Symbolistes et Décadents/Études/L’Académie et le vers libre

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Librairie Léon Vanier, éditeur (p. 389-393).

L’Académie et le vers libre[1]

La maison de Montyon, c’est l’Académie que je veux dire, a varié hier la récitation de son palmarès par quelques aperçus sur la contenance qu’elle entend prendre avec le vers libre. À vrai dire, on ne le lui avait pas demandé, et il n’y avait pas urgence.

Les vrais poètes du vers libre se moquent un peu de l’Académie, mais l’Académie voulait tant faire savoir qu’elle reste fidèle à son rôle de vieille bonne femme sourde qu’elle s’est précipitée sur quelques malheureux vers libres, épars et gênés de leur présence dans le sage recueil de M. Fernand Gregh, et s’est hâtée d’en prendre texte ! on a par deux fois donné de la publicité à cette imposante démonstration. En laissant savoir qu’on primait M. Gregh, en le primant publiquement, on a bien spécifié que c’est non parce que, mais quoique ; on lui a compté comme circonstances atténuantes qu’il n’était pas le créateur de ce dangereux système.

Évidemment ce créateur n’est pas M. Gregh, puisque c’est moi ; c’est donc à moi que s’adressait M. Boissier, c’est à moi de lui répondre ; et voici :

Personnellement, quoique jugeant que l’argent légué à l’Académie pour aider ou récompenser les efforts d’art est assez mal distribué, je n’en ai jamais demandé et n’en demanderai jamais. Pourquoi ? Parce qu’il me faudrait le demander et par cela même me soumettre à la juridiction de l’Académie. Je m’y refuse et n’envoie aucun livre à l’Académie. Pourquoi ? 1o Parce que la compagnie de médiocres, de toujours médiocres (en très grande majorité), qui n’a reconnu ni Balzac, ni Nerval, ni Gautier, ni Baudelaire, n’a pas qualité pour juger les novateurs ni en leur esprit ni en leur langue. 2o Parce que l’Académie actuelle en son assemblage de lettrés aimables, de vaudevillistes à tout faire, de poètes parnassiens (il en manque et les meilleurs), d’historiens spécialistes et de critiques étroits, ne peut pas comprendre une théorie nouvelle. Eussent-ils isolément de l’esprit et du jugement, ils le perdent étant réunis. 3o Parce que l’Académie, en cette occasion écoutant la voix de ses poètes naturellement conservateurs, et de ses critiques naturellement conservateurs, n’apporte en ces questions aucune impartialité, et que ses moyens d’action, ses prix, sont utilisés comme moyens de combat, au service de ce qu’ils appellent la bonne cause, sans voir assez l’interprétation défavorable qu’on peut avoir de leur conduite ; car l’admiration qu’on peut avoir pour eux est intimement dépendante de la conservation du vieux système.

Or, contre le flot montant des théories et surtout des poèmes nouveaux, contre l’influence indéniable exercée pendant dix ans par le vers libre, influence à laquelle aucun bon poète jeune, pas même M. Gregh, n’a échappé, on lutte à coup de récompenses ; on lutte avec ce qu’on peut, et je ne dis pas que pour la majorité de la jeunesse cette arme ne soit la meilleure. Il restera toujours une minorité qui se fera gloire comme nous de son indépendance littéraire, par-dessus tout.

En tout cas, la jeunesse est prévenue. Des vers libres — pas de prix, pas de vers libres — des prix.

Cela, je le répète, promulgué sans occasion (car M. Gregh ne prêtait pas bien cette occasion), mais promulgué parce qu’on avait résolu de saisir la première occasion.

L’Académie n’étant, comme nous l’avons dit, qu’une compagnie médiocre en goût et en connaissances, et absolument esclave du gros goût public qui demande longtemps à être conquis, nous n’avons jamais conçu l’espérance ni le désir ni d’être couronné par elle, ni d’être admis à en faire partie. Pour n’engager personne, je spécialiserai. Je ne désire de l’Académie aucune approbation d’une façon quelconque. Je note seulement son avis sur le vers libre, pour plus tard.

L’Académie couronnera nos élèves, et elle élira nos élèves qui couronneront les élèves de nos élèves, et elle demeurera ainsi dans sa tradition, qui n’est pas une noble tradition.

J’en aurais fini si je ne voulais relever un petit mot de M. Gaston Boissier, qui n’est d’ailleurs en cette occasion que le porte-parole des poètes et des critiques académiciens — « ce que l’Académie refuse à un système dont il (M. Gregh) n’est pas le créateur et que quelques-uns de ses amis ont déconsidéré par leurs exagérations ». On aimerait être fixé. Qui vise-t-on ici. Si l’on avait affaire en M. Boissier et ses amis, à des gens bien informés, il faudrait croire qu’un ami de M. Gregh, un jeune homme comme lui de vingt-cinq ans, a coupablement distendu et exagéré la rythmique du vers libre. Mais ce ne doit pas être cela. Je penserai plutôt que l’Académie adresse habilement une tendresse à des poètes qui ne sont pas entrés franchement dans la voie du vers libre, et ne sont pas non plus restés absolument fidèles à l’ancienne technique. M. Henri de Régnier représente notamment ce compromis. Et alors, dans ce sens, ce seraient les vrais vers libristes qui seraient accusés d’aller trop loin. L’Académie, toujours fine, et instruite, au lieu de savoir qu’il y a eu réforme, et qu’ensuite certains esprits ont jugé sage de choisir dans cette réforme les éléments qui leur convenaient, et de les juxtaposer à leurs connaissances traditionnelles, s’imagine qu’on a commencé par de timides efforts pour se déganguer et qu’ensuite certains, moi peut-être, ont été excessifs, vraiment excessifs. Non, Monsieur Boissier, le vers libre est allé tout d’un coup, lors de sa création, jusqu’au bout de ses nécessaires audaces, et s’il y a eu des assagissements et des arrangements, cela est postérieur.

L’histoire de cette question est, je crois, connue à l’Académie, au rebours ; ce n’est pas la seule question qui apparaisse ainsi à la docte assemblée. Cela n’a d’ailleurs pas d’importance. La conscience d’avoir créé quelque chose en poésie française nous suffit, et nous n’avons pas besoin de lauriers officiels et conventionnels.

Nous avions eu déjà cette année quelques notions de l’opinion académique, d’abord à la Revue des Deux-Mondes où il serait parfois curieux, à titre de document, d’avoir l’opinion de M. Brunetière. Malheureusement, depuis qu’il s’exporte, on n’a que celle de M. Doumic, inutile à garder. M. Doumic a écrit sur la poésie nouvelle, cette année, une petite drôlerie trop sotte pour nous occuper. M. Deschamps, du Temps, a vagué autour de ce terrain, et c’est à lui que j’ai une observation à présenter.

M. Deschamps cite des vers de M. de Souza ; c’est son droit ; il peut à sa guise les citer et même les aimer par-dessus tout ; ce qu’il ne peut, sans être taxé d’ignorance ou de mauvaise foi, c’est décerner à M. de Souza le titre peu enviable de Boileau de la nouvelle école poétique, et le constituer de son plein droit un exemple théorique et pratique (pour ses lecteurs) de ce que je fais, de ce que font d’autres poètes, Verhaeren, par exemple. Il y a là une nuance. M. de Souza s’est rangé dans les rangs de la nouvelle école, quelques années après son éclosion. Il émet à côté des vers-libristes plus anciens ses opinions et publie ses poèmes. Je ne discute nullement ici son talent, j’infirme seulement, mais absolument, le rôle extensif que M. Deschamps, par simplisme ou par non-simplisme, veut lui attribuer aux yeux des lecteurs du Temps, dans le mouvement du vers libre.

  1. Article publié lors du prix décerné au premier volume de vers de M. Gregh.