Système des Beaux-Arts/Livre septième/2

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Gallimard (p. 239-242).

CHAPITRE II

DE L’INVENTION DES FORMES

Nos rêves et même nos rêveries sont informes, si quelque objet ne les soutient ; mais presque toujours l’objet fournit trop ; les détails égarent l’attention ; l’impatience, la fatigue, l’espérance, la crainte, la colère brodent là-dessus ; ce n’est que naissance et mort. C’est pourquoi les étoiles, immuables et simples, offrent toujours au jugement humain le meilleur objet ; mais aussi la rêverie, qui s’en détourne et veut pourtant y penser, ne répond point du tout aux premières espérances. Le supplice des fous est de poursuivre quelque vérité sans objet ; c’est pourquoi les prudents s’attachent aux mots. Mais la pensée réelle fut d’abord interprétation des jeux de lumière dans les solides, sous le contrôle du toucher. Ce mouvement des mains, si naturel, qui explore les reliefs, fut l’école du naïf sculpteur. Par le même mouvement toute forme ambiguë pour les yeux fut assurée et confirmée. On goûte un plaisir qui ne s’use guère à retrouver quelque visage ou quelque animal dans le profil des montagnes ou des récifs. Comme les formes sont simples et les détails rares, cette recherche n’égare point ; le jugement rassemble ses forces et retrouve enfin ce qu’il cherche. Toutefois l’idée d’achever et comme de conquérir cette forme fuyante par le travail des mains est naturelle aussi ; c’est donner corps à une apparence raisonnable ; et sans doute les premières inventions se firent ainsi, la main marquant aussitôt sur l’objet la prise de la pensée ; et, en revanche, l’objet sauvant l’esquisse contre cette improvisation instable qui dissout naturellement toutes nos pensées. La première idée de sculpter naquit sans doute de cette rêverie disciplinée par des formes solides. Mais, quoique la résistance de la matière mît en garde contre les folles improvisations, néanmoins plus d’un sculpteur naïf fit grimacer l’œuvre, et trouva cent visages alors qu’il n’en cherchait qu’un. Cette mésaventure est celle de presque tous les sculpteurs d’aujourd’hui ; et leur travail n’est souvent que pour corriger cette erreur des passions ; mais ils n’arrivent à sculpter que le masque d’une folie décente. Au rebours, le vrai sculpteur retournant à l’antique sagesse de l’exorciseur, change prudemment la première forme ; je dirais plutôt qu’il la délivre, écartant toutes ces formes démoniaques qui voudraient exister aussi. On se risquerait à dire que le premier travail de la pensée, c’est la sculpture peut-être. Ceux qui auront bien saisi, d’après ces vues, la règle et la condition de toutes nos inventions seront moins surpris de ces fermes jugements, et si communs, qui estiment un vieux saint de pierre, où les fautes sont pourtant assez visibles, bien au-dessus d’une figurine adroitement finie. Ces jugements n’échappent pas aux artistes ; mais, comme ils n’en devinent pas les causes, et comme ils sentent bien que l’exactitude des proportions et des formes n’est pas un défaut pourtant, il arrive que leurs œuvres tombent sous leur propre jugement. Il est donc à propos de mettre ici en ordre, d’après les principes, tous les articles de cette sévère discipline, assez connue, mais trop peu comprise, et qui permettra de vaincre la dangereuse facilité propre au métier du modeleur.

Comme il est beau que l’invention retrouve la nature, et quoique cette condition ne soit pas la première, il faut que les formes humaines, qui sont le modèle principal du sculpteur, soient d’abord connues et familières, par l’étude anatomique, par le moulage, par le dessin, ou bien par des travaux exécutés d’après le modèle seulement, au lieu de le construire d’après la matière et sa première forme. Mais ce travail d’école est surtout périlleux si l’on pétrit au lieu de sculpter, parce que la matière obéit trop alors au désir de bien faire. Les premiers essais de Michel-Ange, à ce qu’on dit, furent dans un morceau de marbre ; et il n’importe pas peu que la matière durable, résistante et précieuse soit présente dans le moindre travail ; car la vraie idée du sculpteur est ainsi fixée et retenue dans le marbre, immuable et forte comme sera l’œuvre, et en quelque sorte cachée dedans. Ainsi l’attention ne s’en détourne guère ; et le modèle n’est plus là que pour rappeler le détail des formes, que le marbre en travail refuse toujours de montrer ; mais c’est l’œuvre même qui montre la vraie forme du modèle, sans les accidents et les vains détails. Par ce moyen, la forme sculptée sera de marbre toujours ; au lieu que, par l’exécution du praticien, la statue de marbre risque d’avoir encore forme de glaise, comme on voit trop souvent. Que le marbre soit donc maître de sculpture, du commencement à la fin.

Aussi voit-on que, comme le marbre ne suffirait point aux immenses études qui sont nécessaires, c’est par le dessin surtout que se prépare le vrai sculpteur. Ainsi le dessin, d’abord réglé par la sculpture, la rappelle à elle-même par ce détour ; car le dessin ne peut copier la chose, il la traduit en son langage. C’est par ce chemin donc que le vrai sculpteur explore les proportions, les attitudes et les formes naturelles. Seulement les dessins sont alors des études, non des œuvres ; et rien n’est plus propre à détacher l’artiste de son modèle, sans pourtant l’en détourner ; car celui qui dessine n’est pas tenté d’imiter le modèle à la façon du mauvais sculpteur ; il n’en prend que la forme nue. Par cet intermédiaire, le modèle agit comme il faut sur l’œuvre sculptée ; rigoureusement toujours, mais comme témoin et non pas comme aide, puisque cent dessins ne commencent pas une statue.

Disons donc que la loi qui peut sauver les artistes, en tous ces arts décevants où l’œuvre semble faite dans le modèle, c’est qu’il faut arriver au portrait et à la ressemblance sans chercher l’un ni l’autre. Par exemple, il ne sert pas qu’une sculpture ressemble, si elle n’est sculpture d’abord. Et, pour tout dire en peu de mots, il y a bien des moyens d’attraper la ressemblance, et dont il faut que l’artiste fasse abandon pour toujours.

Par les mêmes causes, la description est l’épreuve de l’écrivain. Ainsi en aucun art l’invention n’est faite de portraits ; et, au contraire, le portrait n’est possible que par l’invention ; pour mieux dire, le portrait est l’invention la plus difficile, et qui doit venir la dernière. Enfin, comme il est vrai de tout objet, c’est par l’œuvre qu’on saisit l’homme. Cette idée ne cessera pas d’être éclaircie jusqu’au terme de ces études ; il fallait l’exprimer d’abord dans son tout. C’est, autant qu’on peut, l’exemple après la règle, comme il convient.