Symptômes du temps/03

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Symptômes du temps
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 64 (p. 744-757).
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SYMPTÔMES DU TEMPS

LA RÉALITÉ DANS LE ROMAN.

Affaire Clemenceau, par M. Alexandre Dumas fils.

M. Dumas fils a triomphé des préoccupations publiques, et son roman a de quoi justifier le succès qu’il obtient. C’est un grand signe de force, dans une œuvre quelconque, quand l’auteur nous donne la sensation absolue, complète, de ce qu’il a voulu faire, avant que nous ayons l’idée de chercher à réagir contre ce qu’il a fait. Il sied donc dès l’abord de se mettre en garde contre cette envie de protester et de gémir, qui expose en pareil cas la critique à tant de déclamations inutiles. Assurément il y a dans l’Affaire Clémenceau des crudités de détail, des hardiesses d’exécution sur lesquelles nous aurons à nous expliquer. Cet art n’est pas le nôtre, celui de nos prédilections les plus chères et de nos meilleurs souvenirs. Dans le roman comme ailleurs, nos sympathies se mesureront toujours d’après la part plus ou moins large que l’auteur aura faite à l’idéal. Toujours nous préférerons l’analyse psychologique à ces études sur le nu, nous allions dire sur l’écorché, où l’observation physiologique ressemble à une opération chirurgicale.

Cet art existe pourtant, art très réel, trop réel même, et si la société refusait de l’accepter, il faudrait qu’elle refusât de se reconnaître. Incriminé par le ministère public, Pierre Clemenceau, le héros du livre de M. Dumas, ne peut manquer d’être acquitté par le jury : de même son récit, accusé ou condamné par la morale, est absous par la logique. Parmi les faits qu’il raconte et les thèses que ces faits lui suggèrent, il en est de contestables; mais, le point de départ une fois admis, tout se déduit avec une réalité inflexible. Nous disons réalité et non pas fatalité, ce qui est fort différent. La fatalité ôte à ses victimes la responsabilité de leurs actes. Ici les deux victimes, — Pierre Clemenceau et sa mère, — ne peuvent s’en prendre qu’à elles-mêmes des malheurs qui les frappent.

Pierre Clemenceau est un fils naturel, abandonné par son père. Nous voici dès le début en pays de connaissance. M. Dumas avait déjà traité au théâtre ce sujet du fils naturel, et, sans remonter à de trop lointaines origines, il nous suffit d’un pas en arrière pour nous trouver en présence d’Antony. Antony était de son temps : Clemenceau est-il du sien? Nous savons bien que l’auteur du roman nouveau a choisi les années de la restauration comme date de ses premiers chapitres ; mais il en est de certaines œuvres d’art comme du timbre inexorable de la poste, qui dément les lettres anti-datées. Il y a en réalité trente-cinq ans de distance entre le héros du drame et celui du roman. La veille ou le lendemain de la révolution de juillet, les anathèmes d’Antony contre une société qui échappait à peine à des velléités d’ancien régime, avaient, jusque dans leur emphase, une portée et un sens. Pierre Clemenceau doit savoir, par d’illustres ou de célèbres exemples, que le préjugé social dont il se plaint s’est, dans ces derniers temps, singulièrement affaibli, que la qualité de fils naturel ne porte plus malheur à personne, et que la blessure dont il souffre n’est plus pour bon nombre de ses contemporains qu’une glorieuse cicatrice couverte de décorations. Cette première erreur d’optique en amène une autre, facile à signaler pour quiconque fut écolier pendant ces mêmes années de 1820 à 1830. Mme Clemenceau la mère, qui exerce le modeste état de lingère, place son fils dans un pensionnat aristocratique, premier tort qui doit peser sur toute la destinée de Pierre! L’illégitimité de sa naissance l’expose aux railleries de ses camarades, et il en résulte chez lui un travail intérieur qui fera explosion plus tard. Ceci prouve que M. Dumas est moins heureux dans l’observation rétrospective que dans celle des mœurs actuelles. Tous ceux qui ont fréquenté à cette date les collèges de Paris lui diront que le vent ne soufflait pas du tout de ce côté-là, que les injustices et les sarcasmes de la jeunesse d’alors étaient d’un tout autre genre. Le fils d’un homme de cour ou d’un député de la droite aurait eu plus à souffrir que l’enfant d’une lingère né d’un père inconnu. Cette remarque a son importance dans une œuvre où la réalité domine. Les inexactitudes de détail sont à peine visibles dans un discours d’apparat; elles sautent aux yeux dans un procès-verbal ou un mémoire.

Ces réserves faites, il n’y aurait plus qu’à louer ces premiers chapitres de l’Affaire Clemenceau. C’est une aimable peinture d’intérieur que celle de cet atelier de travail où de jeunes ouvrières, groupées autour de Mme Clemenceau, adoucissent pour Pierre les âpretés du collège et égaient son adolescence assombrie par les cruautés de ses camarades. C’est une curieuse étude que celle de ce cœur déjà combattu entre deux influences contraires, de cette nature à la fois robuste et malsaine que les secrets d’une maternité irrégulière disposent à interroger tout bas les mystères de la vie, à soulever un monde de pensées inconnues aux enfans nés dans les conditions ordinaires. Toucher à ces points si délicats, à ces fibres saignantes sans faire crier le lecteur, c’est un tour de force, et il a fallu, pour que l’opération réussît, une main bien ferme et bien sûre, un acier bien finement trempé.

Pierre Clemenceau interrompt ses études afin de se livrer à sa vocation d’artiste. Le père d’un de ses camarades, Thomas Ritz, sculpteur à la mode, est frappé de ses dispositions; il lui met l’ébauchoir à la main. Au bout de quelques années, Pierre en sait plus que son maître, qui n’a qu’un joli talent et que ses succès faciles ont peu à peu détourné de l’art véritable. Le contraste de ces deux natures, de ces deux classes d’artistes est très bien observé, et en général tout ce qui dans l’Affaire Clemenceau touche aux questions d’art, aux rapports de la faculté créatrice avec les divers états de l’âme, révèle un sentiment très net et très fin; mais toute médaille a son revers. En attribuant à son héros le génie de la sculpture, M. Dumas se faisait pour ainsi dire sculpteur avec lui : il s’imposait la tentation permanente de rivaliser avec le ciseau, d’exprimer avec la plume ce que la statuaire a le privilège de nous montrer. Or, si ennemi qu’il soit de la convention, il doit pourtant avouer qu’elle a parfois sa raison d’être, ne fût-ce que pour sauver les apparences. La sculpture ne vivant que de figures et de formes, les sujets qu’elle choisit n’existant que par le nu, on lui permet de prendre son bien où elle le trouve, et on la dispense de cacher ce dont elle vit. Seulement, pour que la sensation qu’elle donne soit pure et complète, on lui demande de voiler d’idéal ces beautés dont elle fait tomber les voiles. Une fois ce privilège reconnu et cette précaution prise, tout est dit. Les statues deviennent du domaine public, et peuvent être impunément regardées par les personnes mêmes de qui l’on exige le plus de retenue. Le romancier a moins de licence, et c’est justice, parce qu’il dispose de plus de ressources, parce qu’il possède mille autres moyens de peindre un personnage, de produire un effet, de laisser deviner ce qu’il ne dit pas et de trahir ce qu’il cache. Aussi, dès qu’on le voit empiéter sur le domaine d’un autre art et déshabiller ses figures, on est immédiatement tenté de déclasser son livre. Peu s’en faut qu’on ne le soupçonne d’avoir visé à un genre de succès qui n’a rien de littéraire, et que la très légitime célébrité de M. Dumas est, Dieu merci, en droit de dédaigner. Auteur et lecteurs sont compris ou compromis dans la même équivoque. Telle femme, par exemple, que l’on n’est nullement scandalisé de rencontrer au Salon, son livret à la main, devant une Léda, une Baigneuse ou un Adonis, ne laissera pas sur sa table tel roman que nous pourrions nommer, et se croira obligée de s’excuser, si on la surprend en flagrant délit de lecture. Ce qui était là du fruit permis devient ici du fruit défendu, distinction suffisante pour justifier nos réserves... et pour augmenter le nombre des lectrices de M. Dumas.

Aime-t-il mieux que nous traduisions notre pensée en noms propres? Nous en choisirons deux qui ne sauraient lui être suspects : M. Alexandre Dumas, son père, et M. Mérimée, que personne n’accusera de pruderie. Qu’on se souvienne de l’heureux temps où M. Alexandre Dumas, alors dans tout l’éclat et toute la jeunesse d’un talent destiné à se perdre dans des flots d’encre, publiait ici même la Dame de Giac : amour fougueux, jalousie sensuelle, adultère effronté, châtiment atroce, rien n’y manquait; le lecteur assistait à ces transports, aspirait cette atmosphère de feu, sentait le battement de ces artères, voyait ce beau corps de jeune femme placé en travers de la selle d’un cheval et entraîné dans l’espace au milieu d’une nuit d’orage, tout cela sans un seul détail, un seul trait qui changeât la scène passionnée en tableau érotique. Et M. Mérimée, ce maître, ce modèle de sobriété, de sûreté et de justesse, que lui a-t-il fallu pour rendre Diane de Turgis vivante, visible et palpable, pour nous faire croire à tous que nous la connaissions et que nous allions l’aimer comme Bernard de Mergy?... « Un léger souffle de vent souleva le bas de sa longue robe de satin et laissa voir, comme un éclair, un petit soulier de velours blanc et quelques pouces d’un bas de soie rose. » — Pas un mot de plus, et l’on peut ajouter, sans songer à mal, que le diable n’y perd rien.

Nous pouvons maintenant aborder les parties scabreuses du récit de Pierre Clemenceau. Au moment où il n’était encore qu’un jeune élève de M. Ritz, il a rencontré dans un bal déguisé, chez une de ces femmes-auteurs dont s’amuse le bel esprit parisien, une Polonaise d’âge mûr, accompagnée de sa fille à peine sortie de l’adolescence. C’est ici que la réalité s’empare du roman pour le gouverner jusqu’au bout. Le procédé s’affirme dans toute sa netteté, et l’on peut en apprécier les inconvéniens et les avantages. Tous les détails des premières rencontres de Pierre et d’Iza Dobronowska sont pris sur le fait, enlevés à l’emporte-pièce : ils nous rejettent loin de cette école romanesque qui se plaisait à créer pour les amans des cadres particuliers, une atmosphère spéciale où tout favorisait l’illusion, l’enthousiasme et la tendresse. Ici rien de pareil : un bal de petites gens dans un salon de mauvaise mine où les fumées poétiques sentent le pot-au-feu ; des costumes de carnaval, une Marie de Médicis « mettant ses galoches, retroussant sa robe à queue, montrant des jambes massives, des bas de gros tricot et des bottines de satin élimées par le temps; » une petite fille déguisée en page, qui n’est encore d’aucun sexe et dont l’exquise beauté ne peut être que pressentie; ce couple bizarre montant dans un fiacre, escorté des cris traditionnels du gamin de Paris; toutes les laideurs d’une sortie de bal, sur le pavé humide, à travers les frissons d’une pâle matinée d’hiver; puis des visites dans un pauvre appartement du quai de l’École, escalier sombre et branlant, rampe visqueuse, tentures fanées, papier en lambeaux, meubles fêlés, tout cet inventaire de détresse prétentieuse et froide auprès duquel la joyeuse misère et les fraîches mansardes des héros de Mürger ressemblent à un paradis. Il n’y a pas dans ce chapitre un coup de crayon qui soit donné au hasard : tout est vrai, vivant, parlant, et quand M. Dumas se prend ainsi corps à corps avec la réalité, on dirait deux athlètes d’égale force. Une objection pourtant se présente : les héros de roman jetés dans le vieux moule pouvaient être confians et crédules; l’illusion et la confiance naissaient d’elles-mêmes dans cette température factice créée tout exprès pour faire aimer et croire. La réalité ne peut pas avoir de ces complaisances; sa première condition est de voir clair dans ce qu’elle regarde et ce qu’elle montre. Chacun de ces détails si exactement photographiés devrait servir d’avertissement à Pierre Clemenceau et l’engager à se méfier également de la mère et de la fille. L’une, fausse grande dame, vivant d’expédiens et de mensonges, sera fatalement amenée à spéculer sur la précoce beauté d’Iza; l’autre, vouée dès le berceau à l’intrigue et à l’aventure, élevée dans cette malsaine atmosphère, façonnée d’avance à toutes les fourberies féminines, ne peut être gouvernée que par ses appétits et ses instincts, sans un atome de sens moral. Dira-t-on que Pierre Clemenceau, tel que l’auteur l’a conçu, chaste, robuste et passionné, avec un cœur et des sens tout neufs, résolu à se conserver pur pour l’amour et le mariage, était particulièrement exposé à ce genre d’entraînement? L’excuse est spécieuse, elle est insuffisante. Pierre est un Grandisson d’atelier; il s’est refusé aux séductions vulgaires, mais il n’ignore rien de la vie, et ses camarades, à commencer par Constantin Ritz, le fils du sculpteur, ont pris soin de compléter son éducation. Là, M. Dumas a été dominé par son sujet, tyrannisé par cette réalité dont il a fait depuis longtemps sa muse. Il lui fallait un artiste pour que la spécialité de dépravation qu’il voulait peindre pût apparaître dans tout son jour, pour que la forme, la matière, la beauté voluptueuse et plastique, jouassent le premier rôle dans les diverses péripéties de ce drame qui commence par un bain et finit dans le sang. Il doit pourtant reconnaître que l’aveuglement volontaire de ce singulier accuse, qui ne peut accuser que lui-même, serait bien plus explicable, s’il s’agissait d’un fils de famille élevé à l’antique dans quelque province arriérée, soumis chez ses parens à une sévère discipline et jeté tout à coup sur le pavé de Paris avec toutes les passions et toutes les illusions de ses vingt ans. Celui-là seul pourrait prendre au sérieux les hâbleries de la comtesse Dobronowska et les fausses naïvetés de sa fille. M. Emile Augier, dans le Mariage d’Olympe, avait bien saisi cette nuance.

On voit d’ici le roman, ou plutôt le duel qui se livre entre ces deux natures de trempe si différente. Pierre, honnête et ardent, resté vierge ou à peu près, jusqu’au moment où il épouse cette Iza, devenue la plus belle des filles d’Eve, très sensuellement amoureux, quoi qu’il en dise, et se dénonçant dans cette ligne significative : « après tout, elle était la beauté, j’étais la force; » Iza, âme de boue dans un corps de marbre, née pour jouir et pour mentir, courtisane des pieds à la tête, idole païenne des amans de la forme et de la couleur, une de ces plantes exotiques qui enivrent et qui tuent, un de ces produits de certaines civilisations et de certaines races qui se cotisent pour créer ce que l’imagination peut rêver de plus vicieux et de plus beau. Nous avons discuté les prémisses, le point de départ de M. Dumas fils. Le duel une fois engagé, force est de subir ce triomphe du réel sur l’idéal. L’art consommé de l’auteur dramatique reparaît dans les scènes qui préparent Pierre Clemenceau aux révélations suprêmes de son malheur et de sa honte. On s’étonne que sa confiance ait résisté à tant d’indices, qu’elle ait attendu le coup de foudre annoncé par tant d’éclairs; mais on ressent, on partage cette vague impression de malaise, cette sécurité inquiétante, ces alternatives de soupçon et de cécité opiniâtre, qui font d’avance comprendre jusqu’où pénétrera la blessure. Quelle réalité dans tous ces petits incidens qui amènent la fatale découverte, et dont la vulgarité même rend les effets plus émouvans et plus vrais! Oui, c’est bien là l’art nouveau, l’art qui convient à la société actuelle et qui fait intervenir toutes les petitesses de la vie matérielle dans toutes les grandes émotions de la vie morale.

Pour que la pensée de l’auteur se manifestât tout entière, il a fallu que la jalousie et le désespoir du mari trompé eussent un caractère particulier. « Disons-le à la honte de la nature humaine, écrit Pierre Clemenceau, la jalousie est absolument physique. » — Oui, répondrons-nous, dans le diapason des sentimens ou plutôt des sensations dont se compose ce roman, oui, parce que Pierre a sensuellement aimé une créature sensuellement belle; non, quand l’amour se rattache à un idéal supérieur, quand, au lieu d’être l’esclave de la réalité, il la domine pour sauvegarder à la fois sa dignité, sa certitude et sa durée. Ici l’épouse est expressément confondue avec la maîtresse, comme elle l’a été du reste dans tout l’ensemble du récit. Ici nous sommes en pleine physiologie, en pleine dissection d’amphithéâtre: les chairs saignent sous le bistouri, le sang coule à flots; mais l’âme que l’on a négligée et délaissée aurait le droit de répéter le fameux cri de Barnave : « Ce sang était-il donc si pur? »

Ceci, dans le livre et dans la manière de M. Dumas fils, n’est pas une faute, mais une conséquence. Le dénoûment voluptueux et tragique n’était possible qu’à ce prix. La réalité n’admet pas de demi-mesures ou d’échappatoires : avec elle, pour employer une locution familière, c’est à prendre ou à laisser. Pierre Clemenceau n’est intelligible qu’au moyen de cet amour absolument physique, sur lequel il a pu se méprendre, mais qui seul s’affirme et survit dans la crise, amour dont rien ne le guérit, ni l’absence, ni son voyage à Rome, ni l’abîme d’ignominie où Iza s’enfonce de plus en plus. Il ne s’explique pas ce qu’il éprouve, il cherche à se donner le change, il essaie de se rattacher à l’art, à la gloire, à la paternité, aux espérances d’une vie nouvelle, aux sujets de méditation et d’étude qui font de Rome la patrie des affligés et des artistes. Vains efforts! l’aiguillon est resté dans la plaie, la chair crie, la réalité commande. Semblable au chien dont parle l’Écriture sainte, qui redit ad vomitum, Pierre revient à cette alcôve souillée dont un roi quelconque tient la clé, et qui ne peut plus lui donner, à lui, mari et maître, qu’une hospitalité clandestine. L’énigme est posée dans toute sa puissance hideuse; un pas de plus, et Clemenceau n’a que le choix entre l’assassinat et l’infamie. Ce pas, il le franchit; l’honnête homme, l’homme d’honneur se réveille en lui pendant que la bête achève de s’assouvir. Rendue à ses véritables instincts, Iza n’est plus qu’une fille; seulement, comme cette fille est sa femme, au lieu de la battre, il la tue.

On arrive ainsi à la dernière ligne sans songer à se mettre en garde contre les palpitations d’une semblable lecture, et la cause d’un auteur est gagnée, quand il a assez d’habileté pour rendre impossible, à mesure qu’on le lit, le sang-froid qui serait nécessaire pour le discuter. Peut-être nous accusera-t-on d’avoir imité de trop près le procédé de M. Dumas, et d’avoir déshabillé son roman comme il a déshabillé son héroïne. Peut-être y avait-il moyen d’esquiver la difficulté, de choisir dans l’Affaire Clemenceau, des pages qui n’ont rien de commun avec ce réalisme impitoyable. Il est évident que l’auteur a le respect de son art, qu’il suit le précepte de Boileau, qu’il a vaillamment travaillé à assouplir et à affermir son style. On sent qu’il a cherché à relever par le soin et le mérite de l’exécution ce qu’il y a toujours d’un peu bas dans ces victoires de la matière. Lisez par exemple ce fragment d’une lettre de M. Thomas Ritz : « Quant à ce Dieu que vous blasphémez et niez parce qu’il ne veut pas vous dire son secret, commencez par admirer ce qu’il vous montre, et vous n’aurez plus le temps de chercher ce qu’il vous cache. Ne le réduisez pas aux proportions étroites de votre bonheur ou de votre orgueil. Laissez-le procéder comme il lui plaît. Il sait pourquoi il a créé l’homme; il sait aussi où il le mène. Sachez, vous, que vous lui êtes utile, puisque vous êtes là, et aidez-le de votre mieux, puisqu’il veut bien vous donner un rôle dans son œuvre. Plus tard, il vous dira le reste : il existe, que cela vous suffise. Vous pouvez être assez malheureux pour en douter quelquefois; vous ne pouvez être assez aveugle pour en douter toujours, et à mesure que vous avancerez dans la vie, vous le verrez plus distinctement... »

Toute la lettre est de ce ton élevé et plein. Le chapitre sur Rome n’est pas moins remarquable; l’auteur a su y éviter le lieu commun et y trouver des aperçus d’une ingéniosité souvent éloquente : « Vous avez vu Versailles. Le grand siècle, en s’éteignant, a laissé sur la résidence royale, sur ses jardins déserts, sur son palais abandonné, sur ses rues sonores, sur ses divinités muettes, sur ses eaux impassibles et jusque sur ses habitans futurs, je ne sais quelles demi-ténèbres que le soleil ne percera plus. On y marche, pour ainsi dire, sur la pointe du pied, comme si l’on craignait d’y réveiller quelqu’un. Eh bien! Versailles, c’est Rome, avec la différence d’un siècle à vingt siècles, du grand à l’immense, du trône à la croix, d’un homme à un dieu. Versailles est la momie d’une époque; Rome est le squelette d’un monde. Seules, ces deux villes sont comparables entre elles dans les proportions que je vous donne. »

Certes il y a loin de ce ferme langage aux scènes de bain et de moulage qui rappellent la célèbre statue de M. Clésinger. On pourrait aussi recueillir et noter au courant du volume quelques-unes de ces pensées fines et finement dites que les femmes d’esprit aiment à transcrire sur leur album. « Une mère qui parle enfant à une autre mère se considère comme son égale. » — « Quand on n’a pas été un enfant, on ne devient pas un homme. » — « La jeunesse égaie ce que l’amour ennoblit. » — « La passion est pour les hautes intelligences ce que le vent est pour la mer : il la rend furieuse et magnifique, puis il disparaît et elle demeure. » — « Comme tous les artistes, j’utilisai ma douleur, et je l’usai en l’utilisant. » — « Les mots élastiques qui avouent sans expliquer, comme les femmes les connaissent ! » — « Pour les artistes, le pays étranger, c’est la postérité contemporaine. » — « L’on ne saura jamais, à moins de les avoir éprouvées par soi-même, les tortures d’un esprit qui se sent décliner. » — « Le passé, c’est l’éternité morte. » — « Il ne faut demander à la jeunesse que ce qu’elle peut donner, l’enthousiasme et l’oubli... »

Ailleurs l’auteur prend spirituellement ses mesures pour prévenir et réfuter d’avance certains reproches que pouvait soulever son livre. « L’immoralité dans l’œuvre ne commence qu’à l’infériorité du producteur, qui, ne pouvant satisfaire le goût des quelques juges qui commandent à l’opinion, en appelle aux curiosités secrètes et aux sensualités de la foule. »

Enfin, si l’intérêt du récit est parfois ralenti par les digressions qui effleurent des questions sociales, si les idées de M. Dumas touchant la recherche de la paternité ou l’indissolubilité du mariage peuvent sembler paradoxales, il n’en est pas moins vrai que l’homme qui discute gravement ces problèmes a dû y être amené par des réflexions sérieuses, et ne saurait être soupçonné de trop songer aux curiosités secrètes, aux sensualités de la foule, dont il parle si franchement. Tout cela est incontestable, et cependant nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que le sens, la valeur, la portée d’un livre sont en entier dans le succès qu’il obtient. Or pour l’immense majorité des lecteurs, — j’entends ceux dont le suffrage ou le blâme compte, — L’Affaire Clemenceau n’a signifié que ceci : la réalité dans le roman, — le roman si intimement lié, tellement fondu avec la réalité qu’il devient impossible de les séparer. C’est donc là que doit se concentrer le débat.

Il serait assez curieux de rechercher par quelles gradations successives la réalité et le roman, placés d’abord aux deux extrémités contraires, ont été peu à peu poussés l’un vers l’autre ou l’un dans l’autre par les courans de l’esprit et des mœurs modernes. Ne remontons pas trop haut, et surtout gardons-nous d’évoquer l’ombre éplorée de la princesse de Clèves ou la casuistique galante de Mlle de Scudéry. Il y a trente ans, les romanciers à la mode, Soulié et Balzac par exemple, répondaient à la critique qui leur reprochait la violence de leurs inventions : « Que serait-ce si vous connaissiez les réalités de ce monde, dont vous ne voulez voir que les beaux côtés et les surfaces? Ces réalités dépassent nos imaginations les plus hardies. » — Ils avaient raison, et les mécontens n’avaient pas tort. Sans doute la société des heureux et des honnêtes gens était souvent avertie et effrayée, dès cette époque, par quelque grand crime, quelque cause célèbre, quelque symptôme de perversité qui, retenu un moment dans l’ombre, éclatait tout à coup en pleine lumière. Sans doute le roman était dans son droit en puisant dans ce répertoire d’infamies connues ou cachées qui lui servaient de pièces justificatives. On pouvait lui répliquer pourtant qu’il se hâtait un peu trop de pactiser avec son ennemie, que c’était justement pour nous consoler des laideurs de la réalité, pour défendre l’idéal contre nos vulgarités et nos petitesses, qu’il avait été accueilli, adopté, légitimé; que, s’il manquait à cette première condition de son origine et de son existence, il perdrait son charme el son influence sur les imaginations délicates. D’ailleurs, dans ces alliances entre la réalité et le roman, les positions respectives étaient encore maintenues; l’alliée n’était pas encore souveraine. Celui de tous les romanciers d’alors qui a laissé la trace la plus profonde chez la génération suivante, Balzac, usait et abusait de la réalité, mais pour la repétrir, pour lui faire subir de telles métamorphoses, que bientôt l’on passait avec lui d’un extrême à l’autre, et que le réaliste devenait visionnaire. Que de fois n’a-t-on pas dit que les grandes dames dont il nous a donné de prestigieuses peintures n’étaient que des courtisanes titrées! Oui; mais si elles avaient des instincts ou des curiosités de courtisanes, elles restaient patriciennes, et ce qu’il y avait de piquant ou d’attrayant dans ces singulières figures de la duchesse de Langeais, de la vicomtesse de Beauséant, de la marquise d’Espard, c’était le contraste de leurs faiblesses, de leurs perfidies, de leurs fautes, avec l’idéal aristocratique dont elles demeuraient entourées. L’auteur empruntait quelque chose à la réalité, et avec ces emprunts il bâtissait à ses frais des palais de fantaisie; il habillait à sa guise et parait de ses couleurs des personnages romanesques.

Nous avons fait du chemin depuis ce temps-là. Aujourd’hui le roman et la cause célèbre, à force de se rapprocher, ont fini par se confondre; cela est si vrai que d’une part on voit pulluler des récits qui ne sont plus que des causes célèbres transportées des archives du palais de justice dans le feuilleton d’un journal, et que de l’autre il n’est pas rare de rencontrer des héros de cour d’assises qui attribuent à leurs lectures l’inspiration de leur crime. Aujourd’hui ce n’est plus la patricienne qui, en se laissant aimer et séduire, entre en contact avec des mœurs équivoques et prend rang parmi les pécheresses tout en gardant son auréole et son attitude de grande dame; c’est la pécheresse, la courtisane, la femme entretenue, dans ses variétés innombrables, qui prend droit de bourgeoisie dans le roman et au théâtre, de même qu’elle usurpe dans le monde une place considérable. Tout est désormais à l’unisson, le tableau et le cadre, la figure et les accessoires, la personne et l’entourage, la plante vénéneuse et la température. Le roman n’a plus à se déplacer pour aller trouver la réalité; il est chez lui quand il est chez elle, et réciproquement. Il n’a pas à faire passer ses héroïnes d’une latitude à l’autre pour les déshabituer de l’ordre moral et les acclimater au vice. L’acclimatation se fait sur les lieux mêmes, sans frais de voyage; que dis-je? c’est le lecteur arriéré qui est obligé de s’accoutumer à cet air vicié où le mal pousse naturellement comme poussent les champignons dans les terrains humides. Le pêle-mêle est complet, et je n’en voudrais pour preuve que ce caractère si vrai, mais si durement réel, d’Iza Dobronowska.

Iza peut avoir du sang noble dans les veines, sa mère peut rêver pour elle un mariage princier; en fait, Iza est le type ou un type de cette dépravation innée, originelle, inconsciente, a priori, qui précède même la faute, qui préexiste en dehors de la chute. Prédestinée à l’ignominie, le plein développement et les conséquences absolues de son organisation vicieuse ne sont qu’affaire de temps et de hasard. Elle tombera, elle descendra tous les échelons du désordre et de l’opprobre, sans qu’il y ait à constater cette progression du bien au mal que marquaient dans l’ancien roman ces trois phases : la paix, la guerre, la défaite. En entrant dans cette voie de mensonge et d’impudeur, de roueries et d’amours vénales, elle ne fait qu’obéir aux lois de sa nature : elle est déjà courtisane avant d’être coupable; elle est dans les bras de son aveugle mari ce qu’elle sera pour le vingtième amant que choisira sa curiosité, sa cupidité ou son caprice. Évidemment M, Dumas, lorsqu’il a abordé ce personnage, lorsqu’il a peint in anima vili le contraste de cette âme ignoble sous cette splendide enveloppe, a voulu compléter cette série d’études de femmes qu’il avait commencées au théâtre et dont la réalité a eu tant de prise sur le public; il a passé du théâtre au roman, parce que les immunités du livre lui permettaient de risquer davantage, d’appuyer plus fort, de donner plus de relief aux nerfs et aux chairs. Il a réussi, et ce n’est pas pour chicaner son succès que nous essayons de juger son ouvrage; toutefois voici comment la réalité peut retirer d’une main ce qu’elle donne de l’autre. Une des conditions de son triomphe et de son règne est de blaser ceux qui lui font la part trop large, et de diminuer par conséquent ses effets à mesure qu’elle les produit. Rien de plus contradictoire en apparence, et au fond de plus logique. De quoi se composent la plupart des émotions dramatiques et romanesques? De ce que j’appellerais volontiers les apparitions de la réalité. On vit dans un milieu paisible, dans une moyenne d’idées et de sentimens tempérés. On voit sur la scène ou dans un livre des personnages passant par ces alternatives d’agitation et de calme, de bons et de mauvais mouvemens qui sont le fond de la vie humaine. On aime, on espère, on rêve, on tremble ou on se rassure avec eux. Soudain la réalité apparaît; elle frappe un grand coup, elle les précipite vers la zone torride des passions et des aventures. Ce ressaut nous émeut, et cette émotion est déjà le succès; mais si les apparitions de la réalité deviennent permanentes, si on vit de plain-pied avec elle, on se familiarise à la longue, et bientôt on lui demande plus qu’elle ne peut donner; car enfin elle a beau vouloir tout dire et tout faire, il y a toujours un point où elle est forcée de s’arrêter et où les imaginations qu’elle a mises en goût voudraient aller plus loin. — Ce n’est pas tout : l’auteur, ou mieux encore le personnage auquel l’auteur cède la parole, s’étonne et s’indigne des énormités qu’il raconte, et il y met d’autant plus de véhémence qu’il est plus intéressé dans le récit. Eh bien! il n’est pas toujours sûr de nous faire partager son indignation et sa surprise: pourquoi? Parce qu’il a tout ajusté pour que nous trouvions parfaitement simple ce qui devrait nous paraître monstrueux. Voyez l’héroïne de M. Dumas! Lorsque tout se découvre, lorsque Constantin Ritz dit à son ami Pierre Clemenceau : « Tu as affaire à un monstre, je t’en préviens, » — on serait presque tenté de lui répondre: Non! ce phénomène est normal, cette monstruosité est naturelle. Ce n’est point Iza qui est un monstre d’astuce et de lubricité, c’est Pierre qui est un prodige de crédulité et d’inconséquence; — et aussitôt des noms, des souvenirs, des exemples obsèdent notre mémoire et se chuchotent à l’oreille. Cette femme qui pose pour les statues de son mari, cette femme pour qui la pudeur n’existe qu’à l’état de convention mondaine et que les lauriers de Phryné empêchent de dormir, cette femme à qui le bien-être ne suffit pas, qui veut le luxe et le luxe effréné, nous les connaissons ou nous croyons les connaître, et peut-être le litre de monstre nous semble-t-il un peu fort pour ces belles païennes du XIXe siècle. On rappelle un détail, on cite une anecdote, et l’on arrive à enchérir sur l’histoire ou la légende, émulation fâcheuse qui établit entre l’auteur et le lecteur une sorte de complicité morale, et qui, aggravée par la production incessante du roman moderne, le condamne à des redoublemens de hardiesse! De plus fort en plus fort, tel est le dernier mot de la réalité en littérature, comme de la curiosité littéraire.

Si nous voulions opposer ces argumens à M. Dumas fils, nous aurions à tenir compte non-seulement de son talent, de ce don de vérité et de vie qui plaide pour son livre, mais de tout ce qu’il pourrait alléguer pour diminuer sa part de responsabilité. S’il fallait dresser un acte d’accusation contre des œuvres telles que l’Affaire Clemenceau, combien de circonstances atténuantes! Sur qui ne retomberait pas le réquisitoire, et que de coupables auraient à se dénoncer! Puisqu’il s’agit d’une nouvelle variété de la femme adultère, ne serait-ce pas le cas de redire le mot de l’Évangile : « Que celui qui n’a pas péché jette la première pierre! » — Après les éclatans succès de la Dame aux Camélias et du Demi-monde, un critique ingénieux conseillait à M. Dumas d’appliquer son talent d’observateur et ses facultés de mise en scène à des mœurs plus relevées, à une société plus pure. Nous ne savons s’il a tenu grand compte de ce conseil; à quoi bon? Le peintre n’avait pas à changer de place, puisque la société qu’on l’engageait à observer et à peindre ne cessait de se rapprocher de lui. Les différences qui existaient encore entre la bonne compagnie et la mauvaise s’effacent de plus en plus; la prépondérance toujours croissante des mœurs équivoques et des femmes tarées a piqué au jeu celles qui auraient eu le plus d’intérêt à lutter contre cette invasion étrangère : elles ont trouvé plus commode d’en affecter les manières, les modes, le jargon, les allures, et d’essayer de ressembler à ce qui menaçait de les détrôner. Une fois sur cette pente, la littérature n’avait qu’à suivre l’impulsion; elle l’a suivie, et nous avons vu le roman et le théâtre servir de trait d’union aux deux puissances, publier les procès-verbaux de cette étrange fusion entre le mal et le bien. Ce pacte bizarre devait nécessairement tourner au profit de la réalité, aux dépens de l’idéal, car ce n’est pas la société polie qui, en abdiquant, fait ses conditions à sa rivale; c’est celle-ci qui s’infiltre peu à peu dans les couches supérieures, comme ces vapeurs délétères qui montent des bas-fonds vers les hauteurs. Aussi bien tout a favorisé cette influence : l’avènement d’une certaine démocratie, le progrès des sciences exactes, les emprunts que leur a faits l’analyse. La littérature a dû se faire expérimentale comme la critique, et il y a du vrai dans ce mot que nous avons recueilli à propos de l’Affaire Clemenceau, que « le roman de M. Dumas est bien le contemporain de M. Taine, comme Stello et Valentine étaient les contemporains de Jouffroy. » — Que dire de ceux qui, dans le monde et dans les lettres, représentent, l’extrême droite? Suffit-il de fermer sa porte à l’épidémie pour réussir à en arrêter les ravages, de se tenir éloigné du péril pour le rendre moins imminent? Est-ce par une neutralité plaintive que l’on combat un ennemi? Est-ce parle dédain que l’on guérit une maladie morale? Vivre avec les morts, est-ce garder son autorité et son action sur les vivants? S’enfermer avec le passé, est-ce corriger ou avertir le présent?

Mais, dira-t-on, pourquoi tout ce pessimisme? Ne cédons-nous pas, nous aussi, à des préoccupations trop exclusives? Ignorons-nous, n’avons-nous pas dit que l’art des démocraties ne peut pas être celui des sociétés aristocratiques? Celles-ci n’auraient-elles pas, à leur tour, des compte? à régler avec la critique, si on leur demandait combien de fois il leur est arrivé de prendre le faux pour l’idéal, l’afféterie pour l’élégance et les fadeurs romanesques pour les délicatesses de sentiment? En somme, M. Dumas fils vient de donner un bon exemple littéraire. Il avait commencé par écrire des romans qui n’étaient pas sans mérite, mais où sa véritable originalité ne s’accusait pas encore. Bien jeune alors, il cherchait sa voie; il l’a trouvée. La position qu’il a conquise semblait lui donner le droit de délaisser ou de traiter sans façon un genre où le succès, quoi qu’on fasse, n’aura jamais l’éclat, l’enivrement, l’explosion immédiate des succès dramatiques. Loin de là! tandis que des vocations trompeuses ou des calculs mesquins poussent vers le théâtre des romanciers qui n’y réussiront jamais, tandis que d’autres auteurs en vogue se livrent à des prodigalités d’improvisation qui les ruineront tôt ou tard, M. Dumas fils a patiemment fouillé son idée, et il a choisi la forme qu’il jugeait la plus propre à lui donner tous ses développemens et tout son relief. Puis il a pris son temps, il s’est mis résolument à l’œuvre, n’abandonnant rien au hasard, ne craignant pas de refaire ce dont il n’était pas content, et il n’a publié son livre que lorsqu’il s’est cru sûr de l’avoir marqué de ce caractère de nécessité, que Gustave Planche saluait comme preuve d’une volonté énergique et d’une pensée maîtresse d’elle-même. Que des critiques méritées, inévitables, se mêlent à l’empressement soulevé par l’Affaire Clemenceau, l’auteur n’a pas à se repentir de cette épreuve, qui l’engagera probablement à alterner désormais entre le théâtre et le roman.

Cette fois il savait d’avance tout le parti qu’il pouvait tirer du récit et même de la révélation personnelle. Les détails si curieusement étudiés et si nettement rendus de l’enfance et de l’éducation de son héros, l’occasion de plaider des questions sociales, enfin la faculté de pousser à bout, de peindre à fond ce singulier personnage d’Iza, dont M. Dumas peut dire, comme Constantin Ritz : « Elle est complète! « — tout cela n’était possible que dans ce cadre élastique et souple du roman, dans ce demi-jour de la lecture individuelle où un écrivain habile s’impose à ses lecteurs au lieu de les subir. Son tact et son expérience lui rappelaient que, à talent égal, le public du théâtre commande et que le public des livres obéit. Qu’il persiste donc; que cette nouvelle victoire soit pour lui tout ensemble un encouragement et un conseil. Oui, la réalité peut et doit jouer un grand rôle dans les œuvres de l’art moderne; mais il ne faut pas que ce rôle soit tyrannique et absolu, car toutes les servitudes sont onéreuses, et les tyrannies prennent plus qu’elles ne donnent. Qu’on relise dans les Nouveaux Lundis la page qui termine l’étude sur les frères Le Nain, et où M. Sainte-Beuve fixe éloquemment les limites de la réalité dans l’art : « Réalité, tu es le fond de la vie, et, comme telle, même dans tes aspérités, même dans tes rudesses, tu attaches les esprits sérieux, et tu as pour eux un charme. Et pourtant, à la longue et toute seule, tu finirais par rebuter insensiblement, par rassasier; tu es trop souvent plate, vulgaire et lassante... Oui, tu as besoin à tout instant d’être renouvelée et rafraîchie, d’être relevée par quelque endroit sous peine d’accabler et peut-être d’ennuyer comme trop ordinaire... Il te faut, et c’est là le plus beau triomphe, il te faut, tout en étant observée et respectée, je ne sais quoi qui t’accomplisse et qui t’achève, qui te rectifie sans te fausser, qui t’élève sans te faire perdre terre, qui te donne tout l’esprit que tu peux avoir sans cesser un moment de paraître naturelle, qui te laisse reconnaissable à tous, mais plus lumineuse que dans l’ordinaire de la vie, plus adorable et plus belle!» Voilà le langage de la vraie critique : en littérature comme ailleurs, quand un élément nouveau se produit, on s’inquiète, on se récrie, et le malentendu persiste tant que l’idée envahissante et la puissance menacée s’exagèrent en sens contraire; puis les bons esprits interviennent : chacun rabat de ses prétentions, et l’équilibre se rétablit. Pour nous réconcilier avec ses conquêtes et sa fortune, la réalité n’a qu’à éviter les excès des conquérans et les travers des parvenus; elle est un moyen et non pas un but, une partie essentielle de l’art et non pas l’art tout entier. Elle peut lui ouvrir des sources nouvelles, mais à la condition de ne pas dessécher les autres; elle peut servir la vérité, pourvu qu’elle renonce à la tirer à soi et n’essaie pas de l’absorber. Cette vérité, qui prendrait volontiers pour devise l’hémistiche du poète, — ni si haut, ni si bas! — n’aime pas qu’on lui fasse violence : trop haut, elle s’égare; trop bas, elle se dégrade. Entre l’idéal auquel elle aspire et la réalité qu’elle contient, une alliance est nécessaire, si l’on veut que les imaginations contemporaines trouvent enfin leur point de vue et leur point d’appui en dehors de stériles programmes. M. Dumas fils n’aurait qu’un pas à faire pour figurer avec honneur parmi les signataires du traité.


F. DE LAGENEVAIS.