Système des Beaux-Arts/Livre huitième/7

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Gallimard (p. 297-299).

CHAPITRE VII

DES SENTIMENTS

Il y a ambiguïté dans cette observation et imitation de la nature, qui serait la fin dernière du peintre. Rien n’empêcherait de reproduire, par dessin et couleur, le visage des mourants ou des suppliciés. L’extrême douleur, l’extrême horreur seraient les meilleurs modèles pour le peintre, s’il se proposait d’émouvoir par le réel effrayant ou rare. On pourrait peindre les fous aussi. Goya a dessiné de ces grimaces d’enfer, et la plus puissante de ses œuvres, en ce genre-là, est sans doute celle d’une femme menée au supplice sur un âne, avec cette inscription : « Sans espérance. » Mais la peinture, comme il a été dit, a mieux à chercher. Il est donc à propos d’expliquer sommairement comment les sentiments fleurissent, et à quelles conditions la nature humaine se montre le mieux sur un visage. Non point certes dans les catastrophes, où la nature mécanique règne seule ; non plus dans la maladie, la décrépitude ou le désespoir, où le mécanisme l’emporte encore ; mais plutôt dans l’équilibre de société, où la plante humaine se développe selon sa nature propre, non point en nœuds et blessures comme le chêne au vent, non plus en pensées comme le solitaire nu, mais plutôt entre deux, par ces sentiments nés de l’ordinaire du commerce humain, et que j’ai dû appeler politiques, en reprenant tous les sens de ce mot si riche.

Le propre du civilisé à chaque époque est d’accepter absolument un certain ordre de puissances et de devoirs qui font naître en chacun des opinions, des jugements, des espérances, une manière d’aimer et de vouloir, enfin toute une vie secrète qui fait pourtant harmonie avec d’autres. Un certain air les exprime mieux que les signes ; et quoique la politesse et la prudence ne donnent à l’échange que la plus vile monnaie, néanmoins tous ces sentiments, dans l’ordre humain de chaque jour, sans se comprendre pourtant se répondent. En bref, les contraintes de politesse font que les sentiments retiennent toujours leur première expression, et, en revanche, apprennent à deviner, à pressentir, à servir, à contrarier ce riche fonds de désir et de courage qui vaut toujours mieux que ce qu’on montre, ne serait-ce que par le bonheur qui est leur parure d’enfance. L’amour se nourrit de ces richesses supposées, et ne se trompe pas toujours autant que les signes sans politesse le donneraient à croire dans la suite. Car il est vrai pourtant, quoique cela soit trop méconnu, que la franchise, sans aucun cérémonial, n’exprime guère que l’humeur, ou la fatigue, enfin ce qui est le moins naturel ; d’où il résulte que les drames réels n’ont presque jamais de sens ; l’esprit s’use vainement à les déchiffrer. Chacun a pu voir de ces scènes de famille où la funeste improvisation cache si profondément les sentiments et les affections véritables. En tout art, drame ou roman, l’artiste doit tout refaire. Malheur encore plus au peintre qui veut fixer dans sa couleur ces récriminations et malédictions. Peindrait-on une quinte de toux ? Mais aussi comme l’oubli vient avec la santé ! Comme la nature reprend forme ! Aussi les couleurs de santé sont le vrai langage du peintre ; et toute expression par les couleurs enferme toujours un certain bonheur qui enveloppe même la ruse, la tristesse ou le souci. Dès que le sentiment ne s’accorde plus avec la vie, le peintre n’y trouve plus rien à prendre.

La vie serait donc l’objet premier du peintre. Et l’on oserait même dire, avec d’autres mots, que c’est le bonheur qui anime toutes les célèbres peintures, ou bien la jeunesse des passions, même chez le tyran, l’avare ou le mélancolique. C’est pourquoi le peintre est toujours plus près du vrai, s’il sait peindre, que le moraliste ou le romancier, toujours conduit, ou presque toujours, à l’instable ou à l’impossible, parce qu’il ne peint point les passions avec les couleurs de la vie. Et les passions d’autrui sont souvent comme un mot pris au hasard dans un livre. « Être ou n’être pas » cela signifie, entre autres choses, que, si l’on choisit d’être, il faut prendre son parti de soi, et se résigner, enfin, à être plus heureux qu’on ne devrait et même qu’on ne voudrait. Tel est le sens profond de la parure, et de cet air des portraits, qui est encore une parure. Et la nature de l’homme s’y montre forte et persistante, jusqu’à défier le temps. Fermes images, Hamlet, contre les spectres du souvenir, qui ne disent qu’une chose.