Système des Beaux-Arts/Livre huitième/10

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Gallimard (p. 306-310).

CHAPITRE X

DU PAYSAGE

Pour l’âme fatiguée de cette attention émouvante qui, dans la vie de société, étudie sans cesse le visage humain, le repos est la perception des choses à distance de contemplation, si l’on peut dire, c’est-à-dire sans vouloir les reconnaître et les nommer pour notre usage. L’aspect des choses, sans aucune prudence de pensée qui choisisse et distingue, signifie la simple joie d’être percevant, c’est-à-dire le sentiment total de la vie encore, mais délivré de contrainte, loin des hommes et de tous les projets humains. Par une opposition du même genre, la joie de représenter des chemins, des forêts, des horizons vient naturellement après un long effort, et souvent vain, pour saisir dans un portrait tous les sentiments qu’éveille la vue d’un visage aimé, épié, redouté. Mais il fallait, pour assurer une telle réaction contre l’existence des salons et des jardins, encore d’autres causes, parmi lesquelles le développement des villes d’industrie et des maisons de rapport est une des principales, et aussi la liberté politique et même morale et religieuse, qui, en délivrant des contraintes de politesse, inclinait au vulgaire tous les visages.

On comprend d’après cela le caractère paradoxal de cet art du paysage, qui, même dans ses œuvres les plus finies, s’attache toujours à ce premier aspect qu’ont les choses dès qu’elles n’éveillent pas les intérêts et les passions. C’est ce qui ne peut durer longtemps dans la contemplation rêveuse ; car l’esprit, si ce n’est peut-être celui du poète ou du romancier, ne se prive pas longtemps de reconnaître des lieux et des chemins et enfin de se faire une idée de chaque chose. Et c’est pourquoi le forestier, qui estime le bois d’après l’arbre, ou le fermier, qui veut Calculer les sacs de blé ou les bottes de fourrage, ne comprennent pas bien la peinture du plein air. Au contraire c’est un heureux moment, pour l’homme des villes, que celui où il saisit ce monde près et loin d’un seul regard, sans que sa pensée interprète les couleurs et les ombres et fasse le tour de chaque chose. Et l’art du peintre de paysages consiste d’abord à regarder ainsi toujours, sans compter les feuilles ni même les arbres, sans même penser autre chose, dans un clocher, dans le toit d’une maison, dans un tas de fagots, que des taches diversement colorées ; ensuite dans l’exécution, il doit se soumettre toujours à la vision immédiate, y revenir, conserver cette liaison des couleurs qui fait un seul être de toutes les choses, et donner enfin au spectateur, pendant un long moment, une rêverie percevante sans réveil. On comprend le prix de cette toile peinte qui transporte à la ville, dans le lieu même où tout est observation passionnée, souci et calcul, cette vision détendue, et ce sourire de la nature toujours prêt.

Mais la condition de cet art bienfaisant est double. Car l’esprit ne peut s’intéresser de calcul à cette vue des choses qui, devant lui maintenant, garde toujours son premier aspect, et repousse l’idée. Aussi l’esprit peut s’en détourner par mille chemins, et revenir à ses soins ordinaires, ce qui se fait sans qu’on y pense, et, par le désarroi d’une rêverie sans objet fixe, ramène l’ennui. Il faut donc que le tableau peint, sans présenter autre chose que la première et soudaine apparition d’un monde, saisisse pourtant et retienne, par cette émotion d’abord qui résulte d’un jeu agréable des couleurs, et aussi par le sentiment vif d’une nature puissante et amie, ce qui se fait par ces chemins qui vont on ne sait où, par ces ombrages où l’on aimerait s’étendre, par ces sources où l’on boirait, par cet air que l’on croit toucher et goûter, par cet espace qui éveille les forces et prépare le corps à l’action, mais sans rien proposer au désir, qui reste ainsi diffus dans le corps sans en troubler l’équilibre. À quoi ne réussissent pas du tout, comme on comprend bien, les spectacles rares, qui d’abord étonnent, et qui conduisent à nommer les choses et à évaluer les grandeurs. Il faut au contraire quelque ensemble familier, comme une vaste perspective de montagnes, ou une grande vallée, ou bien une route dans la forêt, ou une futaie, ou encore une plage marine, mais sans ces rochers à l’aspect fantastique qui se détachent trop. C’est pourquoi aussi il n’est pas bon que le paysage soit trop reconnu ; il en résulte une activité de l’esprit qui s’exerce autour de l’œuvre, et, en l’interprétant, travaille à en faire une perception laborieuse accompagnée de discours, sans y réussir assez ; il faut enfin que le spectateur soit détourné de dire : « Quelle est cette espèce d’arbre ?  » et de chercher sa maison et celle de son voisin. Ici encore on peut dire que la confrontation du modèle et de l’œuvre n’est bonne que pour l’artiste. Et les procédés, quelquefois assez choquants, comme les touches de couleur crue, ou le pointillé, les harmonies de couleur cherchées et forcées, tout ce qui est manière enfin, dans cet art difficile et encore tâtonnant, a toujours pour objet de détourner l’esprit de la chose et de le ramener à l’œuvre. Mais aussi, dès que l’esprit ne se rebute point, il se forme, et apprend à voir sans préjugés, car ceux qui ne savent point voir cherchent des spectacles rares et bientôt s’y ennuient ; au lieu que celui qui a appris à voir finit par saisir la beauté partout. Les vraies beautés de la nature doivent beaucoup aux peintres.

On a nommé impressionnisme cet art conquérant et hardi ; ce mot assez barbare exprime du moins fortement l’énergique négation de l’idée et le retour au sentiment immédiat, qui font l’âme de la peinture, et qui devaient ramener du portrait au peintre le bonheur d’exister pour soi. Toutefois cette mystique ne termine pas la peinture. De même que notre existence ne se suffit pas à elle-même, et repose sur l’univers à chaque moment, de même notre sentiment propre n’est conquis tout entier que par un retour aux choses telles qu’elles se montrent, et qui, par le bonheur d’être, sont alors toutes belles. Mais il faut parcourir un long chemin pour arriver à accepter l’apparence et à s’y fier. Un enfant souvent veut mettre deux yeux à un profil d’homme ; c’est qu’il veut dessiner selon le vrai. Or cette recherche du vrai selon le concept est marquée d’esclavage, et de deux manières. Car, premièrement, c’est notre industrie besogneuse qui se dessine le vrai de la chose, contre le premier aspect et contre tous les aspects. Mais cette recherche est aussi marquée de peur. L’idée que l’apparence trompe est l’idée païenne, ou paysanne, car c’est le même mot. Tant que les mouvants aspects, les formes brouillées, les reflets, les ombres n’étaient pas incorporés au vrai, il fallait donc, puisqu’on ne pouvait s’empêcher de les voir, doubler cet univers et inventer les dieux agrestes. Or, à parler strictement et selon Descartes, il est vrai que le soleil est bien plus grand qu’il ne paraît, mais il est vrai aussi que je ne puis le voir que comme je le vois, et que cette apparence exprime fidèlement la distance avec la grandeur ; de même le bâton qui semble brisé fait connaître la surface de l’eau ; le reflet signifie le lac, et le mirage lui-même un mouvement de l’air chauffé par le sol. Finalement rien n’est trompeur, tout est vrai en cette apparence. Il y a encore séparation violente entre le monde et son idée si, brisant l’apparence, j’en disperse les morceaux selon les caprices de l’attention inquiète. Par un retour d’enfance, le concept, quoique rompu, est encore comme une obsession dans ces recherches paradoxales où la forme géométrique revient, marque de l’intelligence séparée. Ainsi les essais des peintres, et la suite même de toutes les œuvres, montrent le chemin à nos pensées. Et la peinture devait nous découvrir en tous les objets cette beauté du monde, dans le moment où les abstraites mécaniques et les abstraites pensées allaient en doubler le prix.