Système des Beaux-Arts/Livre quatrième/10

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Gallimard (p. 153-155).

CHAPITRE X

DE L’EXPRESSION MUSICALE

Beaucoup de musiciens, et parmi les plus grands, expliquent volontiers dans leurs titres ce que leur musique semble devoir suggérer, et il n’est même pas rare que la musique décrive par le bruit imitatif. Que la plus plate musique puisse se faire entendre par de tels procédés, c’est ce qui est évident. Mais il est plus difficile de dire exactement ce que la belle musique y gagne. Peut-être les titres et les programmes ont-ils pour principal effet de jeter l’esprit dans une rêverie poétique et même contemplative, ce qui dispose à bien écouter ; mais toujours est-il que la belle musique occupe aussitôt toute l’âme et la remplit, en quelque sorte, sans laisser la moindre place aux rêves ; ici l’esprit est pris par l’objet et ne peut se déprendre, par ce progrès dans le temps, ce changement, ces passages qui vous font marcher de leur train. En sorte qu’il est vrai que la musique suggère beaucoup, mais n’exprime rien qu’elle-même. Et voilà un beau sujet de discussion entre gens de bonne foi ; car tous ont raison un peu. Il est vrai que la musique conduit en magicienne dans les chemins du souvenir ; mais les perspectives y sont toujours crépusculaires, lointaines, on dirait presque qu’elles sont surtout sonores ; ce n’est que l’espace des sons ; enfin la musique serait plutôt dévoratrice d’objets, et bon tyran. Mais en revanche elle dessine jusqu’au détail les moindres mouvements de l’âme ; aussi arrivera-t-il que ces souvenirs étranges et presque impossibles à nommer que la musique nous apporté, sont bien émouvants et par cela fortement reconnus ; on irait jusqu’à dire que la musique nous fait reconnaître ce que nous n’avons jamais connu. Aussi, quand la musique a passé, la rêverie a souvent des mouvements vifs et des surprises ; c’est ainsi qu’un simple titre prend puissance de poème ; mais toujours sans paroles et même sans objet, car l’esprit est ensuite comme soulagé et vide ; neuf et plein de foi. Cette disposition est proprement épique ; aussi démêlons bien. Ces pages ne conviennent pas à un lecteur pressé ; au reste on n’écrit que pour soi, comme le peintre peint pour soi et ainsi des autres ; et c’est le seul moyen connu de se rencontrer avec d’autres.

Il me semble donc que le chemin de la musique conduit toujours de la rêverie à l’action ou, si l’on veut, de la tristesse à la foi ; je dis la foi et non l’espérance ; car l’espérance cherche des secours hors d’elle, au lieu que la foi se jette dans l’aventure forte d’elle seule, et déliée de toutes les craintes ; et il semble que la musique purifie mieux que la poésie, ramenant toujours le mouvement des passions au mouvement qui les guérit ; la musique est donc expression pure, si l’expression annonce toujours que l’esprit s’est encore une fois sauvé. Que l’on essaie de penser à ce que serait la vie intérieure en chacun s’il s’abandonnait, s’il ne se reprenait. Dans la conscience que nous prenons de nous-mêmes, nous sommes soumis à cette condition, que nous recomposions notre être par un acte de gouvernement. Toute conscience est réveil ; et le paradoxe ici est que le sentiment suppose connaissance. Qui éprouve sans se reprendre n’éprouve même pas. La pure terreur ne se connaît pas elle-même, ni l’entier désespoir. Enfin l’inexprimable n’est point senti. Les cris et les convulsions n’expriment rien qu’eux-mêmes, et l’horreur est justement le sentiment qui accompagne la contemplation de ces signes, signes qui ne signifient pas. Mais c’est dans le moment où la forme humaine reparaît que l’expression naît ; et la musique est la forme humaine la plus pure peut-être, la- plus fragile et la plus forte, la plus aisément déformable ; celle aussi qui prouve le plus quand elle se referme et se termine sans fléchissement. Seulement il ne faut point dire que la musique exprime jamais quelque sentiment d’abord éprouvé ; mais au contraire par sa qualité de signe continuellement gouverné, la musique fait paraître un genre de sentiment qui ne serait point sans elle, qui n’a point d’autre objet qu’elle, et qui par cela même nous invite à exister seulement selon nous. Le propre de la musique, en ses plus beaux moments, serait donc de ne rien signifier, c’est-à-dire de se séparer absolument de tous les autres langages. Mais aussi il ne faut point que le hasard entre dans la musique ; il faut au contraire qu’elle se développe selon ce qu’elle promet ; aussi toutes les surprises sont d’un moment, et aussitôt expliquées et rattachées. Par cette puissance la musique exprime ce qu’aucun autre langage ne peut exprimer, l’histoire d’une vie humaine pour elle-même, dans le cours du temps ; non point telle qu’elle est ou fut ou sera, car cela n’a point de sens, cela échappe et périt ; mais plutôt l’épopée de la chose. Plus simplement disons qu’il y a toujours de la volonté dans l’expression ; volonté de montrer, volonté de cacher, volonté d’être. Enfin exprimer c’est modeler.