Système des Beaux-Arts/Livre premier/7

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Gallimard (p. 35-39).

CHAPITRE VII

DE LA MATIÈRE

Puisqu’il est évident que l’inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc à l’artiste, à l’origine des arts et toujours, quelque premier objet ou quelque première contrainte de fait, sur quoi il exerce d’abord sa perception, comme l’emplacement et les pierres pour l’architecte, un bloc de marbre pour le sculpteur, un cri pour le musicien, une thèse pour l’orateur, une idée pour l’écrivain, pour tous des coutumes acceptées d’abord. Par quoi se trouve défini l’artiste, tout à fait autrement que d’après la fantaisie. Car tout artiste est percevant et actif, artisan toujours en cela. Plutôt attentif à l’objet qu’à ses propres passions ; on dirait presque passionné contre les passions, j’entends impatient surtout à l’égard de la rêverie oisive ; ce trait est commun aux artistes, et les fait passer pour difficiles. Au reste tant d’œuvres essayées naïvement d’après l’idée ou image que l’on croit s’en faire, et manquées à cause de cela, expliquent que l’on juge trop souvent de l’artiste puissant, qui ne parle guère, d’après l’artiste ambitieux et égaré, qui parle au contraire beaucoup. Mais si l’on revient aux principes jusqu’ici exposés, on se détournera de penser que quelque objet beau soit jamais créé hors de l’action. Ainsi la méditation de l’artiste serait plutôt observation que rêverie, et encore mieux observation de ce qu’il a fait comme source et règle de ce qu’il va faire. Bref, la loi suprême de l’invention humaine est que l’on n’invente qu’en travaillant. Artisan d’abord. Dès que l’inflexible ordre matériel nous donne appui, alors la liberté se montre ; mais dès que nous voulons suivre la fantaisie, entendez l’ordre des affections du corps humain, l’esclavage nous tient, et nos inventions sont alors mécaniques dans la forme, souvent niaises et plus rarement émouvantes, mais sans rien de bon ni de beau. Dès qu’un homme se livre à l’inspiration, j’entends à sa propre nature, je ne vois que la résistance de la matière qui puisse le préserver de l’improvisation creuse et de l’instabilité d’esprit. Par cette trace de nos actions, ineffaçable, nous apprenons la prudence ; mais par ce témoin fidèle de la moindre esquisse, nous apprenons la confiance aussi.

Dans l’imagination errante tout est promesse, par des émotions sans mesure ; aussi il se peut bien que le sculpteur sans expérience souhaite quelque matière plastique qui change aussi vite que ses propres inspirations. Mais quand il souhaiterait seulement quelque aide du diable, par laquelle le marbre serait taillé aussitôt selon le désir, il se tromperait encore sur sa véritable puissance. Si le pouvoir d’exécuter n’allait pas beaucoup plus loin que le pouvoir de penser ou de rêver, il n’y aurait point d’artistes. Chacun sait qu’il y a des effets de nature, formes de pierres, troncs noueux, nœuds de bois, taches ou fissures, qui présentent par moments ou sous un certain angle d’étranges figures, mais instables. Sans doute un des mouvements les plus naturels de l’artiste est d’ajouter alors un peu à la nature et de finir cette ébauche ; c’est donner à un fantôme la forme d’un objet. Et c’est ce que peuvent remarquer ceux qui sculptent des cannes ; ils cherchent dans les formes de la racine quelque tête d’animal à peine ébauchée ; mais celui qui est habile marche ici prudemment ; chaque parcelle de bois enlevée détermine un peu plus la forme et conduit à un nouvel essai. Ainsi l’artiste observateur décide par l’action inspirée, afin de percevoir quelque chose. En sorte que son modèle c’est d’abord l’objet et ensuite l’œuvre.

J’avoue que l’ambition, toujours riche de projets, nie continuellement une telle idée, d’après laquelle le désir de plaire ou d’étonner écarte toujours l’artiste de son vrai chemin. Il est pourtant vrai que tout projet détermine la matière industriellement, c’est-à-dire sans aucun égard ; au contraire la pensée esthétique se détourne toujours de l’ordre humain qui blâme et loue, et qui est de toute manière la fin de l’industrie ; mais, se tenant plus près de la chose, l’artiste l’interroge et la détermine, comme s’il demandait secours à la nature contre ses propres idées, toujours inconsistantes. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre la maxime, constamment pratiquée, mais toujours mal comprise, que la nature est le maître des maîtres. Comprenons qu’un événement réel est pour le romancier comme ces blocs de marbre que Michel-Ange allait souvent voir, et qui étaient matière, appui et premier modèle. D’autres fois le premier objet c’est le meuble non encore sculpté, mais qui offre déjà sa forme propre, et des parties de bois tendres ou dures. Pour l’architecte naïf, qui est inimitable comme on voit par les cathédrales et les vieilles maisons, le premier objet c’est l’œuvre utile qu’il veut faire d’abord ; et, en suivant cette idée, on se trouve tout près de l’ornement, comme on verra. Pour les œuvres qui naissent et meurent sans arrêt comme la déclamation, la danse et la musique, le premier objet est le premier mouvement qui s’orne de ce qui le suit, mais qui annonce aussi ce qui suivra le mieux, en sorte que les artistes dans ces genres-là sont peut-être moins libres que les autres, quoique, pour la musique, le contraire paraisse évident. Au reste il y a plus d’un genre de contrainte ici, et l’instrument y fait beaucoup, comme le violon au musicien, le ciseau au sculpteur, le crayon au dessinateur, la toile au peintre. Il n’est point d’apprenti qui n’ait observé que toute œuvre dépend beaucoup de ces humbles conditions ; mais en quel sens elle en dépend, c’est ce qu’on n’aperçoit pas aisément ; car la facilité favorise l’artisan et nuit à l’artiste ; et, le métier et l’inspiration allant toujours ensemble, il n’est pas facile de les distinguer. Toutefois il est connu, dans le monde des artistes, qu’une certaine facilité est sans remède.

Il reste à dire maintenant en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même plus rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de nature, et s’étonne lui-même. Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et là belle statue se montre belle au sculpteur, à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. La musique est ici le meilleur témoin, parce qu’il n’y a pas alors de différence entre imaginer et faire ; si je pense, il faut que je chante. Ce qui n’exclut pas assurément qu’on forme l’idée de chanter pour la mémoire d’un héros ou pour l’hyménée, pour célébrer les bois, les moissons ou la mer ; mais cette idée est commune au médiocre musicien et au vrai musicien, comme la fable de don Juan est commune à Molière et à d’autres, comme Ésope est le modèle de tant de fabulistes, comme un modèle à peindre est modèle. Le génie ne se connaît que dans l’œuvre peinte, écrite ou chantée. Ainsi la règle du beau n’apparaît que dans l’œuvre, et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre œuvre.

Il fallait proposer ici d’abord cette idée, par elle-même assez cachée. Le lecteur décidera dans la suite si elle est vérifiée en chacun des arts. Toutefois une remarque s’offre d’elle-même à l’esprit, et qui peut nous aider à assurer nos premiers pas. L’art où la résistance de la chose se fait le plus fortement sentir, c’est l’architecture. Or ce n’est point le dernier venu ni l’élève ; c’est le maître de presque tous et leur père. Au contraire l’art le plus libre, qui est la prose, est aussi le plus jeune, le plus tâtonnant, le plus trompeur de tous, surtout quand il exprime des sentiments, matière trop flexible. Il ne manque pourtant pas d’artistes qui maudiraient bien le marbre, et d’autres qui maudiraient le dictionnaire et la grammaire, comme si c’étaient de pauvres moyens pour les grandes choses qu’ils veulent représenter. C’est là l’erreur propre de l’imagination, et c’est ainsi que le romancier imagine l’artiste ; mais le vrai artiste ne se meut pas longtemps dans ce genre de déclamation ; il aime plutôt le métier et lui dit merci. Heureux qui orne une pierre dure.