Système des Beaux-Arts/Livre septième/10

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Gallimard (p. 268-272).

CHAPITRE X

DES PENSÉES

Tout homme pense ses passions et ses actions, et se croit lui-même, tel est le premier mouvement. Cette inquiétude pensée gâte tous les visages humains ; mais ces signes passent si vite, ils sont si peu de chose à côté de ce que la coutume et la politesse ramènent toujours sur les traits, comme un manteau de décence, que peu d’observateurs les remarquent. Et l’homme qui veut deviner l’homme y perdrait son temps, car de tels signes font connaître bien plutôt les circonstances que le caractère. Si on fixait de ces expressions sur la toile, ou, pire encore, dans le marbre, ce ne serait qu’une énigme sans solution. Au reste ces arts, qui ne peuvent peindre le mouvement même, sont déjà mis en garde par cette condition contre l’imitation pure et simple. Mais la pensée de chaque homme, si nous la suivions, quelle suite de tableaux incohérents, d’impressions, de discours commencés, qui ne représentent ni les choses, ni lui ! Lui-même s’y laisse prendre, et rattache les fils de cette pauvre histoire, que l’oubli heureusement dévore aussitôt ; ainsi cette première pensée n’est que vide. J’ai observé sur un médaillon d’après un portrait photographique un pli sévère du sourcil que je ne connaissais pas ; mais ce n’était qu’un rayon de soleil qui gênait l’homme. L’imitation mécanique avait retenu ce signe, et la sculpture l’a fixé. Une telle mésaventure arrive à tous ceux qui s’observent sans choix. Mais le choix ne vaut pas mieux ; car une colère, ou un mépris, ou une peur ne sont pas plus à nous qu’un mouvement contre le soleil ou contre les mouches. Penser, c’est déposer ce masque de signes, le rendre aux choses ; reprendre forme.

La pure pensée est rare et d’un court moment ; non point courte, car elle vaut sans durée ; mais assaillie toujours, comme un promontoire. Et ce mouvement pour reprendre forme est la vraie vie humaine, comme vous comprendrez si vous observez un orateur, un acteur, un chanteur ; et même le bavard se cherche ainsi un petit moment ; mais la peur du silence et du repos le jette en d’autres discours. Ainsi la pensée naturelle ressemble à ces hommes d’état qui tout en écoutant répondent à plusieurs. Il faut donc quelque refus par décret, qui arrête tout ce mouvement ; alors un homme s’éveille. Sans pudeur, sans pitié, sans yeux, sans oreilles, sans cœur ; j’entends que ses impressions deviennent choses seulement, sans tumulte d’émotions entre lui et elles. Car les yeux toujours répondent avant d’avoir compris, et chacun lit ce qu’il pense sur le visage des autres ; échange prodigieux ; richesse d’apparence ; misère commune. Qui pense pour les autres et pour soi, avec les autres et avec soi, ne pense rien. Mais presque toujours les hommes redoublent de dépense, ajournant les comptes. Ainsi la plupart des hommes se perdent en conversations.

Les signes, si retenus qu’on les suppose, et quelque scrupuleuse attention qu’on y porte, sont encore des actions, et c’est une sorte d’axiome que l’action dévore la pensée ; il est donc commun que le signe soit bien des fois imité et renvoyé avant d’être compris. C’est par ce chemin que le petit enfant apprend à parler ; car, en ses premiers cris et mouvements, il produit d’abord une grande variété de signes, sans le vouloir et sans le savoir. À s’en tenir aux effets, nourriture, soins, protection, il est compris bien avant de savoir ce qu’il dit, mais bien plus, comme il imite naturellement ceux de ses cris qui lui sont répétés, comme il les ajuste aux lèvres maternelles, il arrive promptement à parler comme il faut, bien plus vite qu’il n’apprend à savoir ce qu’il dit. Nous restons enfants devant le langage. Si l’on a un peu réfléchi sur les racines des mots, sur leurs parentés, sur leurs résonances, sur les métaphores qui y sont enfermées, sur la vertu des liaisons, sur les doctrines que font les mots par leur enchaînement coutumier, enfin sur les marques que les grands auteurs y ont imprimées, on découvre que nul homme ne sait tout à fait bien ce qu’il dit. Cependant les hommes parlent, et jurent de ce qu’ils ont dit ; ils écrivent, et s’en tiennent à ce qu’ils ont écrit, plus ou moins ingénieux à le transformer selon les disputes, juristes ou algébristes selon leurs moyens. Mais souvent cette terre stérile des signes a bu la pensée comme le sable boit l’eau. Quand une addition est posée, une machine la ferait ; ce n’est point penser ; c’est plutôt s’interdire de penser. Que dire alors des discours précipités, sinon qu’ils ne cessent de recouvrir une pensée qui est sur le point de naître ? Certes on sauve beaucoup en s’accordant aux autres ; mais ces discours ajustés ne sont encore que des exercices, comme Platon l’a vu, et destinés, comme il le montre dans l’immortel Parménide, à couvrir le champ entier des affirmations possibles, de façon que le disciple soit indifférent à toutes. Ces précautions, encore mieux que la prudence vulgaire, doivent ramener quelquefois l’homme à cette position équilibrée et silencieuse où, le voile des signes tombant avec les passions, l’objet se montre. En ce même Platon, où l’on voit que les discussions serrées vont toujours à effacer un discours téméraire, les pensées réelles se développent par de tout autres moyens, parfaites déjà en leur première expression, comme des filles du silence. En bref, si, comme plusieurs l’on dit, penser c’est se retenir d’agir, c’est aussi se retenir de parler.

D’où est venu ce préjugé que les solitaires voient mieux et plus loin que d’autres. Ayant proposé ses lois, Solon s’en alla. Ainsi les lois de Solon furent comme des statues, ne répondant point, mais s’affirmant toujours. Et il est de sagesse pour chacun de ne pas trop s’entretenir avec ses pensées, mais de les fixer en bon langage et de les oublier s’il peut. Ainsi toutes les ressources de l’art sont contre cette funeste instabilité propre aux pensées sans rhétorique. Tout homme donc, digne de ce nom, s’éloigne et s’en va ; mais ce n’est qu’un mouvement d’enfant, si les rêves le suivent dans la solitude. Où règne la peur, l’esprit n’est jamais seul. Les lois de Solon étaient seules, mais Solon emmenait avec lui les réclamants. Il vaut mieux fuir de moment en moment, par froid regard et jugement qui écarte. Ainsi, au milieu des autres, on se trouve délivré en même temps des autres et de soi. Thaïes, Socrate, Archimède se faisaient statues pour un moment. Disons donc pour finir que le sculpteur n’a point choisi le pire. Mais toujours appliquant la règle sans la connaître ; faisant du marbre ce que le marbre voulait, et l’édifice. Tout à son travail, d’enchaîner, de rabattre et de dresser ; pensant enfin sans savoir qu’il pense. Et l’œuvre, à son tour, exprime ce moment de la pensée que les mots, ni le souvenir, ne gardent point. C’est le moment du libre juge. C’est donc par juste sentiment que les statues furent adorées.