Système des Beaux-Arts/Livre septième/6

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Gallimard (p. 254-257).

CHAPITRE VI

DE L’ALLÉGORIE

L’Allégorie est parente de la théologie païenne ; l’Agriculture n’est que la déesse des moissons. Les Heures et les Saisons ont toujours des formes humaines, et la Liberté éclairant le monde ressemble assez à la Minerve des anciens. Cette idée, si naïve d’apparence, a duré, je crois, sans s’affaiblir ; elle n’allait pas chez les Anciens au delà des statues ; elle serait donc aujourd’hui la même, et ce n’est pas peu dire. On a déjà expliqué que les statues sont des dieux, et pourquoi. Des dieux pensifs encore, par la force du marbre et malgré les folles légendes. Car la sculpture a sa manière propre de se faire entendre, non point à la façon de l’épique et du tragique, mais d’homme à homme, et par la présence seulement. Ainsi l’agitation sans forme de l’Olympe devait s’arrêter dans ces fortes abstractions où Comte voyait avec raison le premier essai de la science universelle. Car Neptune pense les flots, et Jupiter le ciel et les étoiles, et Vénus elle-même pense la loi des passions ; Hercule pense le devoir des forts, et Mercure la double ruse des marchés, probe par la liberté. La statue n’est qu’un centre de pensée qui éteint les images ; les relations abstraites flottent autour et s’y appuient ; la pensée hésitante y trouve son modèle. Une image ferme contre les passions, il n’en faut pas plus pour que même un enfant s’arrête, imite le maître de pierre et médite un peu. L’allégorie, qui soutient les relations par des figures, est sans doute un fait de sculpture. Il ne faudrait donc point penser que l’allégorie soit prise de la littérature, et imposée aux statues comme un langage étranger. Le signe abstrait ne peut porter l’idée à sa naissance. Parmi les signes les plus forts, je ne vois que la statue pensante qui ait éminemment la vertu de rassembler nos pensées sans les jeter à l’action.

L’invitation à penser est si forte, et en même temps l’homme de marbre retient si impérieusement toute l’attention, qu’il faut que toutes les pensées errantes reviennent là, et s’ordonnent sous ce ferme gouvernement. Aucun signe n’est plus propre à rassembler les différences ; c’est donc dans la pensée objet que se forma l’idée. Car, avant d’être vraie ou fausse, il faut qu’elle soit idée d’abord. La sculpture est naturellement allégorique, comme la peinture est naturellement symbolique ainsi qu’il apparaîtra bientôt, le symbole étant au sentiment ce que l’allégorie est à la pensée. Ce sont deux abstractions dont l’une éclaire le monde solide, et l’autre le monde fluide en nous-mêmes. Et il faut bien remarquer que les fétichistes, qui mêlent tout, n’ont aussi ni sculpture ni peinture assurées ; aussi la relation n’a pas élevé leur langage ; les passions s’y jouent seules ; les dieux sont sans forme, innombrables, invisibles.

Les cris ne font qu’un pauvre langage, qui touche et n’instruit point. L’écriture seule a discipliné les sons ; et la première écriture fut sculpture et dessin. Le style écrit dépend donc de la sculpture, comme le mot forme, dans son sens si riche, l’indique bien. Et il n’est pas inutile d’ajouter que, dans le langage d’Aristote que la sagesse catholique a parlé si longtemps, la définition est dite forme encore, et forme substantielle ; les puérilités écartées, ces alliances de mots sont pleines. Il faut penser à la mobilité de l’imagination, à sa puissance, à ses instables créations. Le jugement s’appuie toujours au langage, et s’est formé par le plus ancien langage. Mais, comme tout homme doit tout apprendre, quoique plus vite, il arrive que le langage écrit est trop faible pour porter les premiers arrêts du jugement ; aussi beaucoup d’esprits passent vite et se jouent dans les relations, sans autre secours que l’expérience nue ; or ce genre de culture porte bien une science et une industrie, mais non pas un homme ; science forte et esprits faibles, fétichisme dans le fond. L’Olympe de marbre mérite encore le culte. Peut-être faudra-t-il dire que la peinture a formé à son tour une seconde sagesse, mais où le sentiment brise la forme, si l’on n’y prend garde. Et peut-être y a-t-il bien de la profondeur dans le mot de Michel-Ange, devenu peintre par force : « Ce n’est point là mon métier. » Gœthe, par le même instinct sûr, se réglait sur les monuments et sur les statues. Fou à proprement parler celui qui voudrait que les statues se meuvent et parlent, jusqu’à ressembler aux hommes.

Il n’est pas donné souvent à un homme, surtout jeune, de méditer avec suite en considérant une charrue ou une roue, sans se laisser détourner de la chose, et d’y voir enfin les relations de mécanique, ou bien de chimie, ou bien de justice. Car l’imagination, soutenue par mille mouvements du corps, nous entraîne d’objet en objet et de mot en mot, ce qui fait un étourdissant mélange. Aussi ne faut-il pas compter qu’un homme à la charrue nous fera beaucoup penser, même s’il est de marbre. Non, mais plutôt une belle statue, qui éveille d’abord notre attention par quelques attributs semblables aux caractères de l’ancien langage, et qui en même temps nous dispose par son exemple à retenir nos mouvements : surtout qui, par sa puissance d’objet, ramène l’attention et la discipline, enfin invite impérieusement à juger sans paroles. Cette disposition est si rare, la timidité et le besoin de parler y sont si contraires, qu’il ne faut point dire que ces moments humains soient de peu de prix. Courte prière ; offrande à la statue de quelques faibles idées qu’elle efface aussitôt. Mais ce refus et ce silence du dieu sont pleins de sens aussi. Car la peinture répond à celui qui prie, mais la sculpture non. Elle me laisse seul, sans secours, sans grâce ; sans peur aussi ; Thalès d’un moment.