Symbolistes et Décadents/Études/De l’Évolution de la Poésie au XIXe siècle

La bibliothèque libre.
Librairie Léon Vanier, éditeur (p. 283-294).

ÉTUDES

De l’Évolution de la poésie au xixe siècle.

Au commencement de ce siècle Ballanche qui fut un philosophe, et au surplus un académicien, écrivait, étant encore un débutant qui cherche sa voie :

« La littérature romantique, créée par Jean-Jacques Rousseau, défendue par des écrivains tels que Chateaubriand, Mme de Staël et l’abbé Delille, est destinée à triompher de la littérature classique qui sera bientôt de l’archéologie. »

Opinion d’homme du public. On est étonné de trouver Delille aux côtés de Chateaubriand — opinion qui a pu sembler très tranchante et pourtant vraie. Avant la Restauration, la littérature classique était morte au contact des œuvres de Chateaubriand et de Mme de Staël, et même de l’abbé Delille, auquel il faudrait ajouter le timide Ducis et Chênedollé, à placer avec beaucoup d’autres dans le groupe de Chateaubriand. La littérature de cette toute première période est pauvre numériquement de talents. La Révolution a coupé bien des têtes, les guerres ont mangé bien des hommes. Une sorte de restauration humaniste et mélodieuse de l’antiquité a avorté par la mort de Chénier ; l’art délicat d’un Chamfort a été de même interrompu ; un Rivarol, émigré à Hambourg, perd dans une ambiance différente ses plus claires qualités. C’est sur des décombres d’où ne percent que quelques voix médiocres et académiques s’occupant de versifier des Éloges, que monte le Romantisme préparé par l’influence de Rousseau, des faux Ossian, des chevauchées des Français à travers l’Europe, de leurs contacts avec des races différentes, et de leur connaissance nouvelle d’une Allemagne toute neuve qui vient d’échapper aux tutelles étroites de notre art. Louis XIV, et se réveille avec le Faust de Goethe. Les Affinités Électives relient cet art à celui de notre xviiie siècle français. Parmi l’essaim nombreux des premiers romantiques, s’élèvent Hugo et Lamartine ; Vigny s’y adjoint, indépendant d’eux, juxtaposé seulement. Hugo et Lamartine vont plus vite et c’est eux les poètes d’une génération qui, par un singulier contraste, admet toute leur beauté verbale, et rejette leurs idées, comme le prouva juillet 1830. Rien de pauvre comme le fond de philosophie cléricale et réactionnaire d’où procèdent Hugo et Lamartine. Aussi le vrai triomphe du Hugo de la Restauration et du temps de Charles X est dans la préparation et l’accomplissement de sa rénovation dramatique en un genre inférieur au poème pur, tout d’action, de cantilène, d’éclat. Hugo donne des drames de mouvement, d’extériorité. L’influence de Shakespeare s’universalise, et l’influence de Corneille agrafe au patrimoine français les premiers drames d’Hugo ; un gai et laborieux manœuvre, Alexandre Dumas, en monnaiera la bonne nouvelle. Vigny ajoutera quelques pages solides à l’histoire de ce théâtre romantique, mais sa belle œuvre est ce poème, tout à fait réalisé : Moïse, rivalisant avec les plus belles Méditations et les Feuilles d’Automne. Voici avec Cromwel et Hernani le bilan de deuxième période romantique, la première ayant été surtout illustrée par Chateaubriand. Le romantisme allemand a eu la fortune de s’appuyer tout de suite sur le jaillissement de la poésie populaire, d’où, chez lui, un pittoresque plus sûr, mais moins éclatant et moins varié. Le romantisme allemand va vers l’intimité, le romantisme français emprunte davantage à la rhétorique et à l’éloquence. Des deux côtés, l’influence toute puissante de Racine a vécu.

La troisième période romantique entoure Hugo et Lamartine d’une foule de disciples ; et Musset crée une alliance du vers français nouveau avec d’anciens genres du xviiie siècle comme le Conte. Les premiers romantiques n’ont vu qu’Hamlet et Othello, Musset découvre Peines d’amour perdues et Beaucoup de bruit pour rien, se réunit à Beaumarchais, à Marivaux et crée un romantisme classique, sage au fond, débraillé en surface, pas toujours dans la mesure, rarement audacieux et donnant partout l’impression de cette qualité. Les Lamartiniens se perdent en des extases catholiques platement versifiées ; Barbier s’impose, rude et classique de ton, semblable à un Marie-Joseph de Chénier plus inspiré et doué du métier élargi des romantiques. La tentative de compromission entre le romantisme et le classicisme de Casimir Delavigne, qui, par le choix de ses sujets et leur maniement, se rattacherait plus qu’il ne le croyait à la tragédie de Voltaire, a avorté. C’est le grand temps de l’influence d’Hugo. Les meilleurs se rangent près de lui, dont Sainte-Beuve, qui, d’après quelques indications anglaises, crée une poésie personnelle, pédestre, intime, et explique le romantisme par sa critique. Théophile Gautier, critique et prosateur, romancier et nouvelliste, s’affirme aussi comme poète, quoique sa rhétorique artiste ait donné surtout sa mesure plus tard dans les Émaux et Camées. Gérard de Nerval, plus instruit qu’aucun des romantiques, laisse quelques sonnets montrant quel poète en vers il eût pu être. Avec lui perce la première lassitude visible de l’instrument romantique du vers, adouci par Lamartine, fortifié par Hugo, stylisé par Vigny, enrichi par Gautier. Une jolie voix de femme se fait entendre à l’écart du cénacle, celle de Mme Desbordes-Valmore. Le théâtre d’Hugo continue à s’affirmer ; les Contemplations et la première Légende des Siècles donnent le maximum de ce qu’a pu le romantisme, et voici avec Baudelaire quelque chose de nouveau qui se lève. À ce moment, il y a contre la nouvelle école une réaction provoquée par l’anormal et l’excès de pittoresque facile de certains romantiques ; c’est Ponsard qui la formule par un retour inutile à l’art racinien, avec des essais malencontreux de drame moderne dans la forme classique, un retour agressif de la comédie en cinq actes et en vers. Casimir Delavigne, Casimir Bonjour, Francis Ponsard, Émile Augier, chaînons qui aboutissent à M. de Bornier et Parodi, de nos jours. Il y a contre le romantisme Lamartinien et Mussétique, un peu pleurard et faussement folâtre, la réaction de Leconte de Lisle qui veut évoquer, et non soupirer, déclamer et non chanter ; et les visions antiques et barbares apparaîtront, plus serrées que chez Hugo, plus volontairement plastiques et impassibles, sans que le poète intervienne. Il y a la réaction de Baudelaire qui pense que l’instrument romantique est trop lâche, que le fonds des idées romantiques est banal. Baudelaire n’étiquette pas sa recherche, n’a pas souci de choisir un adjectif pour fonder une école ; il est romantique à la façon de Delacroix, et non selon Hugo, et il admire Gautier à cause de sa grande souplesse artiste. Mais son art procède de lui-même. Avec plus de couleur et de rythme que les romantiques, avec plus de sonorité intime, d’un verbe plus nourri de latinité, il reprend leur préoccupation de poésie personnelle, et au lieu de la cantonner dans le paysage agreste et l’amour, il écoute les songes, les cauchemars et les spleens. Il se rettache à Sainte-Beuve par un souci de connaissance exacte et reprend l’œuvre oubliée de Bertrand. Bertrand avait voulu par ses poèmes en prose faire l’image stricte, sans être gêné par la formule du vers — pas un mot de trop, et par conséquent pas de chevilles — Baudelaire élargit définitivement la forme d’Aloysius Bertrand. Il veut trouver à côté du vers, qu’il a fait pourtant si plein et si souple, un instrument intermédiaire, une forme plus musicale — second mouvement de lassitude contre la stricte monotonie du vers français classique insuffisamment libéré par le romantisme. Le premier de ces craquements dans la machine d’apparence si solide, avait été provoqué inconsciemment par Nerval, préférant n’être qu’un écrivain en prose, plutôt que de subir ces inutiles prescriptions de Procuste — exemple que suivra le grand poète Flaubert. Théodore de Banville néanmoins continue avec une expansion claire et ensoleillée et les plus beaux dons lyriques le jeu purement romantique.

Le Romantisme disloqué à sa base, et voyant pour la première fois s’éloigner de lui les plus doués, semble se chercher à nouveau ; l’évolution des chefs continue. Si Gautier demeure le même, toujours épanoui, savant, fier et imprévu, Hugo et Lamartine compliquent leur art par un plus large emploi de la vie sociale. Ils vont tous deux, avec des allures et succès différents, mais d’une même noble allure, vers les revendications populaires, vers la liberté. Hugo écrit certains chapitres des Misérables, qui ne paraîtront que plus tard, mais ses poésies et ses discours indiquent son mouvement. Lamartine se modifie, se transpose, se fortifie. Si le poète n’écrit plus de vers, l’historien des Girondins est un poète.

Ce fut une belle période, ce hit un beau Paris littéraire que celui qui contenait Hugo, Lamartine, Vigny, Musset, Gautier, Baudelaire, Leconte de Lisle, Balzac, Banville, près de Berlioz, de Delacroix, de Decamps, et qui s’honorait de la présence d’un auguste exilé, Henri Heine. Le romantisme français et le romantisme allemand sont rapprochés par la présence à Paris et les amitiés de ce grand poète. Heine, Nerval, Gautier furent réunis. Le romantisme français et celui d’Allemagne furent, à ce moment, frères en quelque idées généreuses. Le génie français avait innprégné Heine qui, à son tour, a laissé en France des traces qui, bien plus tard, ont abouti dans les dernières recherches d’art de ce siècle. Sur les confins des poètes, durant cette troisième période, Michelet et Quinet écrivent des évocations qui, à défaut de ce mot qui ne représente pas, au sens courant, un genre, devraient être traitées de poèmes. Ahasvérus est une œuvre éloquente et isolée.

À la quatrième période romantique qui correspond à peu près à la période du second Empire, il arrive d’abord que Béranger meurt. La critique de cette époque — Taine par exemple — le mettait auprès d’Hugo, Lamartine et Musset, dans une classification en quatre grands poètes où Vigny était oublié. Négligence dure surtout pour le critique. Béranger emporte avec lui une forme bourgeoise, sans grand intérêt. Un autre néo-classique. Soumet, donne à ce moment en une assez belle épopée le summum de ce que pouvait cette école. Les poèmes posthumes de Vigny rendaient sa tombe plus majestueuse ; il renaissait plus grand. Baudelaire se décourageait, et l’ombre paralsa des tentatives de romans, de contes, de poèmes de forme plus libre que celle qu’il avait pratiquée. Ce fut alors la forte maturité de Leconte de Lisle et de Théodore de Banville sous les auspices de qui se fonda Le Parnasse. Les écrivains qui débutaient au moment de cette quatrième période romantique, après avoir adressé un salut à Hugo là-bas dans son île, avoir porté leur premier livre à Sainte-Beuve, fréquenté Curieusement Charles Baudelaire qu’ils rencontraient chez l’éditeur Poulet-Malassis, ces jeunes poètes voyaient surtout Gautier, le roi, si Hugo était le Dieu, en tous cas le doyen (Lamartine finissant oublié) des poètes de Paris et du romantisme. Ils furent, les Parnassiens, bien accueillis par les romantiques dont ils étaient la continuation exactement ; ils constituaient le triomphe du romantisme d’Hugo sur celui de Lamartine et celui de Musset. La vie, l’exil, l’œuvre continue d’Hugo en furent les facteurs déterminants, et aussi l’admiration restée intacte de Gautier pour son aîné. Ils ne virent pas assez d’abord toute l’importance de Baudelaire. Le Parnasse cessa d’être une jeune école et choisit comme chefs Leconte de Lisle et Banville, les vrais maîtres par les sujets, la forme et les traditions verbales — alors que Hugo était dans l’apothéose, que Baudelaire était mort après avoir esquissé son œuvre, et Th. Gautier disparu, ayant encore de belles choses à dire. On sait que Victor Hugo désigna pour ainsi dire Leconte de Lisle pour remplir, après lui, un peu de son principat littéraire, mais beaucoup de Parnassiens lui adjoignirent toujours, comme autre consul, Théodore de Banville qui, dans ces temps voisins de la mort de Victor Hugo, avait pris en tant que prosateur un superbe développement. L’Académie admit Leconte de Lisle pour siéger où avait été Hugo mais où se tenaient naguère Autran et encore Laprade, Lamartinien sans envergure. Avec le Parnasse, voisine un prosateur doué, à certains égards, de génie : Villiers de l’Isle-Adam, dont l’œuvre haute, sans quelque inexplicable entichement du passé et des traces de superstition, contiendrait des chefs-d’œuvre.

Dans le premier groupement même du Parnasse où MM. Mendès, Coppée, Dierx, France, des Essarts, de Heredia, Glatigny, Sully-Prudhomme fraternisaient, le ferment de quelque chose de neuf se manifesta chez deux poètes, amis des Parnassiens, et très temporairement des leurs : Mallarmé et Verlaine. Charles Cros y passa aussi, mais l’œuvre de cet homme très doué, dispersée et interrompue par la mort, est inférieure aux très belles espérances que donnaient son universalité et son intelligence. Durant que M. Coppée, parti des vers de Sainte-Beuve, non sans rapport avec Brizeux, chantait les Humbles et tentait l’épopée familière, que M. Sully-Prudhomme se rattachait à Lamartine par ses essais d’ampleur religieuse détournée à des entités sociales, que M. Dierx alternait de belles sensations mélancoliques et des légendes lyriques, que M. Mendès aux contes épiques ajoutait une gamme touffue d’anacréontismes, Mallarmé et Verlaine obliquaient vers un autre art plus distant du romantisme ; Mallarmé en se mirant librement en ses idées, P. Verlaine en se courbant pour écouter sa chanson intérieure. Un très grand poète, Rimbaud, entrevit un art libre, touffu, plein de perceptions, d’analogies lointaines. Par la violence et la simplesse alternées, il est tout près de son ami Verlaine ; par ses ambitions d’idées transcrites en poèmes en prose, de minutes rares traduites, il se rapprocherait de Mallarmé qui, je crois, ne le connut pas. Les poètes nouveaux doivent saluer, en ces trois hommes, des précurseurs, des indicateurs qui les relient à Baudelaire. L’œuvre de Rimbaud, c’est trois ou quatre éclairs magnifiques, sur des paysages de demain ou les grandes solitudes de la mer, ou les cubes monotonement ajustés de Paris et de Londres. L’œuvre de Mallarmé, c’est quelques poèmes où la musique traditionnelle du français est épurée, grandie, plus douce que chez Lamartine, profitant des trouvailles nombreuses de Baudelaire, et arrivant à se faire entendre toute personnelle — chant de flûte ou musique d’orgue profonde, et pages d’une prose qui dénude ou revêt de pourpre l’idée.

Verlaine, en une œuvre considérable, souvent hasardeuse, géniale souvent, pire quelquefois, a donné les plus jolis rythmes et les cris passionnels les plus vrais ; Mallarmé et Rimbaud ont pensé, Verlaine, jamais. C’est un chanteur des plus profondément charmants, ingénu, et, d’autres fois, crédule et religieux — ce qui le gâte. Verlaine laisse beaucoup de beaux poèmes. Mallarmé en lègue aussi, en même temps qu’un grand exemple, car il s’était mis, seul, à oser avoir sa pensée propre devant toute une littéraire presque disciplinée. De 1886 (Verlaine et Rimbaud avaient déjà accompli pour l’assouplissement du vers les plus intéressants efforts) datent les premiers poèmes des vers-libristes. Une étiquette commune, le mot Symboliste, dérivé d’une des préoccupations de Mallarmé, suffit pour désigner momentanément un certain nombre d’écrivains pourvus d’idéaux très différents ; il y eut un très court moment d’union effective sur des sympathies et des orientations, dans le vague, apparentées entre des esprits très différents. Le point capital de cette dernière évolution de la poésie française en ce siècle est l’instauration du vers libre, bien que depuis les premières années de l’évolution actuelle, des réactions aient déjà été tentées, les unes voulant renouer l’art actuel à celui de la Pléiade du xvie siècle, telle l’école romane de M. Jean Moréas — d’autres se rattachant à l’œuvre courte et interrompue d’André Chénier, d’après l’indication de quelques sonnets de M. de Héredia. Ainsi agissent MM. H. de Régnier et Samain ; ainsi tente, en une forme dérivée du vers libre, M. Francis Viélé-Griffin. Mais il est prématuré d’indiquer — autrement que par quelques lignes — qu’il s’est passé en 1885-86 et années suivantes quelque chose qui était la fin du Romantisme ou plutôt la lézarde déiinitive après les chocs donnés d’abord par Baudelaire, ensuite par Mallarmé, Verlaine et Rimbaud. Le Romantisme, après une pleine carrière de près d’un siècle, évolue et devient cet Art Nouveau complexe, diffus et compliqué dans ses orientations, mais qui a déjà fait sonner le nom de plusieurs poètes.

Je citerai un écrivain disparu fort jeune, dont les vers et la prose indiquent une âme délicate et très artiste : Jules Laforgue. Il serait difficile au signataire de cet article d’étudier par le menu les quinze ans d’histoire de ce mouvement, à cause même de la part qu’il y prit.

Disons seulement que par delà les rythmes anciens de la poésie classique, malgré les réactions d’archaïsme trop soumis, le Symbolisme vivra par le vers libre au prochain siècle. Sa carrière commence. Quoi qu’il en soit de l’avenir de la poésie française que tout fait prévoir beau, abondant et varié, si on veut la caractériser brièvement au cours du xixe, on peut dire que ce siècle vit l’éclosion du romantisme — préparée depuis le dernier quart du xviiie —, vit sa croissance, sa grandeur, sa maturité, et sa métamorphose en nouveaux éléments. Le romantisme naquit dans la tourmente et disparut après avoir engendré. On verra plus tard ce que produira sa postérité. En détaillant avec trop de précision la chronique du mouvement nouveau, on risquerait de ressembler au Ballanche du commencement de ce siècle, et d’assimiler à de réels novateurs de modernes abbé Delille.