Système des Beaux-Arts/Livre huitième/2

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Gallimard (p. 279-282).

CHAPITRE II

DE LA COULEUR

La couleur est le seul moyen du vrai peintre. Il vise à faire un objet avec des enduits colorés seulement ; un objet, c’est-à-dire quelque chose qui ait sa place, sa grandeur, sa forme et sa nature propre, tout cela exprimé par ce qu’il y a de plus fugitif dans l’apparence peut-être. Cette magie suppose deux opérations ; il faut conquérir d’abord l’apparence, et ensuite la fixer. Conquérir l’apparence d’abord. Ici le langage et l’interprétation des signes colorés nous trompent beaucoup plus qu’on ne croit. D’abord nous choisissons une couleur dominante pour chaque chose, qui devient le signe de ses autres qualités ; nous disons qu’un abricot est d’abord vert, et qu’il est jaune quand il est mûr ; le lys et la rose expriment assez la couleur d’un visage jeune et sain ; les arbres sont verts ; le ciel est bleu. Si pourtant vous comparez deux bandes du ciel, à des hauteurs différentes, en interposant quelque objet neutre entre les deux, vous verrez deux couleurs bien différentes, bleu pur ici, bleu violacé là. Il est bien plus visible que la couleur du visage le plus frais se compose de jaunes et de roses fort variés, joints à des touches de bleu et même de vert. Encore ne tenez-vous pas compte du voile que l’atmosphère y met, dès que l’on regarde d’un peu loin. Il est impossible pourtant que la couleur d’un visage n’en soit pas modifiée, puisque nous voyons qu’une plus grande épaisseur d’air colore en rouge le soleil et la lune, et en bleu les montagnes et les forêts à l’horizon. La loi des contrastes complique encore l’apparence ; une ombre à côté d’une lumière jaune paraît souvent violette ; et au contraire, deux couleurs presques semblables s’atténuent encore par leur voisinage. Et enfin l’intensité de la lumière pousse toutes les couleurs au blanc, comme on sait ; de là vient qu’un ciel couvert ravive les couleurs des champs et des prairies. Mais pour l’ordinaire on ne remarque pas ces différences ; chacun au contraire cherche la nature même de la chose, et pense la couleur d’après la forme, disant que cette forêt est verte, ces toits rouges, cette route grise. Le peintre doit apprendre d’abord à considérer la couleur seulement, en oubliant l’objet, en vue de nous représenter l’objet par la couleur seule. En quoi il résiste au mouvement naturel de la pensée, qui toujours écarte le signe et se présente la chose. Et il est si difficile de ne point penser, que le peintre tombe souvent d’un préjugé dans un autre, disant que toute ombre est violette, qu’il y a du vert dans une barbe rousse et ainsi du reste ; et il est presque impossible que le pinceau ne sème pas un peu partout ce que l’œil a saisi quelque part un petit moment, surtout si l’alliance des couleurs est touchante par elle-même comme il arrive. La mode et l’imitation triomphent aisément ici, parce que les véritables couleurs sont difficiles à voir, et qu’au surplus le peintre seul a pu les voir.

Que ces couleurs naturelles changent d’un moment à l’autre, c’est ce que l’on peut comprendre aisément ; la lumière change selon la saison, l’heure et le nuage, et la couleur de toutes les choses est aussitôt modifiée. Comme ce changement se fait peu à peu, il arrive qu’on croit découvrir enfin ce qui vient de naître, et périt déjà. Il arrive aussi qu’on s’en tienne à une apparence d’un moment qui a plu, et que l’on a pu nommer ; et c’est une occasion de plus de tomber dans quelque systèm paradoxal. D’autant qu’il faut bien choisir, retenir et en quelque sorte reconstruire, puisqu’il faut fixer l’apparence. Il est donc bien facile au peintre de se mentir à soi-même ; et c’est par là qu’une forte tête et un sévère jugement sont nécessaires aussi au peintre. Mais il n’en use pas comme le sculpteur, dont le travail ressemble plutôt à l’investigation, car il va au vrai de la chose. Le peintre serait plutôt contemplatif, il me semble ; et son jugement serait plutôt critique, et contre ses propres pensées, car il doit se défier de toutes.

C’est ce qu’exprime fortement le métier de peintre, qui est de retouches. Le sculpteur travaille d’après l’ébauche, toujours suivant l’idée autant qu’elle est déterminée par la première attaque de l’outil ; mais le peintre travaille d’après le sentiment immédiat et par essais, sans aucune anticipation. Il ne faut pas ici considérer ces genres de peinture qui ne retouchent guère, et qui ne sont que du dessin colorié. Comme le marbre est la matière du sculpteur, mais non pas la glaise, ainsi la pâte colorée et grasse est la matière du peintre. C’est pourquoi l’œuvre du peintre est la plus longue. Il faut déjà un long temps pour qu’il juge des effets, un long temps aussi pour que la toile ou le bois aient épuisé leur pouvoir absorbant et pour que la couleur porte la couleur. Le défaut commun des statues est d’être trop finies ; mais le défaut des peintures est de ne l’être pas assez ; peu de tableaux sont achevés.

Une autre chose est à considérer encore, dans ces apparences, c’est que les couleurs y sont tellement variées que l’esprit s’y perd. C’est pourquoi les couleurs pures plaisent par elles-mêmes ; et les pierres colorées attirent par cette franchise et constance de ton, jointes à cette autre condition que nous y faisons jouer à volonté la lumière, mais en retrouvant toujours la pure et riche couleur ; dont il faut bien que le peintre retienne aussi quelque chose. Les fleurs plaisent par la franchise du ton et la vigueur des contrastes, ou bien par les passages d’une nuance à l’autre dans le même ton, selon des formes symétriques. Dans les ornements peints, l’artiste recherche principalement les couleurs riches et les brillants contrastes. Il se peut même que le bleu dispose au repos, le jaune à la joie, et le rouge à l’action, comme on l’a dit souvent. Toujours est-il hors de doute que la seule puissance des couleurs éveille en nous une émotion vive, et nous incline, comme il est naturel, à en chercher des causes hors de nous, dans ce monde humain qui est la source de nos émotions les plus fortes. Il est rare qu’un peintre méprise tout à fait cette magie des couleurs ; et sans doute la perfection d’un tableau suppose qu’il attire d’abord par la seule alliance des couleurs. Mais il faut aussi une juste proportion entre ce que le tableau promet et ce qu’il donne ; il faut enfin que ce premier sentiment prenne forme et retienne ainsi toute la pensée attachée en quelque sorte à la couleur et développant sur ce riche fonds l’univers des sentiments politiques. Et la puissance propre du peintre, il me semble, est de vivifier cette espèce de rêverie par la couleur même, la terminant toujours aux formes qui sont ainsi affirmées. On peut donc dire qu’une peinture qui n’est pas de l'apparence humaine trompe toujours un peu l’attente. C’est pourquoi il n’est pas de portrait que le spectateur n’interroge, comme s’il lui demandait compte de cet intérêt sans mesure. Mais aussi est-il nécessaire que le portrait ne trompe point du tout ; car un portrait pris pour un homme vivant ou mort, ne serait-ce qu’un moment, produirait un tout autre genre d’émotion. Toute la force d’un portrait ou de n’importe quel tableau est qu’il n’est que tableau ; ce que le cadre affirme si bien. Et encore faut-il que la réflexion n’y morde point ; il faut donc que le tableau efface toutes les pensées de traverse, et ramène tout à lui. À quoi aident ces couleurs riches qui retiennent la forme en quelque sorte au niveau du sentiment. C’est pourquoi aussi le portrait est la perfection de la peinture.