oui : vous étiez, sans doute, en vos rêves, sous les arbres ?… Vous avez l’air tout radieux. Vous composiez ?

— Oui… ce bouquet, pour vous, de trois boutons de rose et — de ces brins de verveine.

— Vous êtes galant ! répondit, d’un ton léger, Sylvabel, en glissant les fleurs entre deux boutons de son corsage.

— C’est mon devoir ; et puis, la verveine préserve des accidents, dit froidement M. du Plessis.

Vaguement surprise, peut-être, de l’intonation presque sérieuse de son mari, l’élégante amazone le regarda ; — puis, impatiente :

— Partons ! reprit-elle, après un silence de deux secondes : nous déjeunerons là-bas dans une clairière, sur la mousse.

Durant les premières heures de la chasse, Gabriel ne prononça pas vingt paroles ; mais toutes respiraient la bonne humeur et la préoccupation du gibier. Il tua deux lièvres, un coq de bruyère et huit cailles, que mit en gibecière et en filet l’unique piqueur qui galopait derrière eux.

Vers le midi, l’on prit terre en une magnifique éclaircie d’arbres. Après une tranche de pâté, deux verres de champagne, quelques fraises des bois et du café, Gabriel, — qui avait observé, tout le temps du repas, les ébats des écureuils entre les branches et jeté le projet d’une battue aux loups pour le prochain hiver, — alluma une cigarette et, l’ayant fumée :

— En selle ! dit-il, si vous êtes reposée, toutefois, Sylvabel ?

— Allons ! répondit-elle.

Et l’on se départit, derechef, à travers champs.

Soudain, au beau travers d’une route, à trente pas d’une haie, un lièvre passa comme l’éclair. Les chiens se précipitèrent : Gabriel, ayant tiré, le manqua.

— C’est cet imbécile de Murmuro ! dit-il avec un doux sourire, mais en rechargeant, très vite, son arme : il s’est jeté entre le lièvre et moi comme j’ajustais.

Et, faisant feu de nouveau, il abattit, à cent pas de lui, d’une balle sans doute, le superbe basset qu’il venait d’accuser.

À ce spectacle inattendu, Sylvabel tressaillit.

— Comment ! vous tuez ce chien, le rendant coupable de votre maladresse ? s’écria-t-elle, un peu saisie.

— Et je le regrette, car je l’aimais beaucoup ! répondit tranquillement Gabriel. Mais je suis ainsi fait que je ne puis supporter sans un mouvement parfois violent, une contrariété ; soldat, je serais fusillé, je le sens, dans les vingt-quatre heures. C’est un défaut qui rendit mon enfance batailleuse — et dont j’ai voulu, jusqu’à ce jour en vain, me corriger. J’essayerai de nouveau, cependant, pour vous plaire.

Sylvabel, serrant sa cravache, se tut, un peu songeuse.

Et l’on repartit. Entre temps, Gabriel parla de toutes autres choses que de l’incident… oublié. Ses paroles furent légères et rares.

Une heure après, environ, comme une compagnie de perdrix s’envolait, en face d’eux, avec son bruit spécial, Gabriel épaula, tira : pas un des oiseaux ne perdit une plume.

— Vraiment, voilà qui est insupportable ! gronda-t-il très bas mais d’une voix calme : c’est ma gredine de jument, figurez-vous, qui a fait un écart au moment où je visais.

Ce disant, il prit un pistolet d’arçon dans l’une des fontes, introduisit, froidement, le bout du canon dans l’oreille de la bête et lui fit sauter la cervelle. D’un bond de côté, à terre, il évita, non sans grâce, la chute de l’animal qui, tombé sur le flanc, demeura sans mouvement après une brève agonie.

Pour le coup, Sylvabel ouvrit tout grands ses yeux bleus :

— Mais on n’a pas idée de cela ! c’est de la démence ! — Que vous prend-il, enfin, Gabriel, de tuer une aussi belle bête, — et de race, — à propos d’une perdrix manquée !

— Je le déplore, madame : toutefois, je croyais vous avoir, il y a peu d’instants, révélé, en confidence, une faiblesse natale dont je souffre. Je ne puis que vous le redire : il est au-dessus de mes forces de supporter, sans protestation, la plus légère contrariété. — Piqueur ! votre cheval ! vous reviendrez à pied : nous rentrons.

Une fois en selle, puis seule à seul, au loin, vers le château :

— En vérité, mon ami, murmura Sylvabel, c’est à peine si je me rassure moi-même, en songeant aux propriétés magiques de votre bouquet de verveine !… Est-ce ainsi que vous tenez la promesse de dompter votre irascible caractère, en vue de me devenir agréable ?

— Cette fois, en effet, la force de l’habitude a déjoué mes bonnes résolutions, répondit le jeune homme ; mais je saurai, ma chère Sylvabel, mieux veiller, à l’avenir, sur moi-même ; oui, pour vous complaire et mériter vos bonnes grâces, je veux m’ingénier à devenir… sinon patient et doux jusqu’à l’atonie… du moins un peu moins prompt à m’emporter.

Ceci fut débité avec une galanterie glaciale. Madame du Plessis les Houx en demeura sans parole, — jusqu’à Fonteval où l’on arriva dès les premières ombres du soir.



Le souper, par exemple, fut charmant.

La nuit, la châtelaine oublia (sans doute par inadvertance) de pousser la targette de sa chambre. — En sorte que, vers cinq heures du matin, comme, à force de joies, de fatigue et d’amour, tous les deux, enivrés de leur conjugale tendresse, se murmuraient délicieusement ce qu’ils avaient de plus ineffable au fond de l’âme, Sylvabel, tout à coup, regarda son mari d’un air singulier — puis, tout bas, aux lueurs de la veilleuse bleue que pâlissait l’aube du bel été :

— Gabriel, une journée t’a suffi pour me conquérir… bien à toi ! non point à cause de ce beau cassage de vitres, dont je souriais en moi-même, à propos de deux innocents animaux… mais parce que l’homme qui, entre tous, est doué d’assez de fermeté pour accomplir, — durant un jour et une pareille nuit, sans se trahir un seul instant et en présence de celle dont il souffre, — le bon conseil d’un ami sûr et de clairvoyance éprouvée, — s’atteste, par cela seul, être supérieur à ce conseil même, et fait preuve par conséquent d’assez de « caractère » pour être digne d’amour. Tu peux ajouter ceci dans la lettre d’actions de grâces que tu as, sans doute, promis d’écrire à notre oncle et ami, le baron de Linville, en Suède.