Système des Beaux-Arts/Livre premier/9

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Gallimard (p. 43-45).

CHAPITRE IX

D’UNE CLASSIFICATION NATURELLE

D’après ce qui vient d’être dit, deux groupes se dessinent d’eux-mêmes dans la multitude des arts et des œuvres, les arts de société et les arts solitaires, étant bien entendu qu’il n’y a pas d’art solitaire à parler absolument. Toutefois il est clair que le dessin, la sculpture, l’art du potier, l’art du meuble et même un certain genre d’architecture s’expliquent assez par le rapport de l’artisan à la chose, sans le concours direct de l’ordre humain présent. Pour la musique, il est naturel de penser qu’elle est autant et plus concert qu’improvisation solitaire ; une voix toute seule est d’abord trop flexible aux passions, tant que l’instrument ne la soutient pas, ou bien l’accord de tous dans la commune incantation ou vocifération. Autant à dire de la danse et du costume, qui sont d’abord de tous pour tous ; la beauté s’est vue en son vis-à-vis avant de se voir au miroir. Et, pour la poésie et l’éloquence, il est clair qu’elles vont naturellement de l’individu à l’assemblée présente, quoique la poésie puisse se développer ensuite dans la solitude. L’architecture publique fait liaison entre l’art collectif et l’art solitaire. Mais le livre et la prose se séparent bien clairement des arts collectifs, et définissent de toute façon la culture par l’isolement et dans le silence. Aussi cet art de la prose est le dernier venu.

La structure humaine fournit de plus solides raisons pour une division analogue à celle-ci. Car l’imagination, comme on l’a vu, cherche son objet, et l’objet le plus proche se trouve en nos actions. C’est ainsi que la voix fait entendre aussitôt les paroles ou le chant que l’on voulait imaginer ; ainsi la perception de notre propre voix nous oriente aussitôt, et sans relâche nous conduit ; car c’est la même chose d’attendre le son qui continue le son, ou bien d’être disposé dans son corps de façon à le continuer d’une manière ou d’une autre. Je suis donc spectateur aussi de ma musique.

Un autre secours de l’imagination, aussi prompt et présent que la voix, est, pour le toucher, dans nos gestes et mouvements touchés. Il faut considérer que notre corps en sa position, attitude et effort, nous est continuellement présent, tantôt lié et tantôt délié, tantôt pénible et lourd, tantôt aisé et allègre, et même sans aucun mouvement visible pour d’autres. Ainsi la mimique suit aussitôt l’imagination, ou pour mieux dire l’accompagne, de façon qu’imaginer qu’on fait, et faire ou commencer, sont strictement la même chose. De cette liaison naturelle résultent la mimique, la danse et aussi les artifices du costume, autant qu’ils sont goûtés directement d’après la sécurité, la délivrance et l’audace, si fortement senties alors dans tout le corps.

Le secours pour les yeux est d’autre nature, et toujours objet; il y a un geste qui dessine la forme pour les yeux, et qui est bien différent de la mimique ; et ce geste, autant qu’il laisse des traces, définit tous les arts plastiques, comme dessin, sculpture, architecture, toujours selon la matière comme il a été dit. Mais le même rapport se remarque encore ici entre l’inspiration et l’action ; car imaginer et dessiner, imaginer et bâtir, ne sont toujours point deux choses ni deux moments. Et la conception d’un modèle préexistant à la manière d’un fantôme, et traduite par l’exécution, est elle-même imaginaire. Bref, il y a de l’imaginaire dans l’imagination, dont les philosophes ne se défieront jamais assez.

Par ces remarques, les arts se trouvent distribués en trois groupes. Dont le plus naturel et le plus proche du simple instinct est sans doute la mimique et ses variétés, toujours imitative et collective en ses premiers essais ; toute attitude est d’abord de politesse, et commune ; toute expression aussi. Les arts vocaux, ou d’incantation, n’en sont qu’un cas particulier ; toutefois il semble que l’attitude soit réglée un peu avant la voix. Enfin les arts plastiques seraient définis par ce secours que le geste apporte à la vue, surtout lorsqu’il se fixe en une œuvre durable. Parmi lesquels l’architecture est naturellement collective, au moins familiale ; et la sculpture et la peinture ne s’en détachent jamais tout à fait. Le dessin est certainement plus abstrait et plus solitaire. Et l’écriture, qui est le dessin le plus abstrait, définirait, avec le secours de la typographie, le dernier venu et le plus solitaire des arts.

À quoi ne s’oppose point la distinction connue entre les arts en mouvement et les arts en repos, les premiers n’existant que dans le temps et par l’action du corps vivant, les autres laissant des traces durables ou monuments, dans le sens le plus étendu. Mais nous trouverons ici une raison de considérer la poésie, l’éloquence et la musique comme intermédiaires, puisqu’ils se fixent en monuments aussi, quoique ces monuments ne les fassent pas être à proprement parler ; car il reste pourtant moins de la mimique que de la musique, quand le créateur n’est plus. Notons que toutes ces classifications s’accordent, et déterminent jusqu’au détail l’ordre d’exposition qui convient.