Symbolistes et Décadents/Études/Le Parnasse et l’Esthétique parnassienne

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Librairie Léon Vanier, éditeur (p. 343-380).

Le Parnasse et l’Esthétique parnassienne.

I

Il semble que le moment soit venu où l’on peut, avec opportunité, essayer d’émettre un jugement d’ensemble sur l’œuvre des Parnassiens ; non point que l’impartialité nécessaire ait été jamais plus difficile envers eux qu’envers tout autre groupe d’artistes ; elle n’a point manqué, en général, au jugement de ceux qui furent, quelque vingt ans après eux, la jeunesse littéraire, et qui ne partagèrent pas leur avis, sur une foule de détails et bien des points du fond. L’impétuosité même des attaques des Parnassiens contre leurs émules, contre leurs successeurs, et l’obstination (chez presque tous) du dénigrement et du refus à essayer de comprendre n’oblitérèrent pas la vision de ceux qui avaient à les étudier, car il faut admettre chez les aînés ces robustes attachements à d’anciens principes, aimés durant toute une vie, et c’était le droit des Parnassiens de se serrer, lianes strictes autour de l’arbre Hugo. Hugo n’y pouvait trouver à reprendre ; aucun grand vieillard ne saurait se refuser à la déification ; puis Hugo n’a pas eu les éléments nécessaires pour prévoir la rénovation poétique qui prétendit à modifier son œuvre et à retoucher sa technique du vers. On sait d’Hugo qu’il qualifia Arthur Rimbaud de Shakespeare enfant, qu’il eut un mot aimable pour Stéphane Mallarmé, à l’apparition de l’Après-midi d’un Faune, l’appelant le poète impressionniste. Mais ce qu’il connaissait de Rimbaud et de Mallarmé ne modifiait pas l’instrument lyrique, n’interrompait point le règne du Romantisme poétique, qui durait, non tel qu’il l’avait fait, mais augmenté et embelli, en dehors de lui, par Gautier, Vigny, Baudelaire, Leconte de Lisle et Banville.

Il vaut mieux d’ailleurs qu’il en ait été ainsi, et que le grand survivant de l’admirable période de 1830 soit mort sans avoir rien su de l’évolution qui se formulait, encore que Léon Cladel eût, dit-on, profité d’instants où les Épigones favoris surveillaient de moins près la conversation pour lui apprendre l’ascension, dans les esprits nouveaux, de Charles Baudelaire. Mais, encore une fois, ce grandissement de Baudelaire n’était point absolument un échec pour la technique romantique, ni pour sa conception de la mise en œuvre des territoires lyriques.

Stéphane Mallarmé a dit excellemment :

« Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire, au vers, et comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre presque le droit à s’énoncer… Le Vers, je crois, avec respect attendit que le géant, qui l’identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer, pour, lui, se rompre. Toute la langue, ajustée à la métrique y recouvrant ses coupes vitales, s’évade selon une libre disjonction aux mille éléments simples ; et, je l’indiquerai, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d’une orchestration qui reste verbale. » (Divagations, p. 230.)

La réforme poétique était préparée, ébauchée plusieurs années avant la mort d’Hugo, et il ne faudrait pas s’exagérer la coïncidence de sa disparition et de la diffusion du mouvement vers-libriste : pour qu’on ajoutât en proportions notables à sa vision, à sa disposition des ressources de la langue (en matière poétique) et qu’on franchît un degré de l’évolution, il avait fallu que passât un certain nombre de générations, et celle qui entreprit résolument de substituer une esthétique neuve à l’esthétique romantique ne fut tout à fait prête qu’à sa mort. Mais la phrase de Stéphane Mallarmé demeure très juste pour les Parnassiens et caractérise leur nuance de vénération.

Ici une remarque est nécessaire.

On peut admirer Hugo, sans l’admirer exactement de la même façon, au même degré, ni identiquement au même titre que le font les poètes parnassiens. Ce n’est que pour eux qu’il est exactement le Père. De plus, le fait d’admirer Hugo ne comporte point, pour un poète nouveau, en rigoureux corollaire, un sentiment tout pareil pour ses admirateurs, disciples ou imitateurs, pour les défenseurs de ses principes et de sa technique. Au contraire, cette admiration aveugle et étendue méconnaîtrait gravement l’essence rénovatrice du génie d’Hugo. Si Hugo, à ses débuts, avait été d’un autre avis que celui que nous exprimons ici, il ne se fût pas cru le droit d’attaquer Luce de Lancival, à cause du culte de ce poète pour Racine, ni Viennet, qui se plaçait sous l’égide de La Fontaine et des grands tragiques. Sans établir aucune parité entre Lancival, Viennet et les poètes parnassiens, il faut se rendre compte que Lancival et Viennet étaient des élèves de Racine, de même que les Parnassiens le furent d’Hugo, à cela près qu’ils n’aimèrent point personnellement Racine, nuance morale importante, mais nuance sans valeur, esthétiquement. Dans leur lutte contre les Classiques, les Romantiques admirent qu’il valait mieux renverser en bloc, et condamner Racine en même temps que Lancival plutôt que de tenir compte à ce dernier de ses affinités électives avec le maître d’Athalle.

Nous n’avons point été si injustes ; tout en prenant bonne note de tout ce que les Parnassiens doivent à Hugo (ce qui est néceessaire pour les étudier), nous isolons Hugo comme il doit l’être, sauf rapports avec ceux de son temps d’origine et de développement, et ne le reconnaissons responsable que de son œuvre. On doit aux Parnassiens de les juger en eux-mêmes. Le fait qu’ils exercent une technique traditionnelle n’augmente en rien leur valeur ; un groupe n’est riche que de ses inventions et de ses trouvailles, et si leur formule est la même (on doit faire néanmoins, vis-à-vis de cette assertion, infiniment de réserves) que celle de Rutebeuf, de Villon, de Ronsard, de Corneille, de Molière, de Chénier, de Musset, de Gautier, ainsi que le faisait remarquer M. Mendès en une occasion que je n’oublie pas, cela ne prouve pas qu’ils eurent raison de ne rien ajouter à la technique de leurs devanciers, de ne point chercher suffisamment à différencier leur art, ni que cet amas de gloire traditionnelle leur soit, même d’un millimètre, un grandissement, car, s’il est bien de maintenir, il est mieux d’augmenter, de trouver des domaines nouveaux, et si l’ancienneté d’une forme est une garantie de ses mérites, la jeunesse pour une nouvelle formule et aussi la logique sont bien des arguments et des vertus. Le raisonnement par l’accumulation des générations glorieuses n’est pas assez scientifique pour être admis en matière de critique littéraire. En transposant sur le terrain d’un autre art le même raisonnement, on aurait Auber ou Gounod opposant à Wagner ou Berlioz toute la liste glorieuse des grands musiciens, et Cabanel, qui n’avait même pas le droit de se réclamer d’Ingres, écrasant les Impressionnistes sous toute la tradition de la peinture, au moins de la façon qu’on a de concevoir les lignes historiques d’un développement d’art dans les milieux académiques, c’est-à-dire inexactement, chimériquement et partialement. Je ne compare pas les Parnassiens à tels peintres ou musiciens, mais leur raisonnement est le même.

II

Le Parnasse est la dernière période du Romantisme. Le Symbolisme est la résultante du Romantisme en son évolution. Le Romantisme a donné avec le Parnasse sa floraison dernière, en sa forme maintenue, et il s’est mué en Symbolisme en léguant au Symbolisme son appétit de nouveauté, sa recherche d’un coloris neuf, sa tendance à l’évolution rythmique, c’est-à-dire son essence même. Le Parnasse a jeté comme branche un groupe néo-classique, qui ne tient du Romantisme que des éléments de couleur pittoresque, empruntés aux résultats acquis par le Romantisme et fortifiés par le Parnasse. Ces éléments contrastent d’ailleurs avec l’esthétique du groupe. C’est un des faits qui bornent la vie du Parnasse que cette évolution (à base d’archaïsme) vers le classicisme de Chénier (très retouché, il est vrai, d’après les nuances de Leconte de Lisle), qui est la route de M. de Heredia, et de ceux qui suivent ou son exemple ou son enseignement.

Pour être clair en définissant la formation du Parnasse, retraçons que le romantisme d’Hugo, après avoir vécu parallèle à celui de Lamartine, mitigé de classicisme et qu’influence Chateaubriand, à celui de Vigny, différemment mais au même degré mêlé de classicisme, a jeté un surgeon vivace dans le romantisme de Gautier, plus romantique qu’Hugo dans la recherche de la couleur, dans le choix des sujets, mais plus classique dans l’expression ; quant à l’application du vers à l’idée, au choix du sujet, Gautier se retranche les terroirs d’éloquence, de politique, etc. Après Gautier, Leconte de Lisle, d’essence romantique puisqu’il marque une évolution, se débarrassant d’un préjugé issu de la dernière lutte, où l’on avait abandonné les sujets antiques, que les classiques de la Restauration avaient ridiculisés, ajoute au Romantisme l’Hellénisme retrouvé à ses sources vraies par-dessus l’interprétation du xviie siècle.

Ce fut également un des labeurs de Théodore de Banville, qui, puisque c’était son don admirable, y mit de la fantaisie, et évoqua des dieux grecs à lui personnels (voir les Exilés).

D’un autre côté, le romantisme d’Hugo n’avait point étouffé la veine, presque purement classique dans le bon sens du mot, de Sainte-Beuve. Son esprit aigu, son souple sens critique et ses quelques études scientifiques dictaient à Sainte-Beuve un art mesuré, prudent, non de lyrisme, mais d’observation, d’auto-analyse, que le peu d’étendue de ses facultés poétiques ne lui permit pas de réaliser fortement. Baudelaire apporta quelque attention à cette œuvre, moins sans doute qu’à celle de Gautier, et il y trouva les premiers linéaments de son romantisme psychique et moderniste, gâté, à quelques poèmes, de ce satanisme et de ce mauvais dandysme religieux qui justement, par une bizarrerie du sort, donnent prise contre lui à quelque récents pédants de sacristie.

Quand le Parnasse se constitua, les autorités aimées et respectées par les jeunes poètes qui en firent partie étaient de deux sortes et formaient, pour ainsi dire, deux bans.

Ils avaient leurs préférés parmi les fondateurs du Romantisme et leurs émules immédiats. Les Parnassiens étaient étrangers à Lamartine et suivaient (officiellement du moins) à propos de Musset l’indication de Baudelaire, à savoir que c’était un mauvais écrivain. Il y eut, pourtant, des filtrations nombreuses d’influence de Musset sur les œuvres. C’était d’ailleurs plutôt contre les lamartiniens et les mauvais rejetons de Musset qu’ils étaient en lutte. Ils admirent (Hugo mis à part et au-dessus de tout, « le Père qui est là-bas dans l’Île », comme leur disait Banville, le Mancenilier, comme il fut dit plus tard), ils respectèrent Vigny, célébrèrent fort Gautier ; leur sympathie alla, diversement chaude, à Auguste Barbier et aux frères Deschamps.

Plus proches d’eux par l’âge, c’étaient Leconte de Lisle, Banville et Baudelaire. Baudelaire leur apprit beaucoup de choses, mais on ne saurait à aucun degré le traiter de parnassien.

Il est à noter que, quoique les Parnassiens se soient toujours réclamés de Baudelaire, aucun n’affiche jamais pour lui une admiration aussi lyrique, aussi expansive que celles dont furent honorés Leconte de Lisle et Banville. La cause en est que les rapports entre Baudelaire et les jeunes poètes du Parnasse étaient fortuits. Baudelaire, épris de musique autant que de plasticité, cherchant un vers d’une sonorité encore plus suggestive que pleine, devait leur plaire parce qu’il les avait devancés dans la lutte contre les lamartiniens et les mussettistes aux expansions fluentes ; ils le goûtèrent aussi en tant que critique, mais ne le comprirent entièrement ou ne l’adoptèrent pas à fond ; l’indifférence de Baudelaire pour les dieux hindous, les urnes, les armures y fut pour quelque chose. Ils ressentirent toujours envers lui un pou de ce sentiment de gêne qui dictait à Sainte-Beuve et à Théophile Gautier, lorsqu’ils parlaient de Baudelaire, des paroles restrictives, disant que Baudelaire s’était fait, sur les confins du romantisme, une yourte ou telle autre construction barbare : ceci provenant, chez Sainte-Beuve, d’une défiance contre le satanisme, dont il craignait l’influence peu littéraire, et à bon droit, et, chez Gautier, d’étonnement devant un homme qui éliminait du romantisme toute couleur plaquée et infirmait ainsi, pour son compte, une partie des acquisitions d’Hugo, la plus visible, celle qu’adopte le plus Leconte de Lisle. Néanmoins l’influence de Baudelaire exista, pour le fond et les sonorités, chez M. Léon Dierx, s’affirma chez Villiers de l’Isle Adam, qu’on ne peut tenir pour un parnassien, et on la retrouve sur des points de détail que nous verrons tout à l’heure.

Leconte de Lisle et Banville, eux, furent bien les initiateurs du Parnasse, à tel point qu’on les compta parmi et en tête des Parnassiens.

Il est une indication pourtant qu’il faut tenir pour exacte, puisqu’elle est à la fois d’un contemporain informé et d’un intéressé : M. Catulle Mendès, dont nous pouvons admettre comme source historique la Légende du Parnasse contemporain, les considère comme des aînés, comme des romantiques (d’un troisième ban du romantisme), et fait dater l’existence du Parnasse de la rencontre des admirateurs de ces derniers poètes, admirateurs qui sont et Glatigny, et M. Mendès lui-même, et M. Coppée, M. Dierx, Armand Silvestre, Verlaine, Mallarmé, ces deux derniers revendiqués à tort, puisqu’ils s’évadèrent, indiqués avec raison puisqu’ils débutèrent là, Villiers de l’Isle-Adam, M. Sully Prudhomme, M. Xavier de Ricard, M. Léon Valade, M. Albert Mérat, M. Ernest d’Hervilly.

M. Catulle Mendès indique comme recrues, comme adhérents du lendemain, M. Anatole France, M. Jean Aicard, M. André Theuriet.

Ainsi donc, le premier parnassien, c’est Glatigny, le réel Brisacier incarnant les légendes du Chariot de Thespis, apprenant à lire par amour, rencontrant par hasard les Stalactites de Théodore de Banville et s’en énamourant, poète agile, aimable, ému, souriant et dont on cherche, non sans raison, à créer dramatiquement la légende. M. Catulle Mendès y trouvera vraisemblablement le Cyrano du Parnasse.

Puis ce fut M. Catulle Mendès, et des poètes qui se trouvèrent aux bureaux de sa Revue fantaisiste ; ce furent des débutants qu’on adopta, comme M. Coppée, des poètes qui fréquentaient chez Leconte de Lisle, comme M. Dierx et M. de Heredia, ou amenés par Charles Baudelaire, comme Léon Cladel. Bref, le Parnasse se constitua d’admirateurs et d’amis de Leconte de Lisle, de Banville et de Baudelaire. M. Emmanuel des Essarts, dans un article énumératoire, dit que ce fut sous ces trois grands arbres un semis de fleurettes bizarres qui s’abritèrent à leur ombre.

Postérieurement à la Légende du Parnasse contemporain, tout récemment, dans le Braises du cendrier, M. Catulle Mendès fait, non sans fierté, le dénombrement de ses frères d’armes : il énumère Glatigny, M. Coppée, Stéphane Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, Armand Silvestre, M. Albert Mérat, M. Sully Prudhomme, Paul Verlaine, M. Anatole France, M. de Heredia, M. Léon Dierx.

Il faut bien dire tout de suite que Villiers de l’Isle-Adam a plus longé le Parnasse qu’il n’en fit partie ; que l’y ranger, c’est, de la part des Parnassiens, transporter sur le terrain littéraire une amicale contemporanéité. Villiers est un prosateur, il a fait peu de vers, et ses premières poésies, qu’on ne peut considérer comme importantes dans son œuvre, portent surtout l’empreinte d’Alfred de Musset. M. Anatole France n’est point, à proprement parler, un parnassien, étant devenu lui-même un point de départ et dans une orientation si différente. Il voisine par les Noces corinthiennes et ses poèmes, puis il bifurque. Il faut surtout dire et redire que c’est indûment que le Parnasse revendiquerait Mallarmé et Verlaine. Ils ont débuté avec les Parnassiens, d’accord ; mais leur gloire douloureuse et magnifique, ils l’acquirent pour s’en être séparés, en vue d’une vie dart particulière qui fit d’eux les précurseurs du Symbolisme. Stéphane Mallarmé rêva la courbe d’art qui le mena, d’une volonté de faire aboutir logiquement l’idéal du vers selon Gautier et Baudelaire, au vers libre[1].

Paul Verlaine se prit à chanter à sa guise et à tordre métaphoriquement le cou à la rime, ce bijou d’un sou selon lui, ce kohinnor d’après les Parnassiens. Il faut, d’ailleurs, admettre que le Parnasse est, sur ce point, peu cohérent dans ses dires, car, dans la Légende du Parnasse contemporain, Verlaine et Mallarmé ne sont admis que très sur la lisière. M. Catulle Mendès, en reconnaissant la beauté des Fleurs de Mallarmé ou des sonnets de Verlaine, déclare, en 1884, qu’il conçoit seulement la technique de Mallarmé, sans l’admettre, et dit, à propos de Verlaine, que les Fêtes Galantes font preuve d’une meilleure santé intellectuelle que les Poèmes Saturniens. C’est le droit absolu de M. Catulle Mendès d’indiquer une démarcation, et cela fait l’éloge de sa critique d’avoir tout de suite senti une antinomie, mais alors pourquoi, depuis, cette revendication obstinée ?

Cette coupe nécessaire faite, on trouverait comme principaux Parnassiens : Glatigny, M. Mendès, Armand Silvestre, M. Mérat, Léon Valade, M. Coppée, M. Sully Prudbomme, M. de Heredia, M. Léon Dierx.

Théophile Gautier, dans son Rapport sur les Progrès de la Poésie française, en 1867, après les avoir cités (en leur joignant MM, Winter, Luzarche et des Essarts), prononce : « Il est bien difficile de caractériser, à moins de nombreuses citations, la manière et le type de ces jeunes écrivains dont l’originalité n’est pas encore bien dégagée des premières incertitudes. Quelques-uns imitent la sérénité impassible de Leconte de Lisle, d’autres l’ampleur harmonique de Banville, ceux-ci l’âpre concentration de Baudelaire, ceux-là la grandeur farouche de la dernière manière d’Hugo ; chacun, bien entendu, a son accent propre qui se mêle à la note empruntée » ; et Gautier louera M. Sully Prudhomme de la bonne composition de ses poèmes, dira de M. de Heredia que son nom espagnol ne l’empêche pas de trouver de beaux sonnets en notre langue, de Stéphane Mallarmé que « son extravagance un peu voulue est traversée de brillants éclairs », de M. François Coppée que son Reliquaire est un charmant volume qui promet et qui tient.

M. Coppée est celui qui reçoit le plus beau compliment ; il avait déjà ses deux gammes très diverses, dont l’une vient de Gautier et l’autre un peu de Musset et davantage de Murger. La première lui dictait à ce moment, dans le Jongleur, ce poème qui donna à M. Catulle Mendès l’impression que M. Coppée dominait désormais son inspiration, des vers comme ceux-ci, très Émaux et Camées.

Si la gitane de Cordoue,
Qui sait se mettre sans miroir
Des accroche-cœur sur la joue
Et du gros fard sous son œil noir,

Trompant un hercule de foire,
Stupide et fort comme un cheval,
M’accorde un soir d’été la gloire
D’avoir un géant pour rival…

et, la seconde, des strophes comme celle-ci, contenant en germe le Parnasse non héroïque, ni farce, mitoyen, dirons-nous :

Et c’est la fin ; mon cœur, quitte des anciens vœux,
Ne saura plus le charme infini des aveux
Et le bonheur qui vous inonde,
Parce qu’un soir de mai, dans le bois de Meudon,
Sur votre épaule, avec un geste d’abandon,
Elle a posé sa tête blonde.

Si froidement que parle Gautier des Parnassiens, c’était les défendre chaudement, étant donné l’état de l’opinion courante à leur égard. Ce tollé de la presse est au surplus tout à leur honneur, et, s’ils en ont un peu oublié la leçon lors des débuts du Symbolisme, nous devons le leur compter comme preuve que leur art contenait une portion de nouveauté, qui maintenant nous échappe un peu, qui était toute de forme, mais assez vive en sa substance pour faire comprendre les colères qui les accueillaient. Gautier énumère dans son Rapport les poètes qui en même temps qu’eux, sous d’autres couleurs, abordaient la poésie et qui furent leurs adversaires ; les louanges sont peut-être plus abondamment départies aux non-Parnassiens et notamment à Ratisbonne, Lacaussade, Maxime Du Camp, André Lefèvre (qui tient une grande place), Auguste Desplaces, Levavasseur, M. Prarond, Valéry Vernier, Eugène Grenier, Eugène Manuel, Stéphane du Halga, Thalès Bernard, Max Buchon, Grandet, Bataille, Du Boys et Rolland. Il semble, dans la juxtaposition des deux séries, avoir eu tort, comme dans une exaltation un peu excessive d’Autran parmi les artistes plus anciens ; l’essentiel est la configuration qu’il fournit du groupe, et le fond de son opinion.

Il y a encore une autre façon documentaire de dénombrer les Parnassiens, c’est celle que fournit le Parnasse contemporain, recueil paru chez Lemerre et qui, sauf népotismes et intercalations amicales, donne toute la figure de l’école, y compris, ce dont il serait injuste de la priver en une étude sérieuse, son rayonnement, ses adeptes.

Dans le premier Parnasse, les aînés admis sont Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Vacquerie, Baudelaire, Arsène Houssaye, Philoxène Boyer, les frères Deschamps, Auguste Barbier.

Outre ces noms, outre ceux que réclarne la Légende du Parnasse contemporain, on trouve Louis Ménard, qui n’apparut qu’une fois, étranger au mouvement de par les faibles qualités de son vers, mais dont on lut, de ce côté, avec profit, les œuvres philosophiques en prose et les évocations du polythéisme hellénique, André Lemoyne, poète aimable et bien différent, puis MM. Xavier de Ricard, Léon Valade, Cazalis, Emmanuel des Essarts. Henry Winter, Armand Renaud, Eugène Lefébure, Edmond Lepelletier, Auguste de Chatillon, Jules Forni, Charles Coran, Eugène Villemin, Robert Luzarche, Alexandre Piédagnel, F. Fertiault, Francis Tesson, Alexis Martin. Une série terminale de sonnets semble constituer une sélection voulue.

La seconde série du Parnasse accueille Mme de Callias, Mme Blanchecotte (une doyenne), MM. Ernest d’Hervilly, Henri Rey, Mme Louise Colet, M. Anatole France, Léon Cladel, Alfred des Essarts, Antony Valabrègue, MM. Armand Renaud, André Theuriet, Jean Aicard, Georges Lafenestre, Frédéric Plessis, Robinot-Bertrand, Léon Grandet, Gustave Pradelle, Mme Penquer, Louis Salles, Eugène Manuel. Laprade et Soulary y furent vraisemblablement invités, ainsi que Charles Cros, poète trop autonome pour être là autrement qu’en visiteur.

À la troisième série du Parnasse, l’effectif s’accroît ; d’autres déférentes invitations amènent Mme Ackermann, Autran, Jules Breton, peintre critique et poète (où excella-t-il !), Édouard Grenier, poète universitaire des plus médiocres, dont quelques études sur Heine sont curieuses à cause d’un ton d’égalité comique, Paul de Musset, Ratisbonne ; à côté d’eux, des jeunes chez qui l’influence parnassienne se manifeste vraiment, MM. Armand d’Artois, Émile Bergerat (chez qui le chroniqueur éclipse le poète), Émile Blémont, Robert de Bonnières, qui donna quelques sonnets du genre de ceux de M. de Heredia, puis entreprit vainement la réhabilitation du conte en vers, Raoul Gineste, Charles Grandmougin, Guy de Binos, Isabelle Guyon, Auguste Lacaussade, déjà connu par des poèmes naturistes, créole comme Leconte de Lisle ou Dierx, abordant les mêmes paysages, Paul Marrot, poète plutôt réaliste et fantaisiste, Achille Millien, Monnier, Amédée Pigeon, Claudius Popelin, Gustave Ringal, Gabriel Vicaire, comme aussi Rollinat et Paul Bourget.

Mais ces trois derniers ne sont pas des Parnassiens : Rollinat, comme Vicaire, tiendrait plutôt au groupe de Richepin et de Maurice Bouchor qui protesta vivement non pas tant contre la rythmique que contre le fonds d’idées, l’impassibilité, le non-réalisme des Parnassiens et aussi contre leur vocabulaire, et réclamèrent avec quelque éclat un retour à la simplicité et à la découverte de la vie. L’intrusion du Symbolisme a resserré ces deux groupes jadis ennemis, au moins sur un point, et ceux qu’on accusa âprement de vouloir disloquer le vers ont été amnistiés de plano. Ce fut néanmoins la première fois qu’on barrait la route au Parnasse depuis ses débuts, la chose se passant vers 1878. Richepin écrivait la Chanson des Gueux, M. Paul Bourget Edel, M.Bouchor les Chansons joyeuses et ce fut d’avoir eu trop confiance en leur rhétorique qui les empêcha d’imposer une esthétique qui s’appuyait d’ailleurs sur le naturalisme, dont on pensa quelque temps qu’ils allaient devenir les poètes. Ils ne manquèrent point de talent ni de truculence, mais bien d’indépendance et d’audace.

Il faut supprimer de la liste que fournit le Parnasse contemporain le nom des poètes qui tournèrent court, après un ou deux volumes de vers, entrèrent dans la politique ou l’administration, et se turent ; certains furent des créations de M. Lemerre. Postérieurement au Parnasse contemporain, on trouverait aussi de nouvelles recrues pour le Parnasse, mais il faudrait distinguer, parmi ces fervents de l’art traditionnel, ceux qui procèdent du romantisme pur et les lamartiniens, de ceux que directement tel ou tel des Parnassiens influença. Si on peut porter à l’acquis du Parnasse des poètes tels que M. de Guerne, M. Jacques Madeleine, et très à la rigueur M. Henry Barbusse, on ne saurait lui attribuer ceux qui, quoique résolus au vers régulier, ont d’autres attaches, comme M. Quillard, comme Albert Samain. Ce n’est point sans arrière-pensée que le Parnasse réclame Verlaine : c’est non seulement à cause de sa gloire, c’est à cause des verlainiens, car l’empreinte de Verlaine se trouve, et forte, chez des suivants du rythme traditionnel.

L’art de M. Tailhade ne s’apparente intellectuellement qu’à des tentatives de rénovation, si strictement traditionnelle soit sa métrique, et on sent bien en lisant M. Sébastien-Charles Leconte qu’il s’est passé quelque chose depuis le Parnasse, grâce à quoi, malgré la vive admiration du poète pour Leconte de Lisle et M. Dierx, on ne peut le considérer comme un parnassien : ce serait un néo-classique, avec des recherches particulières de synthèse et de musique.

Quant à M. Rostand, quoique évidemment ses sympathies d’art affichées soient avec le Parnasse, il a trop le goût de l’anachronisme, l’indifférence de la valeur du terme et de la solidité du vers pour qu’on puisse le compter parmi eux. Son lavis est l’antithèse de leur eau-forte, au moins théorique. Dans la pratique, il y a avec certains des Parnassiens plus de ressemblances réelles.

Pour être complet, il faut noter l’expansion belge du Parnasse. Georges Rodenbach, dont toutes les volitions d’intimisme et de musique discrète sont opposées à l’art parnassien, aboutissait au vers libre, et sa mort prématurée ne l’a point interrompu avant qu’il n’en ait laissé pour témoignage ce beau livre, le Miroir du Ciel natal. Il demeure donc au Parnasse, de ce côté, M. Iwan Gilkin et M. Albert Giraud, qui sont très exactement de ses fidèles, encore que M. Giraud doive infiniment à Paul Verlaine.

III

Un livre technique apparaît à la maturité du Parnasse : c’est le Petit Traité de poésie française de Théodore de Banville. Ce livre a paru vers 1876[2] ; il n’a pu servir à l’instruction poétique d’aucun des premiers Parnassiens, mais il résume un enseignement oral qu’ils écoutèrent.

D’ailleurs, en ajoutant à la prosodie de Tennint, et en la refondant, et en la noyant autant que faire se pouvait dans de la fantaisie élégante et joyeuse, Théodore de Banville est très prudent : il ne présente son livre que comme un petit manuel destiné aux gens du monde. Il préconise, pour les poètes, uniquement la lecture des maîtres comme moyen d’instruction, et prétend s’adresser à un candidat au Parnasse qui voudrait faire des vers malgré Minerve. Il y a peut-être là coquetterie d’un grand lyrique, ennuyé de professer et de donner des recettes. D’autres réserves, que le poète fait pour sa conscience, sont plus importantes : il s’agit pour lui de ne pas fermer son livre sans lui laisser une issue sur l’avenir. Plus près que les Parnassiens de la révolution romantique, plus créateur qu’eux et de beaucoup, il n’a pas, étant un inspirateur, la foi aveugle des adeptes : c’est pourquoi il regrette que la révolution d’Hugo soit restée incomplète, que les romantiques n’aient rien ajouté à cette révolution, que leur rôle y ait été plutôt restrictif. Ces concessions faites à l’avenir, il pose son principe de la Rime puissance absolue, le seul mot, dirat-il, qu’on entende dans le vers ; il la considère comme une nécessité de technique, aussi comme un tremplin ; sa nature heureuse lui en avait fait une baguette magique, et il en vante aux autres les puissances cachées, la force inventive.

Très louablement opposé aux licences qui déforment la phrase, par exemple à l’inversion, il accuse la lâcheté humaine de s’opposer à l’emploi de l’hiatus.

Il ressort de ses lignes qu’étant donnée une technique dont il ne discute pas la base scientifique ni la légitimité, ceux qui l’abordent doivent s’en tirer sans trucs et sans faciletés convenues, obtenues aux dépens du tour logique de la phrase ; cela donne la main aux théories des vers-libristes qui ne subordonnent jamais cette allure nécessaire de la phrase au redoublement des sonorités, à la redondance de la strophe, ni à la rotondité du rythme, comme dirait M. Mendès.

Mais Banville ne persévère par sur cette indication qu’il a fait luire, et, avec une belle franchise, facile à son énorme et souriante habileté dont l’acrobatisme n’est qu’un province, il conseille nettement de cheviller. Il prend pour exemple un fragment du Régiment du Baron Madruce, en dispose les images principales, les mots essentiels placés à la rime, et indique que la besogne, une fois le premier travail fait, est de rejoindre avec élégance et sans qu’aucune bavure dénonce le travail de mosaïque, les images principales, les rimes principales. Évidemment, il eut été moins fécond et moins lyrique s’il se fut toujours soumis à cette méthode. Enfin, chevillage habile ou mosaïque ingénieuse, et rime rare à consonne d’appui, voilà la base même de son enseignement.

D’ailleurs, les influences de Banville et de Leconte de Lisle, les plus importantes techniquement (celle de Baudelaire fut plutôt mentale), sauf sur ce point que toutes deux indiquent une nécessité de serrer le vers relâché par les lamartiniens et les mauvais élèves d’Hugo et de Musset, sont diverses et même contradictoires. Le Petit Traité de poésie de Banville contient, avec luxe de détails relativement à ses dimensions, l’étude des formes fixes. Toutes y trouvent leur place, et Banville les tenta toutes ; le grand poète des Exilés perdit beaucoup de temps à tourner des babioles. Les Parnassiens le suivirent dans cette voie, et, à son instar, firent nombre de ballades, de rondels, de triolets. C’était l’aboutissement du mouvement de curiosité qui avait entraîné les Romantiques vers l’étude assez détaillée du xvie siècle, comme firent Sainte-Beuve et Nerval. Après avoir joui des petits rythmes en curieux, très désireux de trouver un terrain où Hugo n’eût pas mis le pied, les Parnassiens se précipitèrent sur celui-là.

Leconte de Lisle avait des ambitions trop solennelles, je ne dis pas hautes parce que celles de Banville étaient aussi hautes, pour s’amuser à ces gentillesses du vieil esprit français, qui sont à la poésie lyrique ce que les vieux fabliaux sont au roman de mœurs où d’évocation ; il y eut là beaucoup de talent perdu. La fidélité à ces deux influences — la marche au grandiose, selon Hugo et Leconte de Lisle, la danse vers le plaisant et le spirituel, d’après Banville, — communique aux premiers volumes des Parnassiens un aspect un peu hybride. Catulle Mendès, au début de sa carrière longue et remplie, fit voisiner Kamadéva, —

L’ombre diminuée
Voit flotter la nuée
De tes parfums ravis
Aux Madhâvis —

les soutras, les aras, les roses radambas, les grands dieux de l’Inde, les personnages de la Saga avec Tin-Si-O-Sai-Tsin, et aussi avec Philis et les petits amours débauchés qui veulent fonder des évêchés dans la Cythère libertine ; il a des chansons espagnoles où luit du clair de lune germanique, et il resserre, en de brefs contes épiques, des crises d’âme héroïque. M. Dierx racontera Hemrik le Veuf, en même temps qu’il parlera de la beauté des Yeux ; et chez tous, c’est la même juxtaposition (sauf que M. Dierx n’a manié que le lyrisme soit en effusion de poésie personnelle, soit en courtes pièces avec une nuance épique), c’est le même mélange de poésie biblique, légendaire, funambulesque, libertine, descriptive et, plus tard, didactique, grâce à M. Sully Prudhomme, qui, lui, ne marivauda jamais.

Cette simultanéité d’excursions dans des genres différents, ils la tinrent pour variété, et, comme il la fallait expliquer, qu’ils avaient rencontré la conception de Banville, d’après laquelle le poète, artisan averti impeccablement d’un métier, doit pouvoir fournir tout poème pour toute circonstance, et tient en somme sur le Parnasse, ou pour le journal ou pour les particuliers, une échoppe d’écrivain public idéal (conception qui a ses droits), ils se déclarèrent non pas des inspirés, mais des praticiens scrupuleux, savants et indifférents. C’est de ce temps à programme que datent les fières déclarations d’impassibilité procédant de Leconte de Lisle :


La grande Muse porte un péplos bien sculpté
Et le trouble est banni des âmes qu’elle hante


ou le


Nous qui faisons des vers émus très froidement.


Notons-le en passant, cet émotif de Verlaine est, à cette date, bien le plus résolu à mater énergiquement l’inspiration et l’émotion, et son impassibilité du moment prête au sourire. Mais ces vers, ces aphorismes, ces programmes sont de contenance. Les Parnassiens travaillèrent sous les influences précitées qui firent les uns sataniques, les autres épiques, les autres funambulesques, ou plutôt les décidèrent presque tous à toucher à ces cordes diverses, et à alterner l’épopée et le triolet. Souplesse profonde, oui, mais non point don lyrique.

Les vers des Parnassiens ont entre eux des points communs, grâce à leur fidélité aux mêmes principes ; les individualités y font pourtant des différences.

Le vers de M. Mendès, — souple, éclatant, oratoire, théâtral, parfois cursif (eu égard à sa règle), offrant souvent, dans les pièces légères, grâce à un métier bien tenu et quelque nonchalance touchant la rareté des rimes, un aspect d’improvisation heureuse, solide et fort dans les contes épiques, dominé par la rime quand le poète s’esclaffe, — diffère beaucoup du vers serré, avec des résonnances d’intimité et des trames de musique que fait M. Dierx. Ces deux formules doivent être très différenciées du système de lignes de prose exactement césurées et ponctuées par une rime avec consonne d’appui qu’emploie le plus fréquemment M. François Coppée. Un vers prosaïque sera toujours de la prose, malgré toutes les prosodies qui garantiront le contraire, et ce membre de phrase.


Que le bon directeur avait versé lui-même,


ne saurait être considéré comme un vers. C’est l’erreur, toute l’erreur du Parnasse, d’avoir considéré la versification comme indépendante de la pensée. Cette formule de M. Coppée est dissemblable de la forme souvent gauche, imprécise et sans éclat, si elle n’est pas toujours dépourvue d’un joli flou lamartinien, qui distingue M. Sully Prudhomme, et de la technique serrée, trop serrée, encore qu’elle se permette la cheville (Banville l’a permise) de M. de Heredia, prodigue de rimes trop riches, trop monotones, coulant toute vision dans ce moule unique et forcément monotone du sonnet.

Les différences, déjà visibles au début, entre les poètes parnassiens, se sont accentuées : les uns ont des dons d’image ou de musique ; d’autres en sont dépourvus. Le choix entre Leconte de Lisle et Banville se manifeste encore ; il était d’ailleurs inspiré au début par des raisons profondes de tempérament. Ces variations sont assez grandes pour qu’on ait été parfois tenté de voir dans le Parnasse, plutôt qu’un groupement logique, une coalition. On aurait tort : ce qui donne au Parnasse cet aspect disparate, c’est qu’il constitue la fin du Romantisme, et qu’il s’y rencontre, mêlés aux dons personnels, des reflets de toutes les directions romantiques, poétiquement s’entend, car c’est une des infériorités de l’école, comme du Naturalisme d’ailleurs, de n’avoir pas également abordé la prose et le vers, l’œuvre lyrique et l’œuvre d’analyse et de synthèse ; c’est ce qui la rejette au second plan. Sans M. Catulle Mendès, nous ne saurions pas comment un Parnassien entend la prose, en dehors du poème en prose, et encore, exception faite pour le Livre de Jade, en négligeant les œuvres peu caractéristiques de M. de Lyvron et ne pouvant attribuer au Parnasse les poèmes en prose de Mallarmé, malgré que certains des plus beaux aient paru à la République des Lettres, où M. Mendès élargissait le Parnasse autant qu’il le pouvait, ni les jolies fantaisies qui terminent le Coffret de Santal de Charles Cros, c’est M. Mendès, aussi que nous trouvons occupé à représenter le Parnasse dans le maniement de cette forme créée par Bertrand, mais recréée par Baudelaire (qui y déposa le germe révolutionnaire) et que le Symbolisme a absorbé, en ses cadences et en son respect de la phrase, dans le vers libre. Muni de cette forme féconde, le Parnasse en avait tiré de coquettes babioles et de jolis divertissements. Il faudrait, d’ailleurs, si l’on étudiait le poème en prose chez les Parnassiens, faire très attention aux dates et considérer que les Symbolistes ont fortement influencé la façon qu’avaient les Parnassiens de le concevoir dès les débuts du groupe, bien antérieurement même à 1886.

Le livre de Théodore de Banville qui ouvre l’ère parnassienne, c’est le lit de Procuste dissimulé sous des amas de roses. M. Sully Prudhomme donne au Parnasse finissant son livre théorique, qu’il appelle son Testament poétique. Ce n’est point que M. Sully Prudhomme soit absolument qualifié pour cela, et nous ne pouvons admettre cette extension de son livre, que par suite de l’affirmation, souvent répétée par les Parnassiens, de leur admiration mutuelle et de leur accord sur des principes généraux, car M. Sully Prudhomme n’est pas, il s’en faut, le plus représentatif des Parnassiens.

Le livre de M. Sully Prudhomme n’a pas non plus l’importance que l’auteur a voulu lui déléguer par le titre choisi. Ce Testament poétique contient infiniment de petits morceaux extraits de préfaces, de toasts à des inaugurations, à des repas de corps. Fidèle au système de la mosaïque, M. Sully Prudhomme a rejoint, avec plus ou moins de soin, des aphorismes émis à diverses périodes de sa vie au bénéfice de lecteurs de tel volume de M.Dorchain ou de Mme Marguerite Comert, pour les membres de la Société des gens de lettres (si épris de poésie pure), pour les admirateurs décidés de Corneille, groupés en Société, etc… Mais il n’y en a pas moins, dans la première partie du volume, un résumé succinct et net du misonéisme de M.Sully Prudhomme et de ses opinions sur la technique poétique. La haine que porte M. Sully Prudhomme aux vers-libristes est célèbre : elle se manifesta un jour par des remerciements publics et commémoratifs qu’il adressa à Alfred de Vigny, le louant de n’avoir point été un décadent. Elle l’a mené, dans un de ces discours qui ornent le Testament poétique, à indiquer comme fondateur du vers-librisme Chateaubriand, « qui, lui, du moins, garde l’aspect de la prose, et ne va pas emprunter à la typographie des ressources poétiques ». Je cite cela en passant, et je trouve cette haine, non point comique, mais touchante ; et cette valeur d’émotion, elle l’emprunte à la très réelle infériorité de M. Sully Prudhomme, en tant qu’artiste verbal et qu’ouvrier du vers, à côté des autres Parnassiens : il y a du martyre dans le cas de cet homme distingué.

En dehors de ce désir de nuire aux vers-libristes dans l’esprit des personnes auxquelles il s’adresse, M. Sully Prudhomme a encore quelque chose à expliquer avec insistance : c’est que la poésie personnelle peut avoir quelque importance, mais qu’il ne faut point oublier que le summum de l’art, c’est la poésie didactique et philosophique, dont il faut sous-entendre que Justice est un des ornements parfaits. D’autres avertissements sont adressés aux confrères parnassiens. M. Sully Prudhomme, après avoir regretté que le chemin du rire ait été déserté par les Romantiques, fait observer que, seul, Banville a ragaillardi la veine française, et demande : « Où sont ses élèves ? » ce qui n’est pas aimable pour l’auteur de la Grive des Vignes. Un autre coin de mandement pourrait concerner M. de Heredia ; je me reprocherais d’interpréter ce morceau d’éloquence académique, au lieu de le citer.

« Une forme a persisté, qui ne pouvait pas périr, car elle est admirablement assortie à la secrète horreur des compositions étendues, c’est le sonnet.

Le sonnet présente le rare avantage de s’adapter à toute espèce de sujet simple. Il n’est donné qu’aux maîtres d’en sentir les intimes conditions, qui sont les plus laborieuses à remplir, mais il demeure difficile pour tous, ne fût-ce que par le choix des rimes redoublées. Il n’effraie pourtant pas les indolents, au contraire. À cet égard, la psychologie de sa confection est très curieuse. Ce travail exige, outre l’habileté, beaucoup de persévérance ; mais comme il n’engage pas l’activité mentale à long terme comme un grand poème, la persévérance peut prendre son temps et faciliter l’effort en le divisant par des relais ; elle peut, en un mot, le concilier avec la nonchalance. La lenteur des points ne compromet pas l’achèvement de cette exquise tapisserie, et n’eût-on pas la patience de l’achever, on n’aurait pas à sacrifier un commencement trop considérable ; mais on la termine, tout le canevas tient dans la main, et rien ne favorise mieux la constance. De là, vint qu’on n’a jamais fabriqué tant de sonnets qu’aujourd’hui. Mais combien en faut-il pour valoir un long poème ? — Un seul, répondent nos jeunes confrères ! Oh ! celui-là est rare, nous savons tous où il se trouve, mais ce n’est pas chez eux. Qu’ils l’accomplissent donc, et je pardonnerai de bon cœur, à cet ouvrage d’une valeur sans mesure, l’étroite mesure de son cadre qui le rend complice de leur faible essor. »

Ce filet n’est pas sans justesse, et, encore que le sonnet soit la plus raisonnable des formes fixes, sa culture exclusive n’est pas faite pour ne communiquer aucun étonnement, mais ce n’est point pour les mêmes raisons que M. Sully Prudhomme que nous serions d’un avis semblable au sien ; peut-être même avons-nous plus de sympathie que lui et d’admiration pour le sonnet, quand il est manié, en passant, parmi le labeur de l’œuvre, par des sonnettistes tels que Baudelaire, Mallarmé ou Verlaine. Nous serions aussi d’accord avec M. Sully Prudhomme, en désirant que les questions de rythmique soient bien posées, scientifiquement posées. Or, ce n’est point ce qu’il fait. En appeler à la phonétique, qui n’est pas une science très scientifique, du moins d’une rigueur mathématique. est bien, mais M. Sully Prudhomme ne tire pas de son intention un parti suffisant, et ce n’est pas encore lui qui aura donné au vers parnassien un substrat scientifique. Il s’efforce surtout à différencier l’aspiration poétique et la traduction verbale, ou versification. Il ne se rend pas compte que notre effort a été surtout de réduire cette versification artificielle au minimum, et d’effacer de la versification ce qu’elle avait de mnémotechnique. Nous n’admettons même pas qu’il y ait versification, mais seulement revêtement rythmé de l’émotion. Au contraire, M. Sully Prudhomme, partant sur son idée spéciale de rhétorique poétique qui permet d’exprimer n’importe quoi, même une géométrie, sous forme de phrases de prose césurées exactement et ponctuées d’une rime, regrette le vers-maxime, le vers-aphorisme, le vers oratoire à la façon de la tragédie classique, et, le premier depuis longtemps, il accuse Hugo d’excès de révolte technique, proteste contre l’enjambement, et donne d’excellents arguments à ceux qui veulent établir l’artificialité excessive du vers traditionnel[3].

IV

L’Œuvre du Parnasse n’est pas close, et demain apportera des œuvres ; il est plus que probable que ces œuvres n’infirmeront point les caractères généraux déjà affirmés, et ce sera dans la même voie que les Parnassiens nous donneront des œuvres plus typiques. On peut donc résumer leur action.

Restitution faite aux autres groupes des personnalités qui leur appartiennent mieux qu’au Parnasse, déduction établie des non-valeurs et des acceptations par camaraderie, et en ne comptant que les chefs de file, le Parnasse demeure composé de Glatigny, d’Armand Silvestre, de M. Coppée, de M. Sully Prudhomme, de M. Albert Mérat, de M. de Heredia, de M. Léon Dierx, de M. Catulle Mendès. On voit par cette simple énumération qu’il a fourni deux courants principaux. L’un, familier, bourgeoisant, prosaïste, est celui de MM. Coppée et Sully Prudhomme. Quelques notables différences qu’il y ait entre le poète des Humbles, le dramaturge de Pour la Couronne, et le poète des Solitudes et de Justice, ils sont à part des autres Parnassiens par leur dévotion moins grande ou leur talent moins fortifié pour la beauté de la forme. Fervents des principes parnassiens, ils n’arrivent pas à les soutenir d’exemple. En outre, on ne retrouve pas chez les autres Parnassiens la curiosité des fonds populaires, le goût du poème qui peut être récité par une jeune fille, presque du monologue, ni les curiosités d’épopée familière qui distinguent M. Coppée. La curiosité philosophique des Parnassiens n’a jamais pris non plus le chemin didactique où M. Sully Prudhomme a tenté ses plus gros efforts ; leur philosophie, peu fréquente, a des apparitions courtes, et si M. Sully Prudhomme ne recule pas devant les sécheresses, au moins évite-t-il la galvanisation des dieux hindous. C’est presque par camaraderie que MM. Coppée et Sully Prudhomme sont des Parnassiens ; ils le veulent énergiquement, ils l’ont proclamé, réaffirmé : personne n’a rien à y dire. Bornons-nous à constater que l’élève mental de Lamartine, de Brizeux, de Gautier, d’Hugo, de Musset et de Murger qu’est M. Coppée, et M. Sully Prudhomme, lamartinien scientifique, ont entre eux ce point d’unité de trancher fortement sur les autres par quelque chose qui leur est commun, et qui est le refus, en général, du grand geste romantique, et une certaine tranquillité bourgeoise, qui fut longtemps la marque de la poésie académique depuis 1830[4] et qui fut académisée en eux, avant, bien que M. Leconte de Lisle fût admis dans la Compagnie.

M. de Heredia se détache du demeurant du groupe, par sa fidélité au sonnet et par son goût classique : c’est là une branche nouvelle du Parnasse qui commence ; elle s’appuie sur Chénier, sur Leconte de Lisle. Elle sourit à certaines volontés du Symbolisme, pas les essentielles ; c’est là une école en formation ; on ne peut que regretter ce maniement exclusif d’une forme et on ne la pourra juger qu’après peut-être de nouveaux travaux de M. de Heredia, de M. Léonce Depont, de M. Legouis.

Il est probable que cette pléiade de sonnettistes n’apportera à la poésie qu’un curieux et très intéressant intermède ; mais il faut attendre pour juger loyalement la portée du mouvement. Quant à l’œuvre originaire, les Trophées, il est simple d’y reconnaître ce qu’elle contient : des beautés, de la monotonie, un jeu exagéré des richesses verbales et décoratives, une négligence absolue de ce qui pourrait être d’intérêt fondamental ; c’est une œuvre de luxe et d’évocations résonnantes, courtes forcément et pas assez imprévues.

MM. Dierx, Catulle Mendès, Silvestre, forment un groupe homogène ; les différences sont d’individualité de tempérament.

Un poète tel que M. Léon Dierx, qui a poussé les plus beaux cris pessimistes et qui a trouvé le Soir d’octobre, honorerait toute école, et si son œuvre manque de volume et aussi de variété, le nombre des beaux fragments y est assez considérable pour compenser tout regret.

M. Catulle Mendès, c’est l’activité même, et c’est le parnassien-type. S’il y eut Parnasse, ce fut un peu par réaction de son esprit sur des esprits différents qu’il sut retenir un instant à l’écouter et surtout par sa fréquente affirmation qu’il y avait Parnasse. La formule du Parnasse, cette formule de recherche sur tous les terrains, d’excursions fantaisistes, héroïques, bouffonnes, variées surtout, c’est la formule de son esprit apparenté à celui de Banville. Il est kaléidoscopique. Il parcourt, toujours affairé, ardent, et vraiment à la chasse de l’idée, un parc aux mille sentiers ; c’est parce qu’il est si emballé vers ses réalisations, qu’il ne s’aperçoit pas qu’il les retrouve sur les mêmes chemins où il a déjà passé. Critique, il est plein de parti-pris. d’injustice, d’erreurs (je ne parle pas de sa remarquable critique dramatique, mais de la critique littéraire qu’il y insère théatre-faisant) ; mais, quand il se trompe, c’est toujours sincèrement ou par fidélité à un idéal auquel il s’est attaché éperdument. Il est, en tout cas, la plus large ou la plus variée personnalité parnassienne, car s’il a des défauts de rhétorique et d’afféterie, il possède quelques-unes des belles qualités du romantisme, et parmi ses romans romantiques, héritiers de la dernière manière d’Hugo, additionnée de Chamfort et de Crebillon fils, assaisonnée de lyrisme légendaire, « l’eau du Gange en gouttelettes dans son vin de Champagne », quelques-uns compteront. C’est lui aussi qui a conté le plus de beaux contes épiques, chanté le plus de jolies chansons, et a publié le plus de rimes inutiles, qui a le plus fréquemment plié le vers à la chronique.

Armand Silvestre, improvisateur expéditif et averti, très maître d’un métier souple sans recherche, très indulgent à sa facilité, laisse, parmi tant de poèmes doués d’un excessif air de famille, les beaux vers de la Gloire du Souvenir et des Sonnets païens, comme pour montrer qu’il était supérieur à sa production ordinaire. Il a eu de francs accès de verve, qui lui marquent une belle place parmi les conteurs gaulois ; il a la verve, les procédés, l’abondance et le facile accueil aux bons mots de terroir et de corporation des meilleurs écrivains de ce genre.

À côté de ces poètes, le Parnasse a ses minores, dont plusieurs laissent ou laisseront au moins quelques pièces d’anthologie. Le type en est Glatigny, dont on lira longtemps la Normande, Maritorne, la Lettre à Mallarmé, poèmes rimes d’une certaine habileté. Il a servi de type à cette leçon du Parnasse sur l’agilité du versificateur et sur le don spécial du poète, qui consiste à attribuer à Glatigny, artiste médiocre, un don réel, considérable, constituant le poète et que n’aurait point eu un Flaubert, écarté des vers par les chinoiseries du métier poétique. Il est juste de citer M. Albert Mérat, paysagiste de ville, que les jardinets des fenêtres de Paris, les Asnières, les Meudon, les passages de canotiers sur une Seine ensoleillée ont intéressé et qui en a tiré d’agréables poèmes.

Près de M. Mérat il faut citer, par similitude de genre, M. Antony Valabrègue, qui fut un critique d’art instruit (les petits Parnassiens furent parfois de bons critiques d’art, comme M. Lefébure qui donna un judicieux volume sur la Dentelle ; on peut aussi parler de M. Georges Lafenestre, auteur de vers légers et faciles). M. Valabrègue nota non sans finesse bien des décors de berge, de fêtes, de soirs de banlieue.

Léon Valade, qui collabora avec M. Mérat pour une traduction de l’Intermezzo de Heine, est mort jeune ; il laisse une œuvre trop brève, où des pièces tendres sont tout à fait jolies, et, dans une gamme restreinte, il donne une sincérité d’émotion rare dans son groupe et que ne dépare point la rhétorique. M. Ernest d’Hervilly a brillé dans la gamme funambulesque. Il amusa beaucoup, aux débuts du Parnasse, par son Harem, où les diverses beautés du monde, de l’anglaise à la négresse, sont caractérisées avec quelque ironie. Rien ne vieillit si vite qu’une pièce gaie, mais des poèmes descriptifs de sensation exotique, sur la Louisiane entre autres, certifient la valeur poétique de M. d’Hervilly, qui semble avoir abandonné la poésie pour entasser une Babel d’histoires légères et courtes dont certaines sont fines et d’un véritable humour. M. Emmanuel des Essarts, poète d’ambition et de bonne volonté, a tenté, dans ses Poèmes de la Révolution, un gros effort qui l’a laissé au-dessous de son sujet. M. Xavier de Ricard, dont le livre Ciel, Rue et Foyer contient des pages intéressantes, l’inventeur ou au moins le fervent assidu, au commencement du Parnasse, du sonnet estrambote qui eut les honneurs de la parodie du Parnassiculet, s’est dirigé depuis longtemps vers les études politiques et sociales, et sa plume fut une des plus généreuses parmi celle des écrivains des Droits de l’homme. M. Cazalis a tiré des poèmes hindous et des poèmes persans la matière d’adaptations assez bien faites, et la beauté des modèles n’a point perdu tous ses rayons en passant par ses vers souples. Quelques poèmes en prose agréablement cadencés complètent son œuvre courte que rehausse une bonne histoire élémentaire de la littérature hindoue, très séduisante et attachante. Jean Marras, qui vient de mourir, était un ami très chaud et très dévoué des Parnassiens, profondément pénétré de la vérité de leur esthétique, mais non un parnassien, non plus que Cladel, dont les quelques vers (le sonnet à son âne et quelques courts poèmes) ne sont qu’une part insignifiante de l’œuvre. M. Frédéric Plessis, d’un vers ferme et distingué, augmenta le nombre des poèmes antiques. C’est, parmi le premier ban des Parnassiens et leurs immédiates recrues, ceux qu’on peut citer, à moins qu’on ajoute des élèves particuliers de MM. F. Coppée ou Sully Prudhomme, comme M. Dorchain, poète de facture pâle, mais non sans distinction, ou des écrivains tels que M. André Theuriet, qui n’a fait dans la poésie qu’un court passage et a dilué son sentiment de la nature et son érudition florale et sylvestre dans des romans genre Revue des Deux-Mondes, ou bien M. Jean Aicard ; mais il n’est pas certain alors que les Parnassiens ne m’accuseraient pas d’abuser de quelques déclarations parnassiennes de M. Jean Aicard pour leur infliger un élève dont ils se soucient peu ; tout de même, une fois au moins, M. Catulle Mendès l’a revendiqué.

V

Il semble que le reproche qu’on sera en droit d’adresser au Parnasse, ce sera de n’avoir rien innové et que les quelques hommes de talent qu’il compta ne se soient préoccupés que de tenir honorablement un rang à la suite du Romantisme. Ils n’ont eu ni le souci ni l’intelligence de l’évolution littéraire. Par leur maniement particulier du vers faussement marmoréen (il n’y a qu’à lire M. Coppée, M. Sully Prudhomme pour voir que ce vers est beaucoup plus garni à la façon d’une poupée moderne que marmoréen comme une statue antique), par la dispersion du rythme sur toutes sortes de sujets peu poétiques, ils avaient rendu le public lettré français indifférent à la poésie, et il a fallu l’évolution symboliste et la mise en question de la prosodie traditionnelle pour provoquer un sursaut et un retour d’attention, dont ils ont, d’ailleurs, pour leur part bénéficié.

Le mouvement symboliste a déplacé la question pour le Parnasse qui devenait, aux yeux de tous, dûment ce qu’il était, un parti, pour ainsi dire conservateur ; et contre les novateurs qui ont réformé la technique et réinfusé de la vie à la poésie, il s’est fait une alliance, à peu près, de tous les poètes fidèles au rythme traditionnel ; cela a rapproché du Parnasse une foule de fidèles du Classicisme ou du Romantisme, des lamartiniens ou des mussettistes exactement pareils à ceux qu’on maudissait à l’hôtel du Dragon-Bleu et qui auparavant niaient les Parnassiens, quoi que ceux-ci fussent alors les plus intéressants des poètes de tradition ancienne. Il faut pourtant se rendre compte que ces adeptes nouveaux, pas plus que les jeunes écrivains amis du Parnasse qui pratiquent le vers libéré, ne sont des Parnassiens, et il ne faut pas croire à un grandissement subit et tardif de l’école. C’est un beau coucher de soleil et non une aurore. C’est la fin, dans le respect et l’attention admirative et émue, d’un groupe qui fit son devoir, qui sut maintenir la gloire du vers, et qui, s’il n’augmenta rien, ne laissa pas déchoir. Les Anthologies tiendront grand compte de leur production. Il leur a manqué que l’un d’eux, soit M. Mendès, soit M. Dierx, écrivît un livre de vers qui s’imposât tout entier comme la Légende des Siècles, les Destinées, les Fleurs du mal ou les Exilés. Il est honorable pour eux qu’on puisse penser que, s’ils ne l’ont pas fait, c’est par esprit de discipline et par respect envers les maîtres.

M. Catulle Mendès le dit dans sa Légende du Parnasse contemporain après qu’il a comparé le groupe des Parnassiens aux Trois Mousquetaires, M. Dierx étant Athos, Glatigny d’Artagnan (Glatigny a dit :

Père de la savante escrime
Qui préside au duel de la rime,

comparaison fâcheuse et qui résume assez clairement la technique factice de l’école) et M. Coppée Aramis, ce qui n’est point sans dénoter chez M. Mendès des dons psychologiques et même prophétiques : le but des Parnassiens était de développer leur originalité sur les terrains, les mondes, si vous préférez, conquis par Hugo. Ils s’y sont bornés.

En 1902, demain, lors du Centenaire d’Hugo, M. Catulle Mendès et ses amis d’art seront là ; ils croiront, de bonne foi absolue, qu’ils sont les héritiers directs d’Hugo et qu’ils le représentent. Ils auront tort. Il n’a tenu qu’à eux qu’ils eussent raison. Ils auraient pu continuer l’évolution romantique : ils l’ont figée. Ils célébreront leur grand homme, leur Père, mais parmi les pompes d’une Religion qui s’en va justement parce qu’on l’a déclarée fermée et qu’on n’y veut plus rien changer.

L’Évolution passe et laisse les plus pures croyances devenir des documents pour servir à l’histoire des religions et, dans le cas présent, des Écoles poétiques.

  1. Malgré que de très jeunes critiques l’ignorent la dernière publication poétique de Stéphane Mallarmé est en vers libres. C’est : Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, poème paru dans Cosmopolis, et qui devait être le premier d’une série de dix poèmes en vers libres. La mort interrompit.
  2. La première édition, chez Cinqualbre, éditeur fugitif, qui donna aussi une réédition d’Arvers et Ompdrailles le tombeau des lutteurs.
  3. Il est à noter que M. Sully Prudhomme, après avoir fait grand étalage de la phonétique, déclare, à d’autres pages, qu’il ne faut pas toucher au vers traditionnel, fruit de tant de tâtonnements ; en parlant de tâtonnements, il admet donc l’empirisme des méthodes qui le créèrent.
  4. Sauf pour Hugo, Vigny, Musset, Leconte de Lisle qui tranchaient ; voir, dans les Souvenirs de Théodore de Banville, l’étude sur Alfred de Vigny, où sa vie académique est caractérisée.