Sylvine
En haut, la salle est large et presque démeublée.
La mort est sur le seuil. — Du milieu de l’allée,
On entend dans la nuit râler le moribond,
Vieillard que la douleur a tordu comme un jonc.
La blafarde lueur d’une lampe fameuse
Laisse voir son grand front et sa face anguleuse,
Et ses yeux noirs au fond de l’orbite enfouis...
Auprès d’un bénitier où trempe un brin de buis,
Un vieux prêtre est assis dans la pénombre, et prie.
Soutenant du mourant la tête endolorie.
Un jeune homme au chevet se penche, et son regard
Triste et pieux s’attache à ce pâle vieillard
Qui souffre sans se plaindre et meurt sans épouvante.
Au dehors, l’ouragan déchaîné se lamente;
Au dedans, sur les murs, les portraits des aïeux,
Des splendeurs d’autrefois seuls débris précieux.
Contemplent gravement leur race à l’agonie.
— O sires de Paulmy, vous dont la baronnie
Valait des marquisats et des principautés.
Vous dont les châteaux forts menaçaient les cités,
Puissans seigneurs terriens, ruisselans de richesses.
Prélats et maréchaux, chambellans et comtesses,
Penchez-vous! Regardez, longues files d’aïeux,
Ce que le temps a fait de vos derniers neveux!...
Sous le plus pauvre toit d’un faubourg populaire,
Le vieux Marc de Paulmy va mourir de misère.
Le vieillard se leva brusquement, puis il prit
Entre ses doigts les mains du jeune homme, et lui dit :
« Mon fils, je sens la mort qui plane sur ma couche;
Avant donc que sa main de marbre ait clos ma bouche.
Écoute-moi. — L’esprit de ce siècle est mauvais,
A son œuvre maudit ne travaille jamais.
Sois fier! Tous tes aïeux furent des gens d’épée,
Fais-toi comme eux une âme austère et bien trempée;
Ne mêle pas ton nom à des trafics d’argent,
Surtout ne sois jamais manœuvre ni marchand.
Reste pauvre et sois fier. Sois fier ! que dans ton âme
Ces mots soient à jamais gravés; qu’en traits de flamme
Ils éclairent la nuit ton rêve, et qu’au matin
Ils résonnent pour toi comme un timbre d’airain !
Sois fier, et s’il fallait vider jusqu’à la lie
Le vase de douleur, s’il fallait à la vie
Dire un suprême adieu pour garder ton honneur,
Lazare, mon enfant, sache mourir sans peur. »
Il s’était soulevé sur son lit, et la fièvre
Illuminait ses yeux et pâlissait sa lèvre ;
Dans son cœur, le vieux sang des ancêtres battait.
Lazare l’entourait de ses bras et sentait
Je ne sais quoi de fort passer dans tout son être...
Mais la voix fit silence. «. Il est mort, » dit le prêtre
En aspergeant le corps avec le buis bénit.
L’ombre envahit Lazare, et la salle s’emplit
D’obscures visions aux mornes attitudes;
Il entendit le vent glacé des solitudes
Pleurer dans la maison, et vit, épouvanté,
Le deuil et l’abandon s’asseoir à son côté.
…………………..
En bas, la cave est nue, et la nuit l’environne;
Mais les premiers rayons d’un pâle jour d’automne
Pénétreront bientôt jusqu’au fond du cellier
Où Roch le tisserand a fait son atelier...
La mort entre avec eux. — Sur sa pauvre couchette,
Une enfant de quatre ans gît fiévreuse et muette;
Encore un mouvement, un dernier spasme encor,
Pareil au doux frisson d’un oiseau qui s’endort,
Puis plus rien... La voilà morte et déjà livide!
Son âme blanche fuit loin de la cave humide
Vers ce ciel des enfans, tout bleu, tout radieux,
Où la douleur jamais ne fait pleurer leurs yeux.
Le petit corps glacé reste sur la couchette ;
Ses traits sont beaux malgré leur pâleur violette,
Car l’enfance est bénie, et son charme est si fort
Qu’il triomphe et persiste au-delà de la mort.
Tout autour du berceau la famille est groupée :
La mère tout en pleurs, immobile et frappée.
Semble dans sa stupeur une autre Niobé ;
Le père, maître Roch, vers l’enfant s’est courbé,-
Comme pour découvrir quelque reste de vie;
La main sur le cadavre, il écoute, il épie,
Anxieux, absorbé. — A ses pieds, un jeune homme.
Un pauvre estropié, blême et chétif, qu’on nomme
Jean Caillou le flûteur, sanglote, et lentement
Entre ses maigres doigts roule un jouet d’enfant.
La pâle sœur aînée, adossée à la porte.
Taille dans une robe un linceul pour la morte.
Elle est grave et pensive, elle est belle, non pas
De la beauté des lis, des roses, des lilas.
Cette beauté splendide et pleinement éclose,
La beauté des heureux, — non, mais tout autre chose.
Un charme intérieur, pénétrant, concentré;
Un maigre et fier visage ardemment éclairé
Par deux yeux bruns profonds où la vie étincelle.
Purs comme l’eau de source et limpides comme elle;
Un front large où l’on sent l’effort victorieux
De l’âpre volonté; de noirs cheveux soyeux
Effleurant un cou blanc : — telle apparaît Sylvine.
Rien qu’aux sobres contours de son sein, l’on devine
Un lumineux esprit répandant son éclat
Dans ce corps transparent, suave et délicat.
Cependant le jour croît dans la cave. Le père
Se lève brusquement, et d’une voix sévère :
« Elle est morte, dit-il, vous pourriez sangloter
Pendant plus de cent ans sans la ressusciter.
Assez pleuré! La mort clémente l’a ravie
A l’heure où l’on ne voit que le beau de la vie ;
Tant mieux! Elle n’aura là-haut ni froid ni faim,
Et ne connaîtra pas l’horreur des jours sans pain.
Nous qui lui survivons, songeons à notre tâche,
Perdre son temps en pleurs est inutile et lâche ;
Les pauvres gens n’ont pas le loisir de pleurer.
Entends-tu, Jean Caillou? Cesse de soupirer.
Allons, je ne veux plus voir de regards humides! »
Et Roch, le tisserand aux paroles rigides.
S’assied a son métier; mais, malgré ses efforts,
Sa douleur se révolte et jaillit au dehors.
Il étouffe, son cœur bondit, ses yeux se mouillent,
Et sous ses doigts tremblans les fils croisés se brouillent...
Un moment comprimés, les pleurs coulent à flots,
Et le sombre logis retentit de sanglots.
Il est midi. Lazare est seul au cimetière,
Assis près de la fosse où l’on a mis son père,
Et de cruels pensers au cœur de l’orphelin
Fermentent sourdement, comme un aigre levain.
Il sent la pauvreté resserrer à chaque heure
Son cercle impitoyable autour de sa demeure.
Et par-delà le mur de l’étroite prison
Il entrevoit le monde à l’immense horizon
Où la foule s’agite et se répand confuse
Comme l’eau bouillonnante au sortir de l’écluse.
Le monde qui sourit, qui chante et resplendit,
Et qu’à son lit de mort le vieux Marc a maudit.
Près de lui tout est noir, là-bas tout est lumière.
— Le mineur qui se creuse un chemin sous la terre.
Et dont les tristes jours ressemblent à des nuits,
Parfois lève la tête, et du fond de son puits
Regarde en soupirant la lointaine ouverture
Qui conduit au soleil, à l’air, à la verdure. —
Du fond de la misère et de l’isolement,
Ainsi Lazare aspire à ce monde charmant.
Et dans sa lutte avec ce désir indocile,
Comme une flamme au vent, sa volonté vacille...
Mais voici qu’à l’abri des saules frémissans
Une ouvrière en deuil s’achemine à pas lents.
C’est Sylvine. L’oiseau qui saute sur la mousse
Et la feuille des bois qui tombe sans secousse
Se posent sur le sol avec moins de douceur
Que ses deux pieds légers. Elle apporte à sa sœur
Les humbles ornemens des tombes plébéiennes, —
Des fleurs des champs : — asters et grappes de troènes,
Campanules d’automne et pâles serpolets,
Gentianes des bois aux reflets violets,
Scabieuses lilas, bruyères, vipérines...
Comme les deux logis, les tombes sont voisines;
Elle arrive à la place où dort sous le gazon
L’enfant du tisserand auprès du vieux baron.
Lazare, saluant la grave jeune fille :
« La mort a donc aussi frappé votre famille?
Elle emporte à la fois l’enfant et le vieillard.
Elle accourt, et la nuit s’épaissit; elle part,
La lumière et la paix de la maison la suivent.
Et l’horreur de la vie hante ceux qui survivent. »
Il dit, et sur un banc s’assied silencieux.
La fière jeune fille, aux regards sérieux.
Lui répond, en posant ses fleurs dans l’herbe humide :
« N’est-ce pas que c’est triste, un logis qui se vide?
Que c’est navrant, l’adieu d’un ami qui s’en va!
Cette mignonne enfant que la mort enleva
Brusquement, comme un loup qui ravit une proie,
Faisait notre espérance et notre seule joie.
Elle était si vivante et de corps et d’esprit!
C’était une eau qui court, un feu clair qui jaillit;
Rieuse et remuée, active et caressante.
Elle allait et venait dès l’aube blanchissante.
S’agitant tout le jour, lorsqu’approchait le soir,
Sur sa petite chaise elle se laissait choir,
Et l’on voyait fléchir sa tête appesantie
Comme une rose en fleur par l’ondée alourdie...
Sur ses lèvres, un jour le rire s’est éteint,
La fièvre et l’insomnie ont fait pâlir son teint.
Le médecin disait : — Cette cave est lugubre !
Il faudrait à l’enfant un air tiède et salubre... —
Oh! de la pauvreté dures chaînes de fer!
Il fallut la laisser dans la cave sans air...
Elle est morte ! » Sylvine à ces mots s’agenouille.
Sa poitrine se gonfle et son regard se mouille.
Le jeune homme est ému. Cette grave beauté.
Cette noblesse unie à tant de pauvreté,
Font battre doucement son cœur dans sa poitrine...
Après avoir prié sur la fosse, Sylvine
Se relève et s’éloigne, et Lazare pensif
L’admire et suit des yeux, de massif en massif,
Sa marche harmonieuse entre les tombes blanches.
Un autre aussi la suit de loin parmi les branches :
C’est Jean Caillou rêveur... A Lazare en fuyant
Il lance un noir regard, farouche et méfiant...
Cependant le soir tombe et s’étend sur la ville.
Il fait fumer au loin les toitures de tuile,
Et sa vapeur revêt d’un bleuâtre velours
L’ardoise des clochers et l’ogive des tours.
Une étoile blanchit au bord du ciel limpide ;
On dirait un lis pur, à la corolle humide.
Lazare, resté seul dans le funèbre enclos,
Se promène à pas lents sous les frêles bouleaux.
Dans l’azur assombri du firmament sans voile.
Ses yeux plongent sans cesse et contemplent l’étoile,
Et tandis que Vesper éclôt sur la hauteur,
La fraîche fleur d’amour s’ent’rouvre dans son cœur.
Parmi tous les foyers de lumière idéale,
La clarté la plus pure et la plus amicale,
O lune, c’est la tienne ! — A l’heure où le soleil
S’éteint dans les vapeurs de l’occident vermeil.
Tu sors timidement de ta calme retraite;
Sur ton trône d’argent tu te glisses discrète,
Et des étoiles d’or le peuple harmonieux
Dispose autour de toi ses chœurs silencieux.
O Cynthia Phœbé, ta lumière sacrée
Sur la terre qui dort tombe chaste et nacrée.
Le moindre pli du sol par elle est visité :
Dans la mousse qu’effleure un rayon velouté.
L’hyacinthe sauvage entr’ouvre ses calices;
Sitôt que tu parais, les bois avec délices
Bercent leurs frais rameaux baignés de ta lueur ;
Les grands bœufs assoupis dans les pâtis en fleur
Ouvrent leurs doux regards quand tu sors de la nue,
Et leurs mugissemens accueillent ta venue;
Les nids chantent pour toi; la mer, la vaste mer;
Quand ta pleine rondeur resplendit dans l’éther,
La mer plaintive et sombre enfle ses flots houleux
Et soulève vers toi son sein tumultueux.
A travers les carreaux d’une pauvre cellule,
Tu pénètres ce soir avec le crépuscule,
O lune ! et ta lueur éclaire le réduit
Où Jean Caillou s’enferme au tomber de la nuit.
Les murs sont froids et nus; au bord de la croisée.
Le seul trésor du maître, une flûte est posée.
Quand le dimanche arrive ou lorsqu’aux environs
On célèbre un joyeux hymen de vignerons,
Jean Caillou prend sa flûte et dirige la danse,
Et tandis qu’il s’essouffle à marquer la cadence.
Au pied de ses tréteaux, les danseurs, deux à deux,
Tourbillonnent. Il voit leurs regards amoureux,
Il entend leurs baisers et leurs éclats de rire.
Et lui, pauvre bossu, lui dont la flûte inspire
Ce tumulte joyeux dont l’air semble imprégné,
Seul au milieu du bal, est morne et dédaigné.
Il aime aussi pourtant. Comme la perle blonde
Se dérobe aux regards sous la vague profonde,
Ainsi son amour pur, chaste et mystérieux.
Dans le fond de son cœur se cache à tous les yeux.
Il arrive ce soir d’une course lointaine ;
Il est las, il est triste, et sa poitrine est pleine
De sanglots refoulés. Il ouvre le battant
De sa vitre. La pluie a cessé, l’on entend
Des gouttes d’eau rouler sur les feuillages sombres
Et le crapaud plaintif chanter dans les décombres ;
Les rapides métiers des maîtres tisserands
Font résonner au loin leurs accords déchirans.
Jean, qui fixe les yeux sur la cave voisine,
Voit tout à coup briller la lampe de Sylvine.
Alors il prend sa flûte, et dans la calme nuit
Un chant mélancolique et doux s’épanouit.
Cet air touchant, les mots pourraient le reproduire.
Tant il exprime bien ce que le cœur veut dire !
Aux vitres de Lazare ainsi qu’au seuil de Jean,
La lune ce soir-là lance un rayon d’argent.
Et comme le flûteur Lazare à la croisée
Est assis, et Sylvine occupe sa pensée.
Mais s’il l’aime, pourquoi ces rougeurs sur son front,
Et cette inquiétude, et ce trouble profond ?
On croit voir scintiller, comme un éclair qui passe,
Au fond de ses yeux bleus tout l’orgueil de sa race.
Il tressaille ; on dirait que son père mourant
Revient pour lui crier : « Souviens-toi de ton rang ! »
Les croyances qui l’ont bercé dans son enfance,
L’opprobre et la terreur d’une mésalliance.
L’honneur, les droits du sang, toutes ces vieilles lois
S’éveillent en rumeur. — Ainsi l’on voit parfois,
Quand on franchit le seuil d’une tour féodale,
De lourds oiseaux de nuit tournoyer dans la salle
Et s’enfuir en poussant de lugubres clameurs.
Lazare lutte encor. Ses yeux sont gros de pleurs.
Il colle son visage aux vitres des fenêtres,
Ou devant les portraits pâlis de ses ancêtres
Il s’arrête pensif ; le remords et l’amour
Se lèvent dans son cœur et plaident tour à tour.
Allumez un grand feu ! Faites flamber dans l’âtre
Des pommes de sapin à la flamme bleuâtre.
Voici venir l’hiver sur son char de glaçons
Traîné par les corbeaux aux sinistres chansons.
Il accourt, et le ciel sur ses pas devient sombre.
Qu’ont fait les bois de leurs oiseaux et de leur ombre.
De leurs plantes en fleur et de leurs papillons ?
Mornes sont les forêts et mornes les sillons ;
La terre se morfond dans sa robe de veuve ;
Voici l’hiver, voici les jours noirs de l’épreuve.
Écoutez ! L’ouragan se déchaîne, et sa voix
Hurle pendant la nuit comme un chien aux abois.
Allumez un grand feu ! La neige sur la terre
Tombe, tombe sans bruit, délicate et légère,
Et sa blancheur revêt les champs silencieux
Jusqu’à l’horizon vague où se perdent les yeux.
Voici les longues nuits, la saison des écraignes[1]
Et des poêles de fonte où grillent les châtaignes,
Tandis qu’à la veillée, en tournant leurs fuseaux.
Les fileuses de lin content de gais propos.
Le froid pique, le givre a fleuri la fenêtre ;
Sur les chenets trapus jetez des troncs de hêtre.
Que les pommes de pin pétillent au milieu ;
Jetez-en plus encore, allumez un grand feu !
Hélas! le feu béni, la parure et la joie
De l’hiver, le brasier rougeâtre qui flamboie
Et nous fait croire encore à la chaude saison.
Plus d’un ne le voit pas luire dans sa maison !
Durant les mois glacés, dans plus d’un âtre vide,
La neige seule vient joncher la pierre humide,
Et parmi ces foyers sans flamme, au premier rang.
Est le foyer désert de Roch le tisserand.
Roch travaille, Sylvine est absente, et la mère
Est malade. La cave est comme une glacière.
L’âpre vent de la nuit, par le châssis mal clos,
Pénètre avec un bruit pareil à des sanglots,
Et Roch, pour réchauffer ses membres qui frissonnent.
S’acharne à son métier, et les leviers résonnent,
Et la navette vole. — Un coup faible et discret
Soudain pousse la porte, et Lazare paraît.
Il s’arrête, il hésite, et, plein d’incertitude,
Se tait. « Que voulez-vous? » dit Roch d’une voix rude.
Et le jeune homme alors, maîtrisant son émoi.
Au maître tisserand répond : «Pardonnez-moi.
Si ma parole tremble et se fait mal entendre,
C’est que d’un mot de vous mon repos va dépendre;
Le bonheur de ma vie est tout entier ici.
Je me nomme Lazare Engilbert de Paulmy;
Mon père est mort, je vis comme vous solitaire,
Et pauvre comme vous. Un jour, au cimetière.
J’ai rencontré Sylvine, et sa fière douleur.
Et sa chaste beauté, m’ont pénétré le cœur...
Les mots qu’elle m’a dits, je les entends encore
Tinter à mon oreille ainsi qu’un chant sonore;
Je les entends partout, dans les soupirs du vent,
Dans la cloche qui sonne au clair soleil levant.
Je l’aime! et si sa main par vous m’est refusée,
Mes jours n’ont plus de but, et ma vie est brisée.
Maintenant j’ai fini. Maître Roch, voulez-vous
Que je sois votre fils, que je sois son époux? »
Le tisserand se lève et fait d’un pas rapide
Deux ou trois fois le tour de sa demeure humide.
Il regarde Lazare, il est comme ébloui.
Et pendant un moment son front épanoui
Est radieux d’orgueil, de surprise et de joie...
Mais ce n’est qu’un éclair, un rayon qui se noie
Dans la brume. « Oubliez, dit-il, ces rêves fous!...
Vous êtes malheureux et pauvre comme nous?...
Mais ce n’est pas assez d’une même détresse
Pour que toute barrière entre nous disparaisse.
Jour et nuit, comme nous, travaillez-vous aussi?
Non?... Eh bien! en ce cas, je refuse, merci!
Nous avons comme vous notre orgueil, et nous sommes
Remplis de préjugés comme des gentilshommes.
Mon enfant est sans dot, et vous sans gagne-pain ;
Ce serait marier la soif avec la faim.
Et vous végéteriez hors de la loi commune
En rongeant tristement vos miettes de fortune ;
Puis les enfans viendraient, puis la misère enfin.
Que feriez-vous alors, vous dont la blanche main
A de rudes outils ne s’est jamais blessée?...
Non, nous serions tous deux un objet de risée !
Au bouvreuil le gerfaut ne s’accouple jamais,
Il plane solitaire au-dessus des forêts.
Oubliez tout cela comme on oublie un rêve
Au lever du soleil... Adieu! » Comme il achève,
Sylvine, pâle et grave, apparaît sur le seuil.
Son visage, entouré de sa coiffe de deuil.
Est comme un blanc lotus ouvrant sa fleur nocturne
Sur les dormantes eaux de l’étang taciturne.
Le jeune homme tressaille à sa vue, et leurs yeux
Se rencontrent; — tous deux, tristes, silencieux,
Échangent un regard, — puis, en courbant la tête,
Lazare sort et fuit à travers la tempête.
Comme un cerf qu’on relance au fond de la forêt,
Lazare dans le vent et dans l’ombre courait.
Il avait dépassé les faubourgs, et la plaine
Brumeuse s’étendait devant lui. — Hors d’haleine,
La tête en feu, l’esprit troublé comme le cœur,
Il allait au hasard, chassé par la douleur,
Et dans la nuit parfois, quand ses jambes lassées
Fléchissaient, s’il voulait s’arrêter, ses pensées.
Comme une meute ardente au son des cors vainqueurs,
Dans son sein tourmenté commençaient leurs clameurs.
Il traversa les prés... Il gagna la lisière
D’un grand bois, et tandis qu’au loin, dans la clairière.
Les loups hurlaient la faim, il s’arrêta brisé
Et se laissa tomber au rebord d’un fossé;
Alors il entendit la meute des pensées
Recommencer en lui ses clameurs courroucées.
Les lamentations redoublaient. — Cette fois,
Le front dans ses deux mains, il écouta leurs voix :
« Hélas! qu’est devenu ton amour ? disaient-elles;
Hier, comme un doux nid de jeunes tourterelles
Qui gazouillent au haut d’un chêne verdissant.
Il chantait, et voilà que l’orage puissant
A renversé dans l’herbe et le nid et le chêne...
Et ton orgueil? Du fond de ton âme hautaine
Il jaillissait bruyant, superbe, impétueux.
Comme au printemps bouillonne à flots tumultueux
Une blanche cascade aux flancs des monts alpestres ;
A la voir, on croirait que les sources terrestres
N’auraient pu l’enfanter, et qu’elle vient des cieux;
Elle tombe, elle écume, et son cours furieux
Sur les rochers émus rebondit et s’élance...
Mais les vents de l’été la forcent au silence,
Et les rocs sur lesquels le flot s’est épanché
Se rendorment rêveurs dans le lit desséché. —
Ah ! comme ce vieillard marchait avec rudesse
Sur ton espoir, sur ta fierté, sur ta tendresse !
Sous ses raisonnemens se brisaient tes erreurs
Comme les épis mûrs sous les coups des batteurs.
Tu croyais qu’au seul bruit de ton nom de famille
Ce père dans tes bras allait jeter sa fille;
O honte! il te refuse et t’estime trop bas :
Tu n’es pas de son rang, — tu ne travailles pas!
Le travail!... Comprends-tu maintenant les mystères,
Les vertus de ce mot aux syllabes austères ?
Comprends-tu qu’il n’est rien de plus grand qu’un devoir,
Et que l’oisiveté seule nous fait déchoir?
Tes pères ont gagné leur nom avec l’épée;
La terre avait besoin alors d’être trempée
D’une sueur de sang, et c’était travailler
Dans cet âge de fer que de bien batailler.
Leur épée aujourd’hui par la rouille est ternie.
Prends un outil! — Pour vaincre au combat de la vie,
L’homme n’est plus forcé de répandre le sang,
Et le plus humble outil vaut l’épée à présent.
Travaille ! c’est le cri que la mère nature
Redit sans se lasser à toute créature,
Et dans tout l’univers il n’est pas d’élément
Que le travail fécond n’agite incessamment.
L’action guérira ton cœur blessé qui pleure.
Debout! prends un outil!... Tu n’étais tout à l’heure
Qu’un fragile roseau par les vents agité;
A partir d’aujourd’hui, sois une volonté. »
Assis au pied d’un hêtre, ainsi pendant des heures
Il écouta monter ces voix intérieures.
Tout un temple d’erreurs dans son esprit croula.
Il lui sembla qu’un monde inconnu jusque-là
Ouvrait devant ses yeux de longues perspectives.
— La nuit se dissipait, les ombres fugitives
S’envolèrent, et l’aube à l’orient blanchit.
Dans un clocher lointain l’Angélus retentit.
O clairs sons, précurseurs de l’aurore vermeille,
A vos chants argentins la terre se réveille.
Aube du jour, tu rends les chansons à l’oiseau.
Le sourire à l’enfant couché dans son berceau ;
Salut, aube du jour! ta clarté, comme un phare,
Vers un monde nouveau va diriger Lazare.
Comme il s’en revenait, il entendit des voix
Chanter dans le chemin qui conduit au grand bois.
C’étaient des bûcherons qui partaient. A leur tête
Marchait Jean le flûteur, et leur fier chant de fête,
Soutenu par la flûte aux notes de cristal,
S’envolait emporté par le vent matinal.
« Voici les bûcherons, les francs coupeurs de chênes!
Par la neige ou la pluie ils font leur dur métier;
Dès que le jour commence, en route! Le gibier
Ne rôde pas plus qu’eux dans les forêts lointaines;
Leurs jarrets sont de fer, leurs muscles sont d’acier.
Voici les bûcherons, les francs coupeurs de chênes!
« L’arbre, dans le taillis comme un géant campé,
Au-dessus du chemin dressait sa grande taille ;
Son tronc large et noueux semblait une muraille...
Dans l’herbe le voilà gisant... Qui l’a frappé?
Ce sont les bûcherons, ils ont comme une paille
Brisé l’arbre géant dans le taillis campé.
« Qui nourrit de charbon la fournaise béante,
Où l’on coule la fonte, où l’on forge le fer?
Qui fournit leurs grands mâts aux vaisseaux de la mer ?
Qui donne à la maison sa porte et sa charpente ?
Qui fait luire dans l’âtre un soleil en hiver
Et nourrit de charbon la fournaise béante !
« Ce sont les bûcherons. — Leur bras n’est jamais las.
Parfois, quand la forêt, de brouillards imprégnée,
Fait silence l’hiver, le bruit d’une cognée
Ou d’un chêne qui roule et tombe avec fracas
Retentit dans le fond d’une combe éloignée...
Ce sont les bûcherons, leur bras n’est jamais las.
« Honneur aux bûcherons, aux francs coupeurs de chênes!
Ils n’ont pas sitôt mis le pied hors du taillis.
Qu’ils se sentent le cœur pris du mal du pays.
Au bois est leur patrie, au bois sont leurs domaines;
Leurs fils y grandiront près des pères vieillis,
Les fils des bûcherons, des francs coupeurs de chênes! »
« Où vous en allez-vous? dit Lazare aux chanteurs.
Où vous en allez-vous, ô joyeux travailleurs?
— Au grand bois, répondit le plus vieux de la troupe.
Nous allons étrenner une nouvelle coupe,
Une vieille futaie aux arbres forts et droits :
Charmes, chênes, fayards, c’est du pain pour six mois,
C’est une mine d’or ! — Écoutez, dit Lazare,
J’ai toute ma vigueur et n’en suis point avare;
Voulez-vous m’accepter pour votre compagnon
Ou pour votre apprenti du moins ? — Et pourquoi non ?
Si vous savez planter la hache au cœur d’un hêtre,
Vous serez bien reçu. Venez parler au maître.
Ce soir, vers la nuit close, à la Vente-du-Roi.
— Eh bien! s’écria-t-il, ce soir comptez sur moi! »
…………………..
Le soir vint. Du départ l’horloge marqua l’heure.
Lazare en soupirant jeta sur sa demeure
Un suprême regard, et, saluant des yeux
Les vieux meubles fanés, les portraits des aïeux,
Il partit. Sur l’épaule il portait sa cognée,
Et sa main fièrement en pressait la poignée.
La rue était déjà ténébreuse, et le bruit
Des métiers haletans résonnait dans la nuit.
Il gagna le chemin de la Samaritaine ;
Là, sous des marronniers, jaillit une fontaine :
Les femmes du faubourg vont emplir vers le soir
Leurs seilles de sapin dans le clair réservoir.
Au-dessus de la source à grand bruit épanchée,
Il vit dans la pénombre une forme penchée,
Et reconnut Sylvine. Il s’approcha soudain :
« Je bénis Dieu, dit-il, je bénis ce chemin
Où je puis vous parler à cette heure suprême.
Sylvine, je pars ce soir et je vous aime !
Je vous aime ardemment, — comme le prisonnier
Aime l’air pur et libre et le vent printanier,
Et comme le proscrit adore la patrie ; —
Je vous aime, et je vais recommencer ma vie.
Car ce fervent amour, en entrant dans mon cœur.
L’a rempli de lumière et l’a rendu meilleur.
Me voici bûcheron, regardez ma cognée!
Je ne veux revenir qu’avec ma dot gagnée,
Et loin de vous, bien loin, pour longtemps je m’en vais. »
Sylvine lui tendit la main : «Je le savais ;
Ce que vous avez fait montre un noble courage,
Et mon cœur vous en aime encore davantage... »
Puis, comme cet aveu, trop fort pour sa fierté,
De sa bouche avait fui contre sa volonté.
Elle voulut quitter la source au chant sonore ;
Mais Lazare : «Oh ! restez, parlez, parlez encore !
Les seuls biens que j’emporte avec moi sont les mots,
Les chastes mots d’amour sur vos lèvres éclos !... »
Sans la nuit, on eût vu sur le front de Sylvine
La rougeur se répandre, on eût vu sa poitrine
Palpiter sous les plis de son corsage noir.
Alors, comme l’eau pure au bord du réservoir.
Tout l’amour de son cœur vint sur sa bouche émue
S’épancher : « Oui, dit-elle, oui, vous m’avez vaincue.
Je vous aime, Lazare, et l’avoue aujourd’hui;
Mais ce muet amour en mon âme enfoui
Y serait resté clos jusqu’à ma dernière heure,
Si vous n’aviez quitté votre oisive demeure
Pour vivre et pour agir en homme. Maintenant
Vous êtes deux fois noble : — et de cœur et de sang.
Je vous aime, et je suis fière de ma tendresse.
Allez, et vaillamment luttez, luttez sans cesse !
Moi, je vous attendrai. » Le calme de la nuit
À ces mots succéda, puis un faible et doux bruit...
Étaient-ce les soupirs de l’onde aux flots limpides,
Ou le susurrement de deux baisers rapides?...
Sylvine s’enfonça dans l’ombre lentement.
O charme de l’amour, ô pur enivrement !
Comme Lazare alors vers les bois prit sa course !
Il marchait d’un pas ferme, et la voix de la source
Semblait l’accompagner de son chant clair et frais.
Bien que la nuit fut noire et le brouillard épais,
Il croyait voir au ciel des étoiles sans nombre
Lui sourire à travers la forêt haute et sombre.
pur enivrement, ô charme de l’amour !...
Et la nuit s’avançait, et dans le carrefour
De la Vente-du-Roi de grands feux de bruyères
Projetaient leurs clartés rouges sur les clairières.
Les bûcherons, assis en rond près du brasier.
Pour le nouveau-venu chantaient à plein gosier
Ce refrain qui vibrait dans les combes lointaines :
« Voici les bûcherons, les francs coupeurs de chênes! »
Lazare est dans les bois, et du matin au soir
Sa hache, sans répit, fait son rude devoir.
Cette nouvelle vie a d’austères prémices;
La cognée a d’abord meurtri ses mains novices,
Rompu ses bras, courbé ses reins... Sa volonté
A puisé dans l’amour un courage indompté,
L’amour a fait courir un sang frais dans ses veines.
Le voilà maintenant qui coupe les vieux chênes
Aussi facilement que des brins de genêt.
Il aime son métier, — il aime la forêt.
La forêt, qui revêt les monts de sa ceinture
Et berce dans le vent ses masses de verdure,
C’est notre mer à nous, Lorrains et Bourguignons,
Gens des pays de l’est et du nord. — Les Bretons
Ont l’Océan terrible, immense, aux eaux fécondes;
Nous avons les forêts sonores et profondes.
Quand loin du sol natal nous errons vers le soir.
Souvent à l’horizon nous croyons les revoir.
La nuit, dans l’ouragan qui siffle et se lamente.
Nous croyons distinguer votre voix mugissante,
O bois de nos pays ! — Ainsi qu’au fond des mers,
Parmi les profondeurs de vos abîmes verts,
Une vie incessante éclôt; des milliers d’êtres,
Un monde merveilleux sous la voûte des hêtres
Pullule, et ses amours, ses chants, ses floraisons,
Tour à tour prennent place au cercle des saisons.
En mars, quand le soleil lance ses jeunes flèches,
Tout un peuple de fleurs perce les feuilles sèches :
Dans l’onde des ruisseaux tremblent les boutons-d’or,
Les narcisses rêveurs se penchent sur le bord,
Et les taillis sont pleins de jaunes primevères.
Avril, avril commence! Un bruit d’ailes légères
Frémit dans les rameaux des arbres reverdis.
Voici les doux chanteurs des bois, voici les nids!
Et muguets de fleurir à côté des pervenches.
Et concerts printaniers d’éclater dans les branches.
Gué! gué! soyons joyeux! dit le merle. — Aimons-nous!
Chante le rossignol. — Hâtez-vous! hâtez-vous! »
Répète le coucou d’un ton mélancolique...
Le printemps fuit, et juin, comme un roi magnifique
Vêtu de pourpre et d’or, apparaît dans les champs.
Les herbes des fourrés jaunissent, et les chants
S’apaisent; dans le fond des combes retirées,
Au clair de lune, on voit les biches altérées
Venir avec leurs faons tondre les jeunes brins
Imbibés de rosée. — Aux marges des chemins
Les fraises ont rougi, les framboises sont mûres;
Parmi les merisiers aux mobiles ramures.
Les loriots gourmands sifflent à plein gosier;
Leur cri mélodieux clôt le chœur printanier.
La fleur fait place au fruit, l’été place à l’automne.
Salut, maturité, saison puissante et bonne!
Saison où la forêt tient ce qu’elle a promis,
Et fait pleuvoir du haut de ses rameaux jaunis
Des trésors à foison ! — Les noisettes sont pleines,
Les fruits des cornouillers sont vermeils, et les faînes
Tombent comme une grêle, et le long des sentiers
Roulent les glands dorés. On voit les alisiers
Ployer. Les mousserons, sous les chênes antiques.
Tracent dans le gazon leurs cercles fantastiques.
Mais le taillis s’effeuille, et parmi les buissons
Le rouge-gorge errant dit ses courtes chansons.
Voici l’hiver venu. La neige sur les branches
En silence répand ses touffes de fleurs blanches;
D’un sommeil éternel les bois semblent dormir.
Mais les germes féconds des printemps à venir
Fermentent sourdement sous l’épais lit de neige,
Lazare vit deux fois le rapide cortège
Des changeantes saisons défiler dans les bois.
Il poursuivait sa tâche, et les jours et les mois
S’enfuyaient... Au courant de cette vie active,
Comme une terre aride au contact d’une eau vive,
L’héritier des Paulmy se métamorphosait.
Ce n’était plus l’enfant timide qui n’osait
Sortir de sa misère et de sa somnolence.
Le cœur qu’un préjugé de caste et de naissance
Retenait indécis : — c’était un esprit fier,
Énergique et vaillant; sa volonté de fer
Ceignait son cœur ainsi qu’une cotte de mailles,
Et comme ses aïeux au milieu des batailles,
Pour devise il avait ce noble mot : « Vouloir! »
Il n’avait pas revu Sylvine; mais le soir
Ses rêves amoureux s’envolaient vers la ville,
Et l’absence doublait sa tendresse virile,
Comme la nuit accroît le parfum d’une fleur.
Parfois dans le sentier venait Jean le flûteur.
Et tous les bûcherons le fêtaient au passage.
Car sa flûte semblait leur donner du courage;
Mais Jean, triste et muet, se tenant à l’écart.
Sur Lazare sans cesse attachait son regard.
Et lorsque ce dernier l’interrogeait, sa bouche
Restait close; en silence il s’éloignait, farouche.
Les jours, les mois fuyaient... Lazare d’un chantier
Était devenu maître, et denier par denier
Son trésor amassé s’arrondissait dans l’ombre.
Or un doux soir de mai, dans la clairière sombre,
Les bûcherons en cercle achevaient leur repas,
Lorsque dans le taillis un léger bruit de pas
Résonna tout à coup. Les feuillages frémirent...
« Qui va là? demanda Lazare. » Ils entendirent
Une tremblante voix répondre : « Jean Caillou ! »
Et Jean vers le jeune homme accourut comme un fou.
« Là-bas, dans le faubourg, dit-il, on vous appelle...
— Sylvine? s’écria Lazare. — Oui, c’est elle;
Ne perdons pas de temps, reprit Jean, hâtons-nous!
Venez vite, et prenez votre bourse avec vous.
— Partons ! » Et dans la nuit, à travers les cépées,
Les taillis frissonnans, les gorges escarpées,
Les longs chemins couverts, les douteux carrefours.
Ils gagnèrent la plaine et les sombres faubourgs.
Les faubourgs par la Faim aux mamelles arides
Sont hantés. Les métiers restent muets et vides.
Et la fabrique oisive a clos ses ateliers.
Le coton, qui faisait manœuvrer les leviers
Et courir la navette et gémir l’engrenage.
Qui nourrissait la ville et le prochain village
Comme l’huile nourrit la lampe, le coton
Manque à la filature, et dans chaque maison.
Sur chaque seuil, on voit la misère installée. —
Dans ces corps de logis à mine désolée.
Pénétrez en suivant l’allée aux murs verdis;
Entrez, si vous l’osez, dans ces mornes taudis;
Partout même détresse et partout même scène :
Une chambre sans air, trop étroite et malsaine.
Exhalant une odeur de fièvre et de tombeau;
Point de lit, sur la terre un horrible lambeau
De paillasse, et parmi les brins de paille humides
Des enfans demi-nus, grelottans et livides.
Les yeux déjà couverts par l’ombre de la mort,
Et la mère auprès d’eux accroupie et qui tord
Ses bras maigres, la mère ulcérée et farouche,
La haine dans le cœur, le blasphème à la bouche;
Le père enfin rentrant au soir, la tête en feu,
Sans courage et sans pain, sans espoir et sans Dieu...
Mais dans ces jours mauvais et parmi ces victimes.
S’il est des cœurs troublés, il en est de sublimes. —
Le vieux Roch entre tous!... Épiez-le ce soir,
Près de sa femme en pleurs vous le verrez s’asseoir
Sombre et découragé, mais fier et digne encore.
Le jour tombe. — Ils sont seuls. — Jean Caillou dès l’aurore
D’un air mystérieux a quitté la maison;
Sylvine est à la ville et cherche du coton
De fabrique en fabrique. — Ils sont seuls. — Leurs visages,
Où les privations ont laissé leurs sillages,
S’empourprent aux rayons d’un clair soleil couchant.
Et Roch, à la lueur de l’astre déclinant,
Contemple tristement sa compagne de peine ;
Voilà vingt ans qu’ensemble ils supportent la chaîne
Des misères sans fins et des labeurs ingrats,
Et tandis que les ans affaiblissent leurs bras.
Cette chaîne toujours plus dure et plus pesante
Charge plus rudement leur vieillesse croissante...
Pour la première fois, Roch tremble et sent la peur
Tomber comme une nuit lugubre sur son cœur.
Sylvine cependant rentre pensive et triste.
Dans chacun de ses yeux, aux reflets d’améthyste,
Une larme limpide étincelle, et ces mots
Jaillissent de sa bouche au milieu des sanglots :
« Point d’ouvrage ! Partout des refus ! nul remède !
Et Dieu seul maintenant peut nous venir en aide. »
Le vieux Roch atterré jette un navrant regard
Sur son métier qui dort inutile, à l’écart;
Amère est sa douleur, elle éclate; il s’écrie :
« Bienheureux sont les morts! leur souffrance est finie.
La nuit du cimetière est plus douce à leurs corps
Que le jour des vivans. Bienheureux sont les morts! »
Et la mère au milieu de ses larmes murmure :
« Pourtant si l’on osait!... Au monde, j’en suis sûre,
Il est des cœurs humains que nos maux toucheraient ;
Si nous parlions, il est des mains qui s’ouvriraient... »
L’austère tisserand tressaille et se relève :
« Mendier? Ah ! dit-il, ce dernier coup m’achève.
Mendier! Pourquoi pas voler?... Mieux vaut mourir!
Puisque notre métier ne peut plus nous nourrir,
Nous n’avons rien à faire ici-bas... L’araignée,
Quand son fil est à bout, tombe et meurt résignée.
Mourons! » Mais en voyant leurs larmes redoubler :
« Ah ! mes pauvres enfans, je vous ai fait pleurer;
Je suis impitoyable, et mon orgueil m’égare!... »
Soudain la porte s’ouvre, et voici que Lazare,
Avec Jean le flûteur, s’avance lentement.
Roch s’arrête, il hésite, et plein d’étonnement :
« Que voulez-vous ? » dit-il d’une voix accablée.
Et le jeune homme alors lui tend sa main hâlée :
« Voyez, ô Roch, ma main n’est plus blanche à présent ;
Le travail dans les bois, la froidure et le vent
L’ont brunie. Aujourd’hui qu’elle est rude et calleuse,
La refuserez-vous encore, âme orgueilleuse ? »
Un silence profond se fait après ces mots.
Tout à coup maître Roch, éclatant en sanglots,
Attire dans ses bras et Lazare et Sylvine,
Et, les tenant tous deux pressés sur sa poitrine,
Les couvre de baisers…
Dans l’ombre, le flûteur,
Le front dans ses deux mains, contemple leur bonheur…
Un mois a fui. Les cœurs ont repris du courage,
Lazare dans les bois a fini son ouvrage.
Et pour les tisserands de meilleurs jours sont nés.
— De son pauvre logis, aux murs abandonnés.
Le dernier des Paulmy, ce soir, avec Sylvine,
Est sorti. Le jour baisse. Une cloche argentine
Soupire lentement… Et c’est demain matin
Le jour tant désiré ! Les bûcherons demain.
Vers la modeste église à la flèche élancée.
Escorteront le maître avec son épousée…
Le crépuscule tombe, et les deux jeunes gens,
Loin du bruyant faubourg, s’en vont à travers champs.
Ils longent les blés verts et les vergers plus sombres.
Au milieu des épis, tantôt comme deux ombres
Ils passent, et tantôt emmi les néfliers
Ils s’enfoncent tous deux. Parfois, dans les sentiers
Rapides et glissans, Sylvine, moins timide,
S’appuie en tressaillant sur le bras de son guide.
La lune en ce moment se lève, et ses clartés
Couvrent les chemins creux de réseaux argentés.
Et Lazare s’assied auprès de son amie
Sur un banc d’où l’on voit la vallée endormie
Et la ville aux lueurs éparses, tout au fond.
Les discours commencés qu’un soupir interrompt
Et les tendres aveux alternent sur leurs lèvres :
Lazare dit ses nuits d’insomnie et de fièvres,
Ses courses dans les bois, et Sylvine à son tour.
Comment son cœur si fier s’est ouvert à l’amour.
Aux regards éblouis du jeune homme elle étale
Chaque feuille suave et chaque blanc pétale
De la pudique fleur de son âme... Et parfois,
Confuse, elle s’arrête et demeure sans voix.
— Ainsi, pendant les nuits de mai tièdes et pures,
Lorsque le rossignol chante dans les ramures,
Si quelque jeune pâtre en suivant son chemin
S’approche du buisson, l’oiseau se tait soudain;
Puis, les pas s’éloignant, la chanson recommence. —
Mais dans leurs entretiens, comme dans leur silence,
On sent vibrer l’amour, car l’amour renaissant
Anime tout ce soir de son souffle puissant.
Il est dans l’air, il est dans le sol, il imprègne
Les masses de verdure et les grands blés que baigne
La lune de ses flots calmes et lumineux.
On dirait que le ciel, de la terre amoureux.
Près de sa fiancée au voile diaphane
Va descendre joyeux, comme autrefois Diane
Vers son Endymion se glissait à la nuit.
C’est l’heure de l’amour. Tout tressaille et tout luit,
Et la terre, déjà prête pour l’hyménée,
Attend silencieuse, émue, illuminée...
L’herbe des prés mûris ondule, et son odeur
Au parfum des tilleuls et des vignes en fleur
S’unit... Mais dans la nuit azurée et sereine.
Du sein des pampres verts, une plainte soudaine
S’exhale, un long sanglot déchirant... Et c’est toi.
Malheureux Jean Caillou! — Pauvre flûteur, pourquoi
En secret cette nuit as-tu suivi Sylvine?
Maintenant les sanglots déchirent ta poitrine,
Et l’âpre jalousie, ainsi qu’un fier vautour.
Te dévore, ô martyr de l’impossible amour!
ANDRE THEURIET.
- ↑ Nom populaire des veillées de village en Bourgogne et en Champagne.