Système des Beaux-Arts/Livre troisième/2

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Gallimard (p. 90-91).

CHAPITRE II

DE LA POÉSIE COMME MNÉMOTECHNIE

La poésie est une éloquence recherchée, réglée et invariable, qui convient à des pensées communes. Si l’on pose qu’il y a des manières de dire plus serrées, plus riches, plus frappantes que d’autres, chacun éprouve le besoin de retenir cette forme précieuse. La rencontre d’une telle forme avec un rythme connu d’avance, et avec le retour de certains sons, donne une sécurité de mémoire qui est la condition de la lecture sans livre. Quand le poème est imprimé, ce plaisir d’esprit est moins senti. N’oublions jamais que la pensée est vagabonde et informe tant qu’elle n’a pas d’objet ; l’imagination jette d’autres mots à la traverse, et bientôt des pensées tout à fait étrangères. On peut observer, chez ceux qui ne lisent guère et qui n’écrivent point, un état errant de l’esprit et un égarement véritable, dès que l’objet n’est plus perçu. De là vient que tant d’hommes sont ingénieux et même inventeurs devant une machine qu’ils connaissent bien, alors que dans les moindres recherches sur le droit, l’égalité, la justice, le bonheur, les passions, ils font voir des pensées de première enfance.

Il faut considérer que la poésie est le seul soutien, en ces matières, de ces esprits enfants qui courent faute de savoir marcher. La mémoire est mal connue ; on s’y fie trop, parce que l’on voit que les enfants répètent assez bien ce qu’on leur apprend ; mais c’est qu’aussi ils n’y pensent point. Et chacun sait bien que pour retrouver quelque formule il faut se fier au mécanisme, et que, si la pensée ne peut refaire le travail par ses méthodes propres, qui supposent un objet et du loisir, elle trouble sans remède le mécanisme verbal. Ainsi les maximes retenues sont des pensées mortes, ou bien alors on les change. Mais la poésie protège assez bien le souvenir contre toutes les fantaisies ; car il est peu probable que l’on terminera un vers autrement qu’il ne faut sans manquer au rythme ni à la rime. Ainsi le mécanisme est aisément dominé, et la pensée prend de l’assurance ; l’opinion enfin devient chose, et la pensée peut s’y retrouver. La poésie est donc le miroir de l’âme. Et il faut aller jusqu’à dire que la conscience ne pourrait s’éveiller au delà des machines sans ce merveilleux secours des paroles mesurées et rimées. Même les esprits de forte culture aiment apercevoir devant eux cette perspective de vers et de strophes, encore indéterminée, mais présente toute déjà par la promesse du rythme. Il y a de l’assurance et un beau départ dans la récitation poétique, et un soulèvement déjà, comme de l’avion qui roule. L’esprit se détache alors de sa propre mémoire et la juge avec sécurité ; en ce sens il saisit mieux sa propre vie intérieure, et la délivre par ce mouvement. Et comme toute consolation dans le sens plein revient toujours à cela, j’entends à déposer ou rejeter un mécanisme, la récitation poétique serait comme un essai de la force consolatrice. En ce sens la poésie peut oser beaucoup. Seule peut-être elle peut traiter de la mort, car ces pensées étalées en objet sont alors petites ; l’esprit les met à distance de vue, et la puissante règle métrique fait qu’elles y restent. Mais sois prudent, prosateur ; crains que ta prose ne retombe sur toi.