Système d’Épicure
Systême d’Épicure.
Lorsque je lis dans Virgile, Georg. L. 2.
je demande, quis potuit ? Non, les ailes de notre
génie ne peuvent nous élever juſqu’à la
connoiſſance des cauſes. Le plus ignorant des hommes est
auſſi éclairé à cet égard, que le plus grand
philoſophe. Nous voyons tous les objets, tout ce qui
ſe paſſe dans l’univers, comme une belle
décoration d’opéra, dont nous n’appercevons ni les
cordes, ni les contre-poids. Dans tous les corps,
comme dans le nôtre, les premiers reſſorts nous
ſont cachés, & le ſeront vraiſemblablement
toujours. Il eſt facile de ſe conſoler d’être privés d’une
ſcience qui ne nous rendroit, ni meilleurs, ni plus
heureux.
Je ne puis voir ces enfans, qui avec une pipe & du ſavon battu dans de l’eau, s’amuſent à faire ces belles veſſies colorées, que le ſouffle dilate ſi prodigieuſement, ſans les comparer à la nature. Il me ſemble qu’elle prend comme eux, ſans y ſonger, les moyens les plus ſimples pour opérer. Il eſt vrai qu’elle ne ſe met pas plus en dépenſe, pour donner à la terre un prince qui doit la faire trembler, que pour faire éclore l’herbe qu’on foule aux pieds. Un peu de boue, une goutte de morve, forme l’homme & l’inſecte ; & la plus petite portion de mouvement a ſuffi pour faire jouer la machine du monde.
Les merveilles de tous les regnes, comme parlent les chimiſtes, toutes ces choſes que nous admirons, qui nous étonnent ſi fort, ont été produites, pour ainſi dire, à-peu-près par le même mélange d’eau & de ſavon, & comme par la pipe de nos enfans.
Les phyſiciens regardent l’air comme le chaos univerſel de tous les corps. On peut dire qu’il n’eſt preſque qu’une eau fine, dans laquelle ils nagent, tant qu’ils ſont plus légers qu’elle. Lorſque le ſoutien de cette eau, ce reſſort inconnu par lequel nous vivons, & qui conſtitue, ou eſt lui-même l’air proprement dit, lors, dis-je, que ce reſſort n’a plus la force de porter les graines diſperſées dans toute l’athmoſphere, elles tombent ſur la terre par leur propre poids ; ou elles ſont jetées çà & là par les vents ſur ſa ſurface. Delà toutes ces productions végétales, qui couvrent ſouvent tout-à-coup les foſſés, les murailles, les marais, les eaux croupies, qui étoient, il y a peu de temps, ſans herbe & ſans verdure.
Que de chenilles & autres inſectes viennent auſſi quelquefois manger les arbres en fleur, & fondre ſur nos jardins ! D’où viennent-ils, ſi ce n’eſt de l’air ?
Il y a donc dans l’air des graines ou ſemences, tant animales, que végétales ; il y en a eu, & il y en aura toujours. Chaque individu attire à ſoi celles de ſon eſpece, ou celles qui lui ſont propres, à moins qu’on n’aime mieux que ces ſemences aillent chercher les corps ou elles peuvent mûrir, germer & ſe développer.
Leur premiere matrice a donc été l’air, dont la chaleur commence à les préparer. Elles ſe vivifient davantage dans leur seconde matrice, j’entends les vaiſſeaux ſpermatiques, les teſticules, les véſicules ſéminales ; & cela, par les chaleurs, les frottemens, la ſtagnation d’un grand nombre d’années ; car on ſait que ce n’eſt qu’à l’âge de puberté, & par conſéquent après une longue digeſtion dans le corps du mâle, que les ſemences viriles deviennent propres à la génération. Leur troiſieme & derniere matrice, eſt celle de la femelle, où l’œuf fécondé, deſcendu de l’ovaire par les trompes de Fallope, eſt en quelque ſorte intérieurement couvé, & où il prend facilement racine.
Les mêmes ſemences qui produiſent tant de ſortes d’animalcules, dans les fluides expoſés à l’air, & qui paſſent auſſi aiſément dans le mâle, par les organes de la reſpiration & de la déglutition ; que du mâle, ſous une forme enfin viſible, dans la femelle, par le vagin ; ces ſemences, dis-je, qui s’implantent & germent avec tant de facilité dans l’uterus, ſuppoſent-elles qu’il y eut toujours des hommes, des hommes faits, & de l’un, & de l’autre ſexe ?
Si les hommes n’ont pas toujours exiſté, tels que nous les voyons aujourd’hui, (eh ! le moyen de croire qu’ils ſoient venus au monde, grands, comme pere & mere, & fort en état de procréer leurs ſemblables !) il faut que la terre ait ſervi d’uterus à l’homme ; qu’elle ait ouvert ſon ſein aux germes humains, déjà préparés, pour que ce ſuperbe animal, certaines loix posées, en pût éclore. Pourquoi, je vous le demande, Anti-Épicuriens modernes, pourquoi la terre, cette commune mere & nourrice de tous les corps, auroit-elle refusé aux graines animales, ce qu’elle accorde aux végétaux les plus vils, les plus pernicieux ? Ils trouvent toujours ſes entrailles fécondes ; & cette matrice n’a rien au fond de plus ſurprenant que celle de la femme.
Mais la terre n’eſt plus le berceau de l’humanité ! On ne la voit point produire d’hommes ! Ne lui reprochons point ſa ſtérilité actuelle ; elle a fait ſa portée de ce côté-là. Une vieille poule ne pond plus, une vieille femme ne fait plus d’enfans ; c’eſt à-peu-près la réponſe que Lucrece fait à cette objection.
Je ſens tout l’embarras que produit une pareille origine, & combien il eſt difficile de l’éluder. Mais comme on ne peut ſe tirer ici d’une conjecture auſſi hardie, que par d’autres, en voici que je ſoumets au jugement des philoſophes.
Les premieres générations ont dû être fort imparfaites. Ici l’œſophage aura manqué ; là l’eſtomac, la vulve, les inteſtins, &c. Il eſt évident que les ſeuls animaux qui auront pu vivre, ſe conſerver, & perpétuer leur eſpèce, auront été ceux qui ſe ſeront trouvés munis de toutes les pieces néceſſaires à la génération, & auxquels en un mot aucune partie eſſentielle n’aura manqué. Réciproquement ceux qui auront été privés de quelque partie d’une néceſſité abſolue, ſeront morts, ou peu de temps après leur naiſſance, ou du moins ſans ſe reproduire. La perfection n’a pas plus été l’ouvrage d’un jour pour la nature, que pour l’art.
J’ai vu cette[1] femme ſans ſexe, animal indéfiniſſable, tout-à-fait châtré dans le ſein maternel. Elle n’avoit ni motte, ni clitoris, ni tetons, ni vulve, ni grandes levres, ni vagin, ni matrice, ni regles ; & en voici la preuve. On touchoit par l’anus la ſonde introduite par l’uretre, le biſtouri profondément introduit à l’endroit où eſt toujours la grande fente dans les femmes, ne perçoit que des graiſſes & des chairs peu vaſculeuſes, qui donnoient peu de ſang : il fallut renoncer au projet de lui faire une vulve, & la démarier après dix ans de mariage avec un payſan auſſi imbécille qu’elle, qui n’étant point au fait, n’avoit eu garde d’inſtruire ſa femme de ce qui lui manquoit. Il croyoit bonnement que la voie des ſelles étoit celle de la génération, & il agiſſoit en conſéquence, aimant fort ſa femme qui l’aimoit auſſi beaucoup, & étoit très-fâchée que ſon ſecret eût été découvert. M. le comte d’Erouville, lieutenant-général, tous les médecins & chirurgiens de Gand, ont vu cette femme manquée, & en ont dreſſé un procès-verbal. Elle étoit abſolument dépourvue de tout ſentiment du plaiſir vénérien ; on avoit beau chatouiller le ſiège du clitoris abſent, il n’en réſultoit aucune ſenſation agréable. Sa gorge ne s’enfloit en aucun temps.
Or ſi aujourd’hui même la nature s’endort juſqu’à ce point ; ſi elle eſt capable d’une ſi étonnante erreur, combien de ſemblables jeux ont-ils été autrefois plus fréquens ! Une diſtraction auſſi conſidérable, pour le dire ainſi, un oubli auſſi ſingulier, auſſi extraordinaire, rend, ce me ſemble, raiſon de tous ceux où la nature a dû néceſſairement tomber dans ces temps reculés, dont les générations étoient incertaines, difficiles, mal établies, & plutôt des eſſais, que des coups de maître.
Par quelle infinité de combinaiſons il a fallu que la matiere ait paſſé, avant que d’arriver à celle-là ſeule, de laquelle pouvoit réſulter un animal parfait ! Par combien d’autres, avant que les générations ſoient parvenues au point de perfection qu’elles ont aujourd’hui !
Par une conséquence naturelle, ceux-là ſeuls auront eu la faculté de voir, d’entendre, &c. à qui d’heureuſes combinaiſons auront enfin donné des yeux & des oreilles exactement faits & placés comme les nôtres.
Les élémens de la matiere, à force de s’agiter & de ſe mêler entr’eux, étant parvenus à faire des yeux, il a été auſſi impoſſible de ne pas voir, que de ne pas ſe voir dans un miroir, ſoit naturel, ſoit artificiel. L’œil s’eſt trouvé le miroir des objets, qui ſouvent lui en ſervent à leur tour. La nature n’a pas plus ſongé à faire l’œil pour voir, que l’eau, pour ſervir de miroir à la ſimple bergere. L’eau s’eſt trouvée propre à renvoyer les images ; la bergere y a vu avec plaiſir ſon joli minois. C’eſt la penſée de l’auteur de l’homme machine.
N’y a-t-il pas eu un peintre, qui ne pouvant repréſenter à ſon gré un cheval écumant, réuſſit admirablement, fit la plus belle écume, en jetant de dépit ſon pinceau ſur la toile ?
- Le haſard va ſouvent plus loin que la prudence. XX.
- Le haſard va ſouvent plus loin que la prudence.
Tout ce que les médecins & les phyſiciens ont écrit ſur l’uſage des parties des corps animés, m’a toujours paru ſans fondement. Tous leurs raiſonnemens ſur les cauſes finales ſont ſi frivoles, qu’il faut que Lucrece ait été auſſi mauvais phyſicien, que grand poëte, pour les réfuter auſſi mal.
Les yeux ſe ſont faits, comme la vue ou l’ouïe ſe perd & ſe recouvre ; comme tel corps réfléchit le ſon, ou la lumiere. Il n’a pas fallu plus d’artifice dans la conſtruction de l’œil, ou de l’oreille, que dans la fabrique d’un écho.
Les tâtonnemens de l’art pour imiter la nature, font juger des ſiens propres.
Tous les yeux, dit-on, ſont optiquement faits, toutes les oreilles mathématiquement ! Comment ſait-on cela ? Parce qu’on a obſervé la nature ; on a été fort étonné de voir ſes productions ſi égales, & même ſi ſupérieures à l’art : on n’a pu s’empêcher de lui ſuppoſer quelque but, ou des vues éclairées. La nature a donc été avant l’art, il s’eſt formé ſur ſes traces ; il en eſt venu, comme un fils vient de ſa mere. Et un arrangement fortuit donnant les mêmes privileges qu’un arrangement fait exprès avec toute l’induſtrie poſſible, a valu à cette commune mere, un honneur que méritent les ſeules loix du mouvement.
L’homme, cet animal curieux de tout, aime mieux rendre le nœud qu’il veut délier plus indiſſoluble, que de ne pas accumuler queſtions ſur queſtions, dont la dernière rend toujours le problême plus difficile. Si tous les corps ſont mus par le feu, qui lui donne ſon mouvement ? l’éther. Qui le donne à l’éther ? D*** a raiſon ; notre philoſophie ne vaut pas mieux que celle des Indiens.
Prenons les choſes pour ce qu’elles nous ſemblent ; regardons tout autour de nous ; cette circonſpection n’eſt pas ſans plaiſir, le ſpectacle eſt enchanteur ; aſſiſtons-y ; en l’admirant, mais ſans cette vaine démangeaiſon de tout concevoir, ſans être tourmentés par une curioſité toujours ſuperflue, quand les ſens ne la partagent pas avec l’eſprit.
Comme, certaines loix phyſiques poſées, il n’étoit pas poſſible que la mer n’eût ſon flux & ſon reflux, de même, certaines loix du mouvement ayant exiſté, elles ont formé des yeux qui ont vu, des oreilles qui ont entendu, des nerfs qui ont ſenti, une langue tantôt capable & tantôt incapable de parler, ſuivant ſon organiſation ; enfin elles ont fabriqué le viſcere de la penſée. La nature a fait, dans la machine de l’homme, une autre machine qui s’eſt trouvée propre à retenir les idées & à en faire de nouvelles, comme dans la femme, cette matrice, qui d’une goutte de liqueur fait un enfant. Ayant fait, ſans voir, des yeux qui voient, elle a fait ſans penſer, une machine qui penſe. Quand on voit un peu de morve produire une créature vivante, pleine d’eſprit & de beauté, capable de s’élever au ſublime du ſtyle, des mœurs, de la volupté, peut-on être ſurpris qu’un peu de cervelle de plus ou de moins, conſtitue le génie, ou l’imbécillité ?
La faculté de penſer n’ayant pas une autre ſource que celle de voir, d’entendre, de parler, de ſe reproduire, je ne vois pas quelle abſurdité il y auroit de faire venir un être intelligent d’une cauſe aveugle. Combien d’enfans extrêmement ſpirituels, dont les pere & mere ſont parfaitement ſtupides & imbécilles !
Mais, ô bon dieu ! Dans quels vils inſectes n’y a-t-il pas à-peu-près autant d’eſprit, que dans ceux qui paſſent une vie doctement puérile à les obſerver ! Dans quels animaux les plus inutiles, les plus venimeux, les plus féroces, & dont on ne peut trop purger la terre, ne brille pas quelque rayon d’intelligence ? Suppoſerons-nous une cauſe éclairée, qui donne aux uns un être ſi facile à détruire par les autres, & qui a tellement tout confondu, qu’on ne peut qu’à force d’expériences fortuites diſtinguer le poiſon de l’antidote, ni tout ce qui eſt à rechercher, de ce qui eſt à fuir ? Il me ſemble, dans l’extrême déſordre où ſont les choſes, qu’il y a une ſorte d’impiété à ne pas tout rejeter ſur l’aveuglement de la nature. Elle ſeule peut en effet innocemment nuire & ſervir.
Elle ſe joue davantage de notre raiſon, en nous faiſant porter plus loin une vue orgueilleuſe, que ceux qui s’amuſoient à preſſer le cerveau de ce pauvre qui demandoit à Paris l’aumône dans ſon crâne, ne ſe jouoient de la ſienne.
Laiſſons là
Cette fiere raiſon, dont on fait tant de bruit.
Pour la détruire, il n’eſt pas beſoin de recourir au délire, à la fievre, à la rage, à tout miaſme empoiſonné, introduit dans les veines par la plus petite ſorte d’inoculation ;
Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit.
À force de raiſon, on parvient à faire peu de cas de la raiſon. C’eſt un reſſort qui ſe détraque, comme un autre, & même plus facilement.
XXXII.
Tous les animaux, & l’homme par conſéquent qu’aucun ſage ne s’aviſa jamais de ſouſtraire à leur catégorie, ſeroient-ils véritablement fils de la terre, comme la fable le dit des géans ? La mer couvrant peut-être originairement la ſurface de notre globe, n’auroit-elle point été elle-même le berceau flottant de tous les êtres éternellement enfermés dans ſon ſein ? C’eſt le ſyſtême de l’auteur de Telliamed, qui revient à-peu-près à celui de Lucrece ; car toujours faudroit-il que la mer, abſorbée par les pores de la terre, conſumée peu-à-peu par la chaleur du ſoleil & le laps infini des temps, eût été forcée, en ſe retirant, de laiſſer l’œuf humain, comme elle fait quelquefois le poiſſon, à ſec ſur le rivage. Moyennant quoi, ſans autre incubation que celle du ſoleil, l’homme & tout autre animal ſeroient ſortis de leur coque, comme certains écloſent encore aujourd’hui dans les pays chauds, & comme font auſſi les poulets dans un fumier chaud par l’art des phyſiciens.
Quoi qu’il en ſoit, il eſt probable que les animaux, en tant que moins parfaits que l’homme, auront pu être formés les premiers. Imitateurs les uns des autres, l’homme l’aura été d’eux ; car tout leur regne n’eſt, à dire vrai, qu’un compoſé de différens ſinges plus ou moins adroits, à la tête deſquels Pope a mis Newton. La poſtériorité de naiſſance, ou du développement de la ſtructure contenue dans le germe de l’homme, n’auroit rien de ſi ſurprenant. Par la raiſon qu’il faudroit plus de temps pour faire un homme, ou un animal doué de tous ſes membres & de toutes ſes facultés, que pour en faire un imparfait & tronqué ; il en faudroit auſſi davantage pour donner l’être à un homme, que pour faire éclore un animal. On ne donne point l’antériorité de la production des brutes, pour expliquer la précocité de leur inſtinct, mais pour rendre raiſon de l’imperfection de leur eſpece.
Il ne faut pas croire qu’il ait été impoſſible à un fœtus humain, ſorti d’un œuf enraciné dans la terre, de trouver les moyens de vivre. En quelque endroit de ce globe, & de quelque maniere que la terre ait accouché de l’homme, les premiers ont dû ſe nourrir de ce que la terre produiſoit d’elle-même & ſans culture, comme le prouve la lecture des plus anciens hiſtoriens & naturaliſtes. Croyez-vous que le premier nouveau-né ait trouvé un teton, ou un ruiſſeau de lait tout prêt pour ſa ſubſiſtance ?
L’homme nourri des ſucs vigoureux de la terre, durant tout ſon état d’embryon, pouvoit être plus fort, plus robuſte qu’à préſent, qu’il eſt énervé par une ſuite infinie de générations molles & délicates ; en conſéquence il pouvoit participer à la précocité de l’inſtinct animal, qui ne ſemble venir que de ce que le corps des animaux qui ont moins de temps à vivre, eſt plutôt formé. D’ailleurs, pour joindre des ſecours étrangers aux reſſources propres à l’homme, les animaux, qui, loin d’être ſans pitié, en ont ſouvent montré dans des ſpectacles barbares, plus que leurs ordonnateurs, auront pu lui procurer de meilleurs abris, que ceux où le haſard l’aura fait naître ; le tranſporter, ainſi que leurs petits, en des lieux où il aura eu moins à ſouffrir des injures de l’air. Peut-être même qu’émus de compaſſion à l’aſpect de tant d’embarras & de langueurs, ils auront bien voulu prendre ſoin de l’allaiter, comme pluſieurs écrivains, qui paroiſſent dignes de foi, aſſurent que cela arrive quelquefois en Pologne : je parle de ces ourſes charitables, qui après avoir enlevé, dit-on, des enfans preſque nouveaux-nés, laiſſés ſur une porte par une nourrice imprudente, les ont nourris & traités avec autant d’affection & de bonté que leurs propres petits. Or tous ces ſoins paternels des animaux envers l’homme auront vraiſemblablement duré juſqu’à ce que celui-ci, devenu plus grand & plus fort, ait pu ſe traîner, à leur exemple, ſe retirer dans les bois, dans les troncs d’arbres creux, & vivre enfin d’herbes comme eux. J’ajoute que ſi les hommes ont jamais vécu plus qu’aujourd’hui, ce n’eſt qu’à cette conduite & à cette nourriture, qu’on peut raiſonnablement attribuer une ſi étonnante longévité.
Celui qui a regardé l’homme comme une plante, & n’en a gueres eſſentiellement fait plus d’eſtime que d’un chou, n’a pas plus fait de tort à cette belle eſpèce, que celui qui en a fait une pure machine. L’homme croît dans la matrice par végétation, & ſon corps ſe dérange & ſe rétablit, comme une montre, ſoit par ſes propres reſſorts, dont le jeu eſt ſouvent heureux, ſoit par l’art de ceux qui les connoiſſent, non en horlogers, (les anatomiſtes) mais en phyſiciens chymiſtes.
La différence frappante des phyſionomies & des caractères des divers peuples, aura fait imaginer ces étranges congrès, & ces biſarres amalgames : & en voyant un homme d’eſprit mis au monde par l’opération & le bon plaiſir d’un ſot, on aura cru que la génération de l’homme par les animaux n’avoir rien de plus impoſſible & de plus étonnant.
Tant de philoſophes ont ſoutenu l’opinion d’Épicure, que j’ai ôsé mêler ma foible voix à la leur ; comme eux au reſte, je ne fais qu’un ſyſtême ; ce qui nous montre dans quel abyme on s’engage, quand voulant percer la nuit des temps, on veut porter de préſomptueux regards ſur ce qui ne leur offre aucune priſe : car admettez la création ou la rejettez, c’eſt par-tout le même myſtère ; par-tout la même incompréhenſibilité. Comment s’eſt formée cette terre que j’habite ? Eſt-elle la ſeule planète habitée ? D’où viens-je ? Où ſuis-je ? Quelle eſt la nature de ce que je vois ? de tous ces brillans phantômes dont j’aime l’illuſion ? Étois-je, avant que de n’être point ? Serai-je, lorſque je ne ſerai plus ? Quel état a précédé le ſentiment de mon exiſtence ? Quel état ſuivra la perte de ce ſentiment ? C’eſt ce que les plus grands génies ne ſauront jamais ; ils battront philoſophiquement la campagne,[2] comme j’ai fait, feront ſonner l’alarme aux dévots, & ne nous apprendront rien.
Comme la médecine n’eſt le plus ſouvent qu’une ſcience de remèdes dont les noms ſont admirables, la philoſophie n’eſt de même qu’une ſcience de belles paroles ; c’eſt un double bonheur, quand les uns guériſſent, & quand les autres ſignifient quelque choſe. Après un tel aveu, comment un tel ouvrage ſeroit-il dangereux ? Il ne peut qu’humilier l’orgueil des philoſophes, & les inviter à ſe ſoumettre à la foi.
Ô ! qu’un tableau auſſi varié que celui de l’univers & de ſes habitans, qu’une ſcène auſſi changeante & dont les décorations font auſſi belles, a de charmes pour un philoſophe ! Quoiqu’il ignore les premières cauſes (& il s’en fait gloire), du coin du parterre où il s’eſt caché, voyant ſans être vu, loin du peuple & du bruit, il aſſiſte à un ſpectacle, où tout l’enchante & rien ne le ſurprend, pas même de s’y voir.
Il lui paroît plaiſant de vivre, plaisant d’être le jouet de lui-même, de faire un rôle auſſi comique, & de ſe croire un perſonnage important.
La raiſon pour laquelle rien n’étonne un philoſophe, c’eſt qu’il fait que la folie & la ſageſſe, l’instinct & la raison, la grandeur & la petiteſſe, la puérilité & le bon ſens, le vice & la vertu, ſe touchent d’auſſi près dans l’homme, que l’adoleſcence & l’enfance ; que l’eſprit recteur & l’huile dans les végétaux ; enfin que le pur & l’impur dans les foſſiles. L’homme dur, mais vrai, il le compare à un carroſſe doublé d’une étoffe précieuſe, mal ſuſpendu ; le fat n’est à ſes yeux, qu’un paon qui admire sa queue ; le foible & l’inconſtant, qu’une girouette qui tourne à tout vent ; l’homme violent, qu’une fuſée qui s’élève dès qu’elle a pris feu, ou un lait bouillant, qui passe par-dessus les bords de ſon vaſe, &c.
Moins délicat en amitié, en amour, &c. plus aiſé à ſatisfaire & à vivre, les défauts de confiance dans l’ami, de fidélité dans la femme & la maîtreſſe, ne ſont que de légers défauts de l’humanité, pour qui examine tout en phyſicien, & le vol même, vu des mêmes yeux, eſt plutôt un vice qu’un crime. Savez-vous pourquoi je fais encore quelque cas des hommes ? C’est que je les crois ſérieuſement des machines. Dans l’hypothèse contraire, j’en connois peu dont la ſociété fût eſtimable. Le matérialiſme eſt l’antidote de la miſanthropie.
On ne fait point de ſi ſages réflexions, ſans en tirer quelque avantage pour ſoi-même ; c’eſt pourquoi le philoſophe, oppoſant à ſes propres vices, la même égide qu’à l’adverſité, n’eſt pas plus intérieurement déchiré par la malheureuſe néceſſité de ſes mauvaiſes qualités, qu’il n’eſt vain & glorieux de ſes bonnes. Si le haſard a voulu qu’il fût auſſi bien organiſé que la ſociété peut, & que chaque homme raiſonnable doit le ſouhaiter, le philoſophe s’en félicitera, & même s’en réjouira, mais ſans ſuffisance & sans préſomption. Par la raiſon contraire, comme il ne s’eſt pas fait lui-même, ſi les reſſorts de ſa machine jouent mal, il en eſt fâché, il en gémit en qualité de bon citoyen ; comme philoſophe, il ne s’en croit point responſable. Trop éclairé pour ſe trouver coupable de penſées & d’actions, qui naiſſent & ſe font malgré lui ; ſoupirant ſur la funeſte condition de l’homme, il ne ſe laiſſe pas ronger par ces bourreaux de remords, fruits amers de l’éducation, que l’arbre de la nature ne porta jamais.
Nous ſommes dans ſes mains, comme une pendule dans celles d’un horloger ; elle nous a pétris, comme elle a voulu, ou plutôt comme elle a pu ; enfin nous ne ſommes pas plus criminels, en ſuivant l’impreſſion des mouvemens primitifs qui nous gouvernent, que le Nil ne l’eſt de les inondations, & la mer de ſes ravages.
La tranſition de la vie à la mort, n’eſt pas plus violente, que ſon paſſage. L’intervalle qui les ſépare, n’eſt qu’un point, ſoit par rapport à la nature de la vie, qui ne tient qu’à un fil, que tant de cauſes peuvent rompre, ſoit dans l’immenſe durée des êtres. Hélas ! puiſque c’eſt dans ce point que l’homme s’inquiète, s’agite, & ſe tourmente ſans-ceſſe, on peut bien dire que la raiſon n’en a fait qu’un fou.
Quelle vie fugitive ! Les formes des corps brillent, comme les vaudevilles ſe chantent. L’homme & la rose paroiſſent le matin, & ne ſont plus le ſoir. Tout ſe ſuccede, tout diſparoît, & rien ne périt.
Trembler aux approches de la mort, c’eſt reſſembler aux enfans, qui ont peur des ſpectres & des eſprits. Le pâle phantôme peut frapper à ma porte, quand il voudra, je n’en ſerai point épouvanté. Le philoſophe ſeul eſt brave, où la plupart des braves ne le ſont point.
Lorsqu’une feuille d’arbre tombe, quel mal ſe fait-elle ? La terre la reçoit bénignement dans ſon ſein ; & lorſque la chaleur du soleil en a exalté les principes, ils nagent dans l’air, & ſont le jouet des vents.
Quelle différence y a-t-il entre un homme & une plante, réduits en poudre ? Les cendres animales ne reſſemblent-elles pas aux végétales ?
Ceux[3] qui ont défini le froid, une privation du feu, ont dit ce que le froid n’eſt pas, & non ce qu’il eſt : il n’en eſt pas de même de la mort. Dire ce qu’elle n’eſt pas ; dire qu’elle eſt une privation d’air, qui fait ceſſer tout mouvement, toute chaleur, tout ſentiment ; c’est aſſez déclarer ce qu’elle eſt : rien de poſitif ; rien ; moins que rien, ſi on pouvoit le concevoir ; non, rien de réel ; rien qui nous regarde, rien qui nous appartienne, comme l’a fort bien dit Lucrece. La mort n’eſt dans la nature des choſes, que ce qu’eſt le zéro dans l’arihmétique.
C’eſt cependant (qui le croiroit ?) c’eſt ce zéro, ce chiffre qui ne compte point, qui ne fait point nombre par lui même ; c’eſt ce chiffre, pour lequel il n’y a rien à payer, qui cauſe tant d’alarmes & d’inquiétudes ; qui fait flotter les uns dans une incertitude cruelle, & fait tellement trembler les autres, que certains n’y peuvent penſer ſans horreur. Le ſeul nom de la mort les fait frémir. Le paſſage de quelque choſe à rien, de la vie à la mort, de l’être au néant, eſt-il donc plus inconcevable, que le paſſage de rien à quelque chose, du néant à l’être, ou à la vie ? Non, il n’eſt pas moins naturel ; & s’il eſt plus violent, il eſt auſſi plus néceſſaire.
Accoutumons-nous à le penſer, & nous ne nous affligerons pas plus de nous voir mourir, que de voir la lame uſer enfin le fourreau ; nous ne donnerons point de larmes puériles à ce qui doit indiſpenſablement arriver. Faut-il donc tant de force de raiſon, pour faire le ſacrifice de nous-mêmes, & y être toujours prêts. Quelle autre force nous retient à ce qui nous quitte ?
Pour être vraiment ſage, il ne ſuffit pas de ſavoir vivre heureux dans la médiocrité, il faut ſavoir tout quitter de sang froid, quand l’heure en eſt venue. Plus on quitte, plus l’héroïſme eſt grand. Le dernier moment eſt la principale pierre de touche de la ſageſſe ; c’est, pour ainſi dire, dans le creuſet de la mort, qu’il la faut éprouver.
Si vous craignez la mort, ſi vous êtes trop attaché à la vie, vos derniers ſoupirs ſeront affreux ; la mort vous ſervira du plus cruel bourreau ; c’eſt un ſupplice, que d’en craindre.
Pourquoi ce guerrier qui s’eſt acquis tant de gloire dans le champ de Mars, qui s’eſt tant de fois montré redoutable dans des combats ſinguliers, malade au lit, ne peut-il ſoutenir, pour ainſi dire, le duel de la mort ?
Au lit de mort, il n’eſt plus queſtion de ce faſte, ou de ce bruyant appareil de guerre, qui excitant les eſprits, fait machinalement courir aux armes. Ce grand aiguillon des François, le point d’honneur n’a plus lieu ; on n’a point devant ſoi l’exemple de tant de camarades, qui braves les uns par les autres, ſans doute plus que par eux-mêmes, s’animent mutuellement à la ſoif du carnage. Plus de ſpectateurs, plus de fortune, plus de diſtinction à eſpérer. Où l’on ne voit que le néant pour récompenſe de ſon courage, quel motif ſoutiendroit l’amour-propre ?
Je ne suis point surpris de voir mourir lâchement au lit, & courageuſement dans une action. Le duc de *** affrontoit intrépidement le canon ſur le revers de la tranchée, & pleuroit à la garde-robe. Là héros, ici poltron, tantôt Achille, tantôt Therſite ; tel eſt l’homme ! Qu’y a-t-il de plus digne de l’inconſéquence d’un esprit auſſi biſarre ?
Je n’ai ni craintes, ni eſpérances. Nulle empreinte de ma premiere éducation ; cette foule de préjugés, ſucés, pour ainsi dire, avec le lait, a heureuſement diſparu de bonne heure à la divine clarté de la philoſophie. Cette ſubſtance molle & tendre, sur laquelle le cachet de l’erreur s’étoit ſi bien imprimé, raſe aujourd’hui, n’a conſervé aucuns veſtiges, ni de mes collegues, ni de mes pédans. J’ai eu le courage d’oublier ce que j’avois eu la foibleſſe d’apprendre ; tout eſt rayé ; (quel bonheur !) tout eſt effacé, tout eſt extirpé jusqu’à la racine ; & c’eſt le grand ouvrage de la réflexion & de la philoſophie ; elles ſeules pouvoient arracher l’yvraie, & ſemer le bon grain dans les ſillons que la mauvaiſe herbe occupoit.
Laiſſons-là cette épée fatale qui pend ſur nos têtes. Si nous ne pouvons l’enviſager ſans trouble, oublions que ce n’eſt qu’à un fil qu’elle eſt ſuſpendue. Vivons tranquilles, pour mourir de même.
Epictète, Antonin, Séneque, Pétrone, Anacréon, Chaulieu, &c. soyez mes évangéliſtes & mes directeurs dans les derniers momens de ma vie… Mais non ; vous me ſerez inutiles ; je n’aurai beſoin ni de m’aguerrir, ni de me diſſiper, ni de m’étourdir. Les yeux voilés, je me précipiterai dans ce fleuve de l’éternel oubli, qui engloutit tout ſans retour. La faulx de la Parque ne ſera pas plutôt levée, que déboutonnant moi-même mon cou, je ſerai prêt à recevoir le coup.
La faulx ! Chimere poétique ! La mort n’eſt point armée d’un inſtrument tranchant. On diroit (autant que j’en ai pu juger par ſes plus intimes approches) qu’elle ne ſait que paſſer au cou des mourans un nœud coulant, qui ſerre moins, qu’il n’agit avec une douceur narcotique : c’eſt l’opium de la mort ; tout le ſang en eſt enivré, les ſens s’émouſſent : on ſe ſent mourir, comme on ſe ſent dormir, ou tomber en foibleſſe, non sans quelque volupté.
Combien tranquille en effet, combien douce eſt une mort qui vient comme pas à pas, qui ne ſurprend, ni ne bleſſe ! Une mort prévue, où l’on n’a que le ſentiment qu’il faut avoir, pour en jouir ! Je ne ſuis point étonné que ces mots-là ſéduiſent par leur flatteuſe amorce. Rien de douloureux, rien de violent ne les accompagne ; les vaiſſeaux ne ſe bouchent que l’un après l’autre, la vie s’en va peu-à-peu, avec une certaine nonchalance molle : on ſe ſent ſi doucement tiré d’un côté, qu’à peine daigne-t-on ſe retourner de l’autre. Il en coûte, il eſt violent à la nature, de ne pas ſuccomber à la tentation de mourir, quand le dégoût de la vie fait le plaiſir de la mort.
La mort & l’amour ſe conſomment par les mêmes moyens, l’expiration. On ſe reproduit, quand c’eſt d’amour qu’on meurt : on s’anéantit, quand c’eſt par le ciſeau d’Atropos. Remercions la nature, qui ayant conſacré les plaisirs les plus vifs à la production de notre eſpece, nous en a encore réſervés d’aſſez doux, le plus ſouvent, pour ces momens où elle ne peut plus nous conſerver vivans.
Que riſque-t-on à mourir ? Et que ne riſque-t-on à vivre ?
La mort eſt la fin de tout ; après elle, je le répète, un abyme, un néant éternel ; tout eſt dit, tout eſt fait ; la ſomme des biens, & la ſomme des maux eſt égale : plus de ſoins, plus d’embarras, plus de perſonnage à repréſenter ; la farce eſt jouée[4]
« Pourquoi n’ai-je pas profité de mes maladies, ou plutôt d’une d’entr’elles, pour finir cette comédie du monde ! Les frais de ma mort étoient faits ; voilà un ouvrage manqué, auquel il faudra toujours revenir. Semblables à une montre dont les mouvemens retardés, parcourant toujours le même cercle, quoique avec plus de lenteur, remettent cependant l’aiguille au point où elle étoit, quand elle a commencé de tourner, nous parviendrons tous de même au point que nous fuyons : la médecine la plus éclairée, ou la plus heureuſe, ne peut que retarder les mouvemens de l’aiguille. À quoi bon tant de peines & tant d’efforts ! Après avoir courageuſement monté ſur l’échaffaud, est aussi dupe que lâche qui en deſcend, peur paſſer de nouveau par les verges & les étrivières de la vie. » Langage bien digne d’un homme dévoré d’ambition, rongé d’envie, en proie à un amour malheureux, ou poursuivi par d’autres furies !
Non, je ne ferai point le corrupteur du goût inné qu’on a pour la vie ; je ne répandrai point le dangereux poiſon du Stoïcisme sur les beaux jours, & juſques ſur la proſpérité de nos Lucilius. Je tâcherai au contraire d’émouſſer la pointe des épines de la vie, ſi je n’en puis diminuer le nombre, afin d’augmenter le plaisir, d’en cueillir les roſes : & ceux qui par un malheur d’organiſation déplorable, s’ennuyeront au beau ſpectacle de l’univers, je les prierai d’y reſter, par religion, s’ils n’ont pas d’humanité ; ou, ce qui eſt plus grand, par humanité, s’ils n’ont pas de religion. Je ferai enviſager aux ſimples les grands biens que la religion promet à qui aura la patience de ſupporter ce qu’un grand homme a nommé le mal de vivre ; & les tourmens éternels dont elle menace ceux qui ne veulent point reſter en proie à la douleur, ou à l’ennui. Les autres, ceux pour qui la religion n’eſt que ce qu’elle eſt, une fable, ne pouvant les retenir par des liens rompus, je tâcherai de les ſéduire par des ſentimens généreux, de leur inſpirer cette grandeur d’ame, à qui tout cede ; enfin faiſant valoir les droits de l’humanité, qui vont devant tout, je montrerai ces relations cheres & ſacrées, plus patétiques que les plus éloquens diſcours. Je ferai paroître une épouſe, une maîtreſſe en pleurs ; des enfans déſolés, que la mort d’un pere va laiſſer ſans éducation ſur la face de la terre. Qui n’entendroit des cris ſi touchans du bord du tombeau ? Qui ne t’ouvriroit une paupière mourante ? Quel eſt le lâche qui refuſe de porter un fardeau utile à pluſieurs ? Quel eſt le monſtre, qui par une douleur d’un moment, s’arrachant à ſa famille, à ses amis, à ſa patrie, n’a pour but que de ſe délivrer des devoirs les plus ſacrés !
Que pourroient contre de tels argumens, tous ceux d’une ſecte, qui, quoiqu’on[5] en diſe, n’a fait de grands hommes qu’aux dépens de l’humanité ?
Il eſt aſſez indifférent par quel aiguillon on excite les hommes à la vertu. La religion n’eſt néceſſaire que pour qui n’eſt pas capable de ſentir l’humanité. Il eſt certain (qui n’en fait pas tous les jours l’obſervation ou l’expérience ?) qu’elle eſt inutile au commerce des honnêtes gens. Mais il n’appartient qu’aux ames élevées de ſentir cette grande vérité. Pour qui donc eſt fait ce merveilleux ouvrage de la politique ? Pour des eſprits, qui n’auroient peut-être point eu aſſez des autres freins ; eſpece, qui malheureuſement conſtitue le plus grand nombre ; eſpece imbécille, baſſe, rampante, dont la ſociété a cru ne pouvoir tirer parti, qu’en la captivant par le mobile de tous les eſprits, l’intérêt ; celui d’un bonheur chimérique.
J’ai entrepris de me peindre dans mes écrits, comme Montagne a fait dans ses Eſſais. Pourquoi ne pourroit-on pas ſe traiter ſoi-même ? Ce ſujet en vaut bien un autre, où l’on voit moins clair : & lorſqu’on a dit une fois que c’est de ſoi qu’on a voulu parler, l’excuſe eſt faite, ou plutôt on n’en doit point.
Je ne suis point de ces misanthropes, tels que le Vayer, qui ne voudroient point recommencer leur carriere, l’ennui hypocondriaque eſt trop loin de moi ; mais je ne voudrois pas repaſſer par cette ſtupide enfance, qui commence & finit notre courſe. J’attache dejà volontiers, comme parle Montagne, la queue d’un philoſophe au plus bel âge de ma vie ; mais, pour remplir par l’eſprit, autant qu’il eſt poſſible, les vuides du cœur, & non pour me repentir de les avoir autrefois comblés d’amour. Je ne voudrois revivre, que comme j’ai vécu, dans la bonne chere, dans la bonne compagnie, la joie, le cabinet, la galanterie ; toujours partageant mon temps entre les femmes, cette charmante école des graces, Hyppocrate, & les muſes, toujours auſſi ennemi de la debauche, qu’ami de la volupté ; enfin tout entier à ce charmant mêlange de ſageſſe & de folie, qui s’aiguiſant l’une par l’autre, rendent la vie plus agréable, & en quelque ſorte plus piquante.
Gémissez, pauvres mortels ! Qui vous en empêche ? Mais que ce soit de la brieveté de vos égaremens ; leur délire eſt d’un prix fort au-deſſus d’une raiſon froide qui déconcerte, glace l’imagination & effarouche les plaiſirs.
Au lieu de ces bourreaux de remords qui nous tourmentent, ne donnons à ce charmant & irréparable temps paſſé, que les mêmes regrets, qu’il eſt juſte que nous donnions un jour (modérément) à nous-mêmes, quand il nous faudra, pour ainſi dire, nous quitter. Regrets raiſonnables, je vous adoucirai encore, en jettant des fleurs ſur mes derniers pas, & preſque sur mon tombeau ! Ces fleurs ſeront la gaieté, le ſouvenir de mes plaiſirs, ceux des jeunes gens qui me rappelleront les miens, la converſation des personnes aimables, la vue de jolies femmes, dont je veux mourir entouré, pour sortir de ce monde, comme d’un ſpectacle enchanteur ; enfin cette douce amitié, qui ne fait pas tout-à-fait oublier le tendre amour. Délicieuse réminiſcence, lectures agréables, vers charmans, philoſophes, goût des arts, aimables amis, vous qui faites parler à la raiſon même le langage de ces grâces, ne me quittez jamais !
Jouiſſons du préſent ; nous ne ſommes que ce qu’il eſt. Morts d’autant d’années que nous en avons, l’avenir qui n’eſt point encore, n’eſt pas plus en notre pouvoir, que le paſſé qui n’eſt plus. Si nous ne profitons pas des plaiſirs qui ſe préſentent, ſi nous fuyons ceux qui ſemblent aujourd’hui nous chercher, un jour viendra que nous les chercherons en vain ; ils nous fuiront bien plus à leur tour.
Différer de ſe réjouir juſqu’à l’hiver de ſes ans, c’eſt attendre dans un festin pour manger, qu’on ait deſſervi. Nulle autre ſaiſon ne ſuccede à celle-là. Les froids aquilons ſoufflent juſqu’à la fin, & la joie même alors ſera plus glacée dans nos cœurs, que nos liquides dans leurs tuyaux.
Je ne donnerai point au couchant de mes jours, la préférence ſur leur midi : ſi je compare cette dernière partie, où l’on végète, c’eſt à celle où l’on végétoit. Loin de maudire le paſſé, m’acquittant envers lui du tribut d’éloges qu’il mérite, je le bénirai dans le bel âge de mes enfans, qui, raſſurés par ma douceur contre une ſévérité apparente, aimeront & chercheront la compagnie d’un bon pere, au lieu de la craindre & de la fuir.
Voyez la terre couverte de neige & de frimats ! Des cryſtaux de glace font tout l’ornement des arbres dépouillés ; d’épais brouillards éclipſent tellement l’aſtre du jour, que les mortels incertains voient à peine à ſe conduire. Tout languit, tout eſt engourdi ; les fleuves ſont changés en marbre, le feu des corps eſt éteint, le froid semble avoir enchaîné la nature. Déplorable image de la vieilleſſe ! La ſeve de l’homme manque aux lieux qu’elle arroſoit. Impitoyablement flétrie, reconnoiſſez vous cette beauté, à qui votre cœur amoureux dreſſait autrefois des autels ? Triſte, à l’aſpect d’un ſang glacé dans ſes veines, comme les poëtes peignent les Naïades dans le cours arrêté de leurs eaux, combien d’autres raiſons de gémir, pour qui la beauté eſt le plus grand préſent des dieux ! La bouche eſt dépouillée de ſon plus bel ornement ; une tête chauve ſuccede à ces cheveux blonds naturellement bouclés, qui flottoient, en se jouant, ſur une belle gorge qui n’eſt plus. Changée en eſpece de tombeau, les plus ſéduiſans appas du ſexe ſemblent s’y être écroulés, & comme enſevelis. Cette peau ſi douce, ſi unie, ſi blanche, n’eſt plus qu’une foule d’écailles, de plis & de replis hideuſement tortueux : la ſtupide imbécillité habite ces rides jaunes & raboteuses, où l’on croit la ſageſſe. Le cerveau affaiſſé, tombant chaque jour ſur lui-même, laiſſe à peine paſſer un rayon d’intelligence ; enfin l’ame abrutie s’éveille, comme elle s’endort, ſans idées. Telle eſt la derniere enfance de l’homme. Peut-elle mieux reſſembler à la premiere, & venir d’une cauſe plus différente.
Comment cet âge ſi vanté l’emporteroit-il sur celui d’Hebé ? Seroit-ce sous le ſpécieux prétexte d’une longue expérience, qu’une raiſon chancelante & mal aſſurée ne peut ordinairement que mal ſaiſir ? Il y a de l’ingratitude à mettre la plus dégoûtante partie de notre être, je ne dis pas au-deſſus, mais au niveau de la plus belle & de la plus floriſſante. Si l’âge avancé mérite des égards, la jeuneſſe, la beauté, le génie, la vigueur, méritent des hommages & des autels. Heureux temps, où vivant ſans nulle inquiétude, je ne connoiſſois d’autres devoirs, que ceux des plaiſirs : ſaiſon de l’amour et du cœur, âge aimable, âge d’or, qu’êtes-vous devenus !
A meſure que le ſein glacé de la terre s’ouvre aux douces haleines du zéphire, les grains ſemés germent ; la terre ſe couvre de fleurs & de verdure. Agréable force du printemps, tout prend une autre face à son aſpect ; toute la nature ſe renouvelle, tout eſt plus gai, plus riant dans l’univers ! L’homme ſeul, hélas ! ne ſe renouvelle point : il n’y a pour lui ni fontaine de Jouvence, ni de Jupiter qui veuille rajeunir nos Titons, ni peut-être d’Aurore qui daigne généreuſement l’implorer pour le ſien.
La plus longue carriere ne doit point alarmer les gens aimables. Les graces ne vieilliſſent point ; elles ſe trouvent quelquefois parmi les rides & les cheveux blancs ; elles font en tout temps badiner la raiſon ; en tout temps elles empêchent l’eſprit d’y croupir. Ainſi par elles on plaît à tout âge ; à tout âge, on fait même ſentir l’amour, comme l’abbé Gédoin réprouva avec la charmante octogénaire Ninon de Lenclos, qui le lut avoit prédit.
Lorſque je ne pourrai plus faire qu’un repas par jour avec Comus, j’en ferai encore un par ſemaine, si je peux, avec Vénus, pour conſerver cette humeur douce & liante, ſinon plus agreable, du moins plus néceſſaire à la ſociété que l’eſprit. On reconnoît ceux qui fréquentent la déeſſe, à l’urbanité, à la politeſſe, à l’agrément de leur commerce. Quand je lui aurai dit, hélas ! un éternel adieu dans le culte, je la célébrerai encore dans ces jolies chanſons & ces joyeux propos, qui applaniſſent les rides & attirent encore la brillante jeunesse autour des vieillards rajeunis.
Lorſque nous ne pouvons plus goûter les plaiſirs, nous les décrions. Pourquoi déconcerter la jeuneſſe ? N’eſt-ce pas ſon tour de s’ébattre & de ſentir l’amour ? Ne les défendons que comme on faiſoit à Sparte, pour en augmenter le charme & la fécondité. Alors vieillards raiſonnables, quoique vieux avant la vieilleſſe, nous ſerons ſupportables, & peut-être aimables encore après.
Je quitterai l’amour, peut-être plutôt que je ne penſe ; mais je ne quitterai jamais Thémire. Je n’en ferois pas le ſacrifice aux dieux. Je veux que ses belles mains, qui tant de fois ont amusé mon réveil, me ferment les yeux. Je veux qu’il ſoit difficile de dire, laquelle aura eu plus de part à ma fin, ou de la Parque, ou de la Volupté. Puiſſé-je véritablement mourir dans ſes beaux bras, où je me ſuis tant de fois oublié ! Et, (pour tenir un langage qui rit à l’imagination, & peint ſi bien la nature,) puiſſe mon ame errante dans les champs élyſées, & comme cherchant des yeux ſa moitié, la demander à toutes les ombres ; auſſi étonnée de ne plus voir le tendre objet qui la tenoit, il n’y a qu’un moment, dans des embraſſemens ſi doux ; que Thémire, de ſentir un froid mortel dans un cœur, qui, par la force dont il battoit, promettoit de battre encore longtemps pour elle. Tels ſont mes projets de vie & de mort ; dans le cours de l’une & juſqu’au dernier soupir, Epicurien voluptueux ; Stoïcien ferme, aux approches de l’autre.
Voilà deux ſortes de réflexions bien différentes les unes des autres, que j’ai voulu faire entrer dans ce ſyſteme Epicurien. Voulez-vous ſavoir ce que j’en penſe moi-même ? Les ſecondes m’ont laiſſé dans l’ame un ſentiment de volupté qui ne m’empêche pas de rire des premieres. Quelle folie de mettre en proſe, peut-être médiocre, ce qui eſt à peine ſupportable en beaux vers ? Et qu’on eſt dupe, de perdre en de vaines recherches, un temps, hélas ! ſi court, & bien mieux employé à jouir, qu’à connoître !
Je vous ſalue, heureux climats, où tout homme qui vit comme les autres, peut penſer autrement que les autres ; où les théologiens ne ſont pas plus juges des philoſophes qu’ils ne ſont faits pour l’être ; où la liberté de l’eſprit, le plus bel apanage de l’humanité, n’eſt point enchaînée par les préjugés : où l’on n’a point honte de dire ce qu’on ne rougit point de penſer : où l’on ne court point riſque d’être le martyr de la doctrine dont on eſt apôtre. Je vous ſalue, patrie déjà célebrée par les philoſophes, où tous ceux que la tyrannie perſécute, trouvent (s’ils ont du mérite & de la probité) non un aſyle aſſuré, mais un port glorieux ; où l’on ſent combien les conquêtes de l’eſprit sont au-deſſus de toutes les autres ; où le philoſophe enfin comblé d’honneurs & de bienfaits, ne paſſe pour un monstre que dans l’eſprit de ceux qui n’en ont point. Puiſſiez-vous, heureuſe terre, fleurir de plus en plus ! Puiſſiez-vous ſentir tout votre bonheur, & vous rendre en tout, s’il ſe peut, digne du grand homme que vous avez pour roi ! Muſes, gaâces, amours, & vous, ſage Minerve, en couronnant des plus beaux lauriers l’auguſte front du Julien moderne, auſſi digne de gouverner que l’ancien, auſſi ſavant, auſſi bel eſprit, aussi philoſophe, vous ne couronnez que votre ouvrage.