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Système des beaux arts/II/I/III

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Texte établi par Ch. Bénard,  (p. 191-193).

II. De la Sculpture comme art de l’idéal classique.


La première conséquence à tirer des considérations précédentes, c’est que la sculpture est, plus que tous les autres arts, affectée à l’idéal. En effet, d’abord, tant à cause de la clarté de son objet qui se conçoit comme esprit, qu’à cause de la parfaite appropriation de la forme à cette idée, elle est en dehors de l’art symbolique. D’un autre côté, elle ne va pas encore jusqu’à ce dégré de subjectivité intérieure, où Famé étant tout absorbée en elle-même, la forme extérieure devient indifférente. Elle constitue, par conséquent, le centre de l’art classique. À la vérité, l’idéalité classique ne se montre pas tout-à-fait étrangère à l’architecture symbolique et romantique ; néanmoins, l’idéal, dans sa sphère propre, n’est pas la plus haute loi de ces formes générales de l’art ni de ces arts, parce qu’ils n*ont pas, comme la sculpture, pour objet, la représentation de l’individualité libre, du caractère rendu visible, de la belle et libre nécessité. La figure et la forme des personnages de la sculpture doivent sortir de l’imagination de l’artiste, pures de tout alliage, dégagées de toute accidentalité morale ou physique. Aucune prédilection particulière pour les particularités de passion, de plaisir, de désirs, pour les caprices, les saillies et les fantaisies, ne doit s’y trahir ; car, ce qui est ordonnée l’artiste, au moins dans ses plus hautes représentations, c’est, on Va vu, de représenter uniquement i*esprit sous une forme corporelle, avec les traits simplement généraux de la structure et de l’organisme du corps humain. Son invention se borne, en partie, à savoir établir un accord entre l'intérieur et l’extérieur, en partie, à donner au personnage le degré juste d’individualité où celle-ci incline encore à l’universel, et par là se marie avec lui. La sculpture doit faire comme font les dieux dans leur propre domaine, qui créent d’après des idées éternelles, et laissent à la créature le soin d’achever sa liberté et sa personnalité dans le monde réel. Les théologiens établissent également une différence entre ce que Dieu fait et ce que l’homme accomplit dans sa présomption et sa volonté arbitraire. L’idéal plastique est au-dessus de pareilles questions. Il occupe ce milieu de la félicité divine et de la libre nécessité, où ni l’abstraction de la généralité, ni l’arbitraire de la particularité n’ont plus de valeur et de signification.

Ce sens du vrai caractère plastique, de l’union de l’humain et du divin, fut principalement propre à la Grèce. Soit qu’on l’envisage dans ses poètes ou ses orateurs, soit qu’on l’étudie dans ses historiens ou ses philosophes, on ne l’a pas encore saisie à son point central, si l’on n’apporte, comme la clé qui en donne l’explication, le point de vue de la sculpture, si l’on ne considère de ce point de vue de la plastique, je ne dis pas seulement les héros épiques et dramatiques, mais aussi les hommes d’état et les philosophes qui appartiennent à l’histoire. Les hommes d’action eux-mêmes, aussi bien que les poètes et les penseurs, ont, dans les beaux jours de la Grèce, ce même caractère plastique, général, à la fois, et individuel, et cela à l’extérieur comme à l’intérieur. Ils se lèvent grands et libres sur la base de leur forte et substantielle individualité, se créant d’eux-mêmes, se formant ce qu’ils furent et voulurent être. Le siècle de Périclès fut particulièrement riche en pareils caractères : Périclès lui-même, Phidias, Platon et surtout Sophocle ; de même aussi, Thucydide, Xénophon, Socrate, chacun dans son genre, sans que l’un fût moindre par la comparaison avec les autres. Tous en soi sont ces hautes natures d’artistes, ces artistes idéaux d’eux-mêmes, des individus d’un seul jet, des œuvres d’art qui sont là comme des images des dieux immortels, chez lesquels rien n’est passager et sujet à la mort. Le même caractère plastique se retrouve dans les œuvres d’art qui représentent la force ou la beauté du corps, chez les vainqueurs des jeux olympiens, jusque dans l’apparition de Phryné, qui, comme la plus belle des femmes, sortait nue des eaux devant la Grèce entière.