Symbolistes et Décadents/Portraits/Jules Laforgue

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Librairie Léon Vanier, éditeur (p. 181-189).

Jules Laforgue.

C’était un jeune homme à l’allure calme, adoucie encore par une extrême sobriété de tons dans le vêtement. La figure, soigneusement rasée, s’éclairait de deux yeux gris-bleu très doux, contemplatifs. Nul n’apparut avec un geste moins dominateur et un langage plus uni ; nul ne fut moins comédien, moins personnage littéraire ; ce qui n’empêcha la littérature d’être toute sa vie. La littérature, il la concevait non pas comme une chose par elle-même existante, mais comme un reflet, une traduction d’une philosophie. Non point qu’il eût jamais tenté des poésies didactiques, ou qu’il se fût jamais prêté à plaider une thèse ; il existait, à son sens, il existait dans sa nature d’âme, un art, un besoin de saisir la philosophie comme une chose vitale ; les phénomènes et les idées se simplifiaient en lui. L’idée de l’être ou du devenir se ramenait à des questions personnelles, et les grandes inquiétudes sur la destinée étaient ses problèmes de tous les jours et la matière de ses soliloques. Au début de sa jeunesse, cette tendance lui assura comme un bonheur ; aux dernières années, il en vécut anxieux.

Après les premières recherches, il avait trouvé les fondements de sa doctrine dans les livres de Hartmann. Sa joie d’ailleurs était de vivre par le regard. C’était un fidèle du Louvre et du Cabinet des estampes, un dévot du tableau et de l’image. Deux attirances nettes le tiraillaient, l’une de curiosité d’art, l’autre d’apostolat. Il eût aimé enseigner, instruire, prouver par de la pureté les bonnes intentions du grand Tout qui se crée lui-même ; il était adepte du bouddhisme moderne, — comme un apôtre, du christianisme. Mais sa dilection allait aussi toute aux Primitifs qui peignirent des âmes, et sa curiosité à tout ce nouveau décor de Paris que la vie lui offrait libre à parcourir, puis il fut conquis par l’art exquis de Watteau et ses fêtes aux discrètes mélancolies, de sorte que sa première œuvre imprimée fut dédiée à la gloire de Watteau et que la littérature l’emporta en lui sur la philosophie.

Après un volume de vers philosophiques qui fut peu montré, qui fut annulé, voici les Complaintes ; la préface des Complaintes peut donner une idée du ton du volume détruit, c’en est, pour ainsi dire, un peu de la substance ; c’est ce qu’il gardait du ton de ce volume par lui jugé insuffisant. Pourquoi ce titre et cette forme chez le moins anecdotier de nos poètes ?

Ceux qui savent, en leur âme, saisir l’étendue et la variété des phénomènes sont exempts d’orgueil ou de vanité. La complexité des choses finies et le silence de l’infini leur imposent une voix claire et distincte, mais sans cris. Ils hésiteraient à émettre des hypothèses, à tenter de divulguer l’inconnu, à gravir les premiers degrés de l’inconnaissable d’un ton trop oratoire. On ne peut, dans la quête du vrai, prendre à son compte le langage des héros grandiloquents.

D’autre part, bien des intangibles vérités ne sont saisissables que par leurs contrastes qui sont, dans la vie, les douleurs, les misères, les ridicules. Un sentiment qu’un personnage de drame trouvera grand et exaltant, le philosophe le jugera petit et humble, non à cause de son essence, mais par la forme brève et incomplète qu’il prend en lui-même, en face de l’idée qu’il se forme de l’essence même de ce sentiment. Le philosophe ne peut oublier les contingences et les relativités et les points de contact cosmogoniques qui, à la rencontre, heurtent et abaissent l’enflure des âmes (il y en a toujours). Puis, tant qu’on ne peut conclure, et produire une vérité nouvelle forte d’évidence et qu’on doive prêcher, ne vaut-il pas mieux ne pas faire trop parade du sérieux de sa science et l’exprimer en souriant ? Donc c’est à travers le Paris mental et passionnel, contrastant avec le Paris quotidien et d’affaires, que Laforgue va en méditant, en écoutant, en répétant. Lors sa complainte est tantôt une sérénade à l’impossible, ou la parade du clown qui pourrait expliquer le sens des choses du cirque, mais ne veut qu’y faire réfléchir par un trait topique, encore un bilan de recueilli qui rentre en sa chambre de travail, et récapitule, d’une ironie un peu triste, les disproportions (d’autres diront monstruosités) qu’il entrevit tout le jour.

C’est étudier la disparate entre le possible et le réel que composer ainsi ; cette disparate est source d’effets comiques, oui, au premier degré ; mais elle est aussi tragique ou, mieux, triste, triste pour le contemplateur ; la nécessité de traduire ces deux nuances exigeait un ton spécial, à créer ; donc, pas ou peu d’élans d’éloquence, des vers très soucieux de l’allure du langage contemporain, des strophes nettes, calquées, non sur la durée rythmique, mais sur la durée de la phrase qui saisit un fait, une sensation ; le livre devait être comme un ensemble de chansons mélancoliques ; pourtant comme Laforgue voulait faire voir, et non chanter, il s’arrêta à ce titre, à cette gamme des Complaintes. Un errant, plus ou moins musicien, raconte aux passants, en langage populaire et poétique, avec des refrains, des faits, et il appuie son dire en exhibant une image populaire. Tel est le personnage principal qui se détaille dans ces Complaintes qui demeureront et comme une date et comme une œuvre.

L’Imitation de Notre-Dame la Lune est une multiforme élégie cosmogonique. C’est l’étude des reflets de la Lune à la Terre dans l’âme d’un songeur. C’est l’étude de sentiments modernes semblables, quoique diminués, à ceux des anciens pour Phœbé ou Tanit. Ce n’est jamais Hécate. Le règne de l’astre nocturne est pacifiant. Le plus révolté de ses sujets, c’est le poète rêvant qui la considère, comme autrefois l’astrologue, mais sans plus y chercher le chiffre de son mystère. Elle est là, — elle est diverse, pourquoi ? et comment le savoir. Elle se mire dans des blancheurs à son image, âme pure ou cœur de romances. Pierrots mélancoliques et malins, sceptiques sauf vis-à-vis la blanche existence dans des carrières de craie, où ils passent le temps à figurer sans parole des représentations du monde. Elle se mire dans les profondeurs sous-marines, son reflet est comme un blanc cierge sortant des silencieux laboratoires où les êtres glissent ou rampent sur des féeries de végétaux pourpres, recouverts de l’onde opaque, près des polypiers, des assises madréporiques de mondes en formation. Elle sait tout, et elle ignore tout, puisque éteinte, puisque déserte, puisque seulement réflecteur. Quelle leçon pour cette Terre, ronde comme un pot-au-feu ! comme il est dit dans le Concile féerique.

Si l’Imitation de Noire-Dame la Lune dépeint le décor de la nuit, et décore les vitraux de la Basilique du Silence, le Concile féerique met en scène ceux qui viennent détruire cette paix des choses par leurs vouloirs et la contorsion de leurs allures en quête de vie et de sensations. La Dame cherche le décor de gala et de fêtes amusantes qu’elle exige autour d’elle, et le ciel absolument nu se pare pour elle de toute son animation intérieure. Le Monsieur n’aperçoit, lui, que le monde monotone, sans spectateur éternel. Que faire en ce monde sans allées réelles, sans imprévu que les frêles embûches de l’illusion ? rien de mieux que de les croire réelles, et tous deux y croient à demi, se comportent comme s’ils y croyaient tout à fait ; c’est le destin des philosophies que d’être oubliées dans la pratique de la vie ; à ce prix, au lieu de la désoler, elles en sont ornements et parures, et les deux protagonistes reconnaissent que la Terre est bonne, en acceptant simplement les multiples conseils du Chœur et de l’Écho. Vivre en toute simplicité et ne plus trop creuser, vivre à la bonne franquette, selon l’illusion de fête générale et épanouie de la Dame, ou bien les tréteaux disparaîtraient pour ne plus laisser voir que des déserts gris.

En ces mêmes temps d’où date le Concile féerique, Laforgue terminait les Moralités légendaires. L’essence en est semblable à celle de ses poésies, mais ici, au lieu que le poète parle, supposant à peine parfois comme porte-parole son Pierrot, à la fois madré et de bonne foi, impulsif et philosophe, ce Pierrot nourri de métaphysique et discuteur (avec la bonne terminologie) qu’il a inventé et qu’il faut mettre à côté des autres Pierrots célèbres, celui de la chanson et celui de Banville. Laforgue choisit des personnages, et c’est Salomé, Andromède, Ophélie, le prince Hamlet, Pan, le socialiste Jean-Baptiste qui se jouent dans les événements, parmi les décors de rêves ou de réalité transposée.

Oh ! l’adorable livre de variations personnelles ! C’est Laforgue qui se transfigure dans ce capricieux Hamlet dont l’idée vitale est à tous moments balayée par le plaisir qu’il éprouve à rimer la plus petite facette de son chagrin ; c’est lui encore, le bon monstre d’Andromède, dont l’âme s’éveille en belle parure, dès que les caresses de la jeune Andromède, enfin apprivoisée, l’ont débarrassé de sa forme extérieure et gauche ; c’est lui, le Pan qui poursuit la Syrinx en lui expliquant son rêve de vie ; et les silhouettes féminines qui y passent représentent sa notion de la femme, à partir de l’idée un peu trop effarouchée et a priori qu’en dessinent les Complaintes et le Concile féerique. Salomé est un futur petit Messie féminin, la femme qui a abordé les hautes sciences ; son boudoir est une coupole d’observatoire, son piano une lyre pour accompagner non des romances, mais la traduction lyrique de ses hauts concepts philosophiques ; c’est la femme qui sait, non pas d’après les manuels, mais se confronta avec les sciences biologiques et astronomiques ; quoi d’étonnant que cette jeune fille à la si suprême beauté soit savante comme un savant de vingt ans doué de génie, et que ses points de comparaison elle les établisse, non avec les autres petites filles, mais avec les nébuleuses qui se créent dans l’infini ? Salomé, ce serait peut-être la compagne duc au prince Hamlet, une union qui serait collaborative et pensante.

Elsa, la petite Elsa, n’est qu’une jeune fille de la foule, parée seulement de beauté. Sa science de la vie, précoce quoique sommaire, sa prescience plutôt, non documentée mais si bien aiguillée vers les routes des sens, déconcerte le jeune Lohengrin, échappé des bureaux de Mont Salvat, comme souvent les jeunes filles poussées en pleine serre chaude du monde étonnent le bachelier encore engourdi d’humanités. Et Ruth, du Miracle des Roses, joint Salomé et Elsa. Elle n’a pas les pensées de Salomé ni les curiosités, elle en a le calme et les obstinations, et la dernière figure, la plus douce, est celle de la Syrinx si fière d’elle, de son intangibilité, qu’elle préfère s’évanouir au miroir des eaux pour laisser entier le rêve de Pan, lui soustrayant la désillusion du tous les jours en le hantant de la musique de sa voix.

Et, autour de ces silhouettes de pensée pure, quel admirable décor tout d’invention, depuis la fête à l’Alcazar des Iles Ésotériques, avec ses clowns philosophes et ses acrobates sentencieux, jusqu’au triste Elseneur, jusqu’à la vallée du Gazon Diapré irradiée de printemps.

Ce livre fait foi des beaux livres que nous eût donnés Laforgue. Cela et ses poèmes suffisent à constituer sa physionomie, à nous faire regretter les développements des idées consignées dans les notules fragmentaires publiées après sa mort.

Pour dire toutes ces choses ténues, il s’était forgé un style d’une extrême souplesse, sa phrase a l’allure d’un bel entrelacs. Point de parures ni de surcharge. Elle chemine très vite, pressée d’arriver à une autre idée, mais sa hâte ne l’empêche point d’enclore tous les mots essentiels ; ces mots sont choisis de façon à provoquer dans l’esprit de multiples rappels d’idées analogues ; des parenthèses sont indiquées, contenant le germe d’un alinéa que le lecteur peut se construire ; cette phrase est vivante, ondoyante. Peu de musique, mais une plastique perpétuellement mobile, perpétuellement évocatrice, parfois des allitérations, des rappels de sonorité, mais toujours pour le sens. Voyez le commencement de Persée et Andromède, la cérémonie de Lohengrin, les monologues d’Hamlet, et le chant à l’Inconscient, les conseils de Salomé, et pensez que le maître alors qui dominait toute prose était Flaubert, et qu’il fallait chercher, chacun de son côté, une formule qui n’eût pas cette implacable beauté, et cette trop résistante certitude, cet absolu de netteté incommode pour exprimer les nouvelles idées complexes dont c’était l’heure de naître à la littérature.

Sa perte est irréparable dans notre évolution littéraire, car il fut avec nous un de ceux de la première heure, un de ceux qui fondèrent le mouvement poétique actuel. Et sa manière de hardiesse philosophique et de libre style, qui pourrait dire l’avoir reprise ? Je lui vois des lecteurs qui l’imitent de trop près, je ne lui vois pas de successeur, dans cette note moyenne entre le lyrisme et l’ironie, éclairée de grandes échappées de lyrisme pur où il excella. Nous étions alors fort peu nombreux, la perte d’un d’entre nous diminuait fort notre effectif, et nous nous comptâmes facilement en l’accompagnant jusqu’au cimetière perdu, quatre au plus, car Paul Bourget, venu là comme son ami des plus anciens, n’était pas des nôtres, esthétiquement parlant, et mon regret contre l’injurieuse sottise de la destinée s’accroît, quand je songe aux affections nombreuses dont l’entoureraient maintenant tant de jeunes écrivains de talent.