Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/3

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 165-167).

CHAPITRE III

DES CARACTÈRES

C’est ici surtout qu’il faut se défendre contre les développements faciles, et se garder de prendre pour des données de l’art dramatique ce qui semble plutôt sa création propre, j’entends ces caractères et ces figures quasi éternelles comme Roméo et Juliette, Hamlet, le Cid, Néron, Faust ou Don Juan. Il apparaît assez clairement, pour le théâtre tragique, que le poète ne cherche jamais autour de lui quelque modèle qu’il copie et mette debout dans son drame, mais qu’au contraire il fuit le modèle vivant, trouvant assez dans l’histoire, souvent la moins connue, et simplifiant encore. L’art comique, au sujet duquel on n’oserait pas, peut-être, proposer la même remarque, éclaire pourtant la question d’un autre côté par son Scapin, son Géronte, son Valère et sa Dorine, si proches d’Arlequin, de Colombine et de Pierrot. Disons aussi que le roi, le favori, le conspirateur et l’homme du peuple feraient déjà des personnages suffisants pour un drame : car qui connaît les traits d’Œdipe, ou d’Horace ? Ce sont des statues animées ; ce sont des hommes, et nullement des portraits. Ce n’est pas qu’ils n’arrivent à se tenir parole à eux-mêmes, et quelquefois avec des traits imprévus, comme dans Hamlet ; mais il me semble que toujours c’est le drame qui fait vivre l’homme, en le soutenant et portant par sa forte armature, de façon que les traits humains lancés tout soudain, et sans préparation aucune, soient liés au personnage et comme fixés pour toujours en lui par la force tragique.

Considérons maintenant que les hommes vivants n’ont point tant de caractère ; ce n’est que dans les petites choses de leur métier qu’ils sont toujours comme on attend ; mais, dans un incendie, ou dans une guerre, ou bien frappés d’un grand chagrin, souvent ils se dessinent autrement et étonnent. Et c’est un genre de vérité que le romancier peut essayer d’atteindre et de fixer, par cet art des préparations qui lui est propre. Au lieu que le dramaturge dessine à plus grands traits, comme le sculpteur ; aussi ce sont des mouvements, des attitudes, des mots que le drame seul fond en une personne, comme un feu artiste. Ainsi le travail de l’observateur s’exerce sur ces créations, quand elles sont faites, comme sur des choses. Hamlet est réel et vrai en tout ce qu’il dit ; à nous de découvrir pourquoi et comment ; mais il est ainsi. Comme les vivants sont par leur vie, et s’affirment sans s’expliquer, ainsi les personnages du drame sont par le drame, et affirmés par là. Aussi sont-ils des types plutôt que des êtres, et des modèles plutôt que des copies.

Le théâtre est donc un de ces arts abstraits et sévères, comme sont la sculpture et îe dessin, qui périssent par la recherche des nuances et des finesses. Mais le théâtre a ce privilège d’être saisissant et fort en restant abstrait ; il ne suppose ni l’initiation, ni l’étude attentive, ni le choix ; il s’impose d’abord, et sans précautions. Il n’y a point de spectateur qui soit arrêté par la pauvreté des costumes, par la simplicité du décor, ou par l’invraisemblance des rencontres, si le drame est puissant. Aussi n’y a-t-il rien de plus risible que les efforts des petits dramaturges pour expliquer les changements de lieu et tous les mouvements accessoires ; comme ces auteurs qui voudraient employer de grandes ou de petites lettres, ou bien faire monter et descendre les lignes selon les situations et les sentiments. Comme l’écrivain décrit par des mots, et le dessinateur par des lignes, ainsi le dramaturge n’a que le dialogue, le monologue, et la marche irrévocable du temps. Remarquez que l’on peut tout oser au théâtre, mais non pas faire paraître avant ce qui est après. C’est le déroulement d’un malheur prévu, annoncé, nécessaire par les passions, par la prévision même, par la crainte même, c’est le mouvement du drame enfin qui fait vivre les personnages ; car ce sont d’abord des abstractions habillées, mais qui prennent corps dans le feu et dans la fumée. Aussi les mots les plus fameux vivent surtout par le drame. « Être ou ne pas être », qui donc s’intéresserait à cette méditation en éclair ? C’est le drame pressant, c’est la marche du temps qui donne son prix à la chose. Et pareillement cette déclamation de Figaro à la fin du Mariage, exemple achevé d’un mouvement dramatique qui dépasse toute éloquence, mais par d’autres moyens, et par quoi Figaro est immortel autant qu’Hamlet. On voit quelle erreur ce serait de compter sur les caractères et sur les idées pour porter le drame ; et c’est la même erreur que celle du peintre qui chercherait à plaire par le sujet même. Mais il faut au contraire que le sujet plaise par la ligne ; et il faut même qu’au théâtre les idées frappent par la situation et le mouvement. C’est pourquoi il n’y a rien de plus froid qu’un drame qui veut prouver quelque chose.