Système des Beaux-Arts/Livre neuvième/4

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Gallimard (p. 322-324).

CHAPITRE IV

DE LA FORME

Il y a de naïfs dessins d’enfants où l’on peut voir les deux yeux de face et le nez de profil. C’est là une sorte d’écriture ; et plus d’un dessin mieux étudié est gâté souvent par un besoin de tout dire, qui vient de ce que l’on veut représenter l’objet même tel qu’on le pense, et non point l’apparence telle qu’on la voit. Le dessin, art vif, et qui saisit l’instant, se limite, par sa nature même, non seulement à ce qu’il voit, mais même à ce qui, dans ce qu’il voit, exprime le mieux l’instant. En quoi il s’oppose à la peinture, qui, tout au contraire, cherche une nature, et non l’accident. C’est pourquoi le peintre dispose d’abord son modèle et met en lumière les signes de nature. Au lieu que le dessin saisit les signes du mouvement, et la forme par là. C’est pourquoi le dessin ne s’effraye pas de profils perdus, mais tout au contraire du peintre, cherche les muscles, l’attache du cou, et enfin déshabille le modèle. La ligne va donc au nu, par cette affinité naturelle qui la conduit à chercher dans la forme les signes du mouvement ; et c’est peut-être par les préparations du dessin que le nu envahit la sculpture et la peinture. Mais, bien plus, comme la ligne fait plus pour le mouvement que le modelé des muscles, le dessin exprime mieux la forme par une ligne nue que par une vaine recherche des détails ; la ligne court et se referme, marquant assez par ses inflexions les traits secondaires qui la rompraient. Bref, il n’est point de beau dessin sans la ligne continue ; aussi les retouches n’y sont jamais par petits traits, mais plutôt par ligne reprenant la ligne, et continue elle aussi. Tous ceux qui ont tenté de dessiner d’après les maîtres ont remarqué la puissance de ces lignes presque superposées, tantôt réunies, tantôt séparées, toujours distinctes. De telles lignes ne sont point dans la nature. Toutefois le mouvement du modèle, en bonne lumière, les fait souvent apparaître comme un écheveau que l’on manie ; et cette observation révèle le secret du dessin, en même temps que la relation du dessin au mouvement. Aussi la ligne suffit. Ce n’est peut-être que dans l’art japonais que l’on peut voir comment une ligne juste, sans aucune autre touche de crayon, fait sortir la forme modelée. Par le contour, le blanc du papier vit.

Tel est donc le dessin à l’état de pureté. Tel on le trouve dans les études préliminaires du peintre et du sculpteur. Mais l’artiste qui se borne au dessin emprunte presque toujours quelque chose d’un des arts voisins. On peut distinguer ici le dessin sculptural et le dessin pictural. Le premier cherche le relief par l’ombre et le modelé, ce qui a pour effet d’alourdir et de fixer la chose en atténuant la ligne. Le vrai artiste sait bien sacrifier beaucoup ici, et se borner de préférence à ces ombres lavées et uniformes, qui marquent pourtant toujours le passage à un autre art ; on croit voir un bas-relief. Mais une étude servile des ombres gâte le meilleur dessin. On peut s’assurer qu’un dessin ombré imité du procédé photographique ne donne jamais rien de beau ; c’est qu’ici l’ombre domine, tandis que la ligne manque tout à fait. Il faut signaler aussi les hachures, qui, par l’abus des lignes, et surtout entrecroisées, nuisent encore plus à la ligne. Ces procédés peuvent être de mode un moment ; mais on ne citerait guère un dessin, ombré par des hachures, et qui mérite après dix ans d’être regardé. Le dessin pictural fait un tout autre usage des ombres. L’ombre n’est plus alors de modelé ; elle vient des autres objets ; elle enveloppe certaines parties et certains personnages ; elle est un moyen décomposer, non de dessiner. Mais le danger est ici de trop penser à la peinture et de chercher le sentiment plutôt que le mouvement. Par exemple le portrait dessiné est une erreur, s’il cherche autre chose qu’un mouvement du modèle. Il y a une ressemblance bien frappante qui est obtenue par la forme, par l’attitude, par l’attache, et le port de la tête, et dont le dessin doit se contenter. Toute tentative au delà donne une expression forcée et sans profondeur, comme un sourire ou une grimace. Ou bien alors toute expression succombe sous les traits ; car les signes du mouvement, s’ils ne s’ajoutent, se neutralisent. Cette remarque, que l’artiste trouvera souvent occasion d’appliquer, justifie des définitions un peu arides, car il faut cultiver chaque art selon ce qu’il est. Par exemple il vaudrait mieux dessiner un portrait d’après le peintre ; un bon dessin conservera alors quelque chose de la peinture, comme on voit par les bonnes gravures. Mais aussi on comprend, ce qui est d’expérience, que l’art du graveur ne conduit nullement à dessiner bien. Le graveur traduit le travail du peintre, mais ce même travail ne peut être fait d’après le modèle, si l’on ne dispose que du noir et du blanc. Par le pinceau et la couleur naît l’expression du sentiment, comme l’expression du mouvement par le crayon. Et en vérité le mouvement des deux artistes, si on l’observe, le dit assez. Par ce chemin je retrouve un sens plus profond de cette pensée de Balzac que j’ai déjà citée : « Le peintre ne doit méditer que le pinceau à la main. »