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Système des beaux arts/III/Introduction

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Texte établi par Ch. Bénard,  (p. 318-326).

TROISIÈME SECTION.


DES ARTS ROMANTIQUES EN GÉNÉRAL.


La transition générale de la sculpture aux autres arts s’opère, comme nous l’avons vu, par le principe de la subjectivité qui se manifeste dans le fond et dans la forme de la représentation. La subjectivité c’est l’idée de l’esprit ayant conscience de soi, abandonnant le monde extérieur pour se replier sur lui-même et vivre intérieurement, et qui, par conséquent, cesse de former une union indissoluble avec le corps.

Le résultat de cette transition c’est, en même temps, la dissolution de cette unité, la séparation des principes, qui, dans l’unité objective de la sculpture, au foyer du repos, du calme et de l’indépendance absolue qui la caractérisent, sont contenues l’un dans l’autre et fondus ensemble. Nous pouvons considérer cette séparation sous deux aspects. D’un côté, en effet, sous le rapport du fond de la représentation, la sculpture combinait l’élément substantiel avec l’individualité non encore repliée sur elle-même comme sujet individuel, et elle offrait par là une unité objective dans le sens où le mot objectivité veut dire, l’éternel en soi, l’immuable, le vrai, le substantiel, non soumis à l’arbitraire et au caprice individuel. D’un autre côté, la sculpture s’est bornée à fondre ensemble ce principe spirituel avec la forme corporelle comme sa vie et son essence, et elle a produit par là une nouvelle unité objective, dans le sens où objectivité signifie la réalité extérieure, en opposition avec ce qui est purement intérieur et objet de la réflexion.

Si maintenant ces côtés que la sculpture avait su, pour la première fois réunir, se séparent, dès lors l’esprit se concentre sur lui-môme. Non seulement il se détache du monde extérieur, de la Nature en général, et même de tout ce qui, dans l’ame, se rapporte au corps, mais dans son propre domaine, il ne reste plus enfermé dans la simple individualité substantielle. Sa nature substantielle et objective se sépare de l’individualité vivante, subjective comme telle. De sorte que tous ces éléments, jusqu’ici confondus ensemble dans l’unité, se distinguent et deviennent libres. L’art donc, aussi, devra les façonner dans cette liberté.

I. Si nous considérons d’abord le fond de la représentation, nous avons donc, d’un côté, la substance de l’esprit, le monde de la vérité et de l’éternité, le divin, mais qui, ici, conformément au principe de la subjectivité, est conçu et réalisé par l’art comme sujet, comme personnalité, comme l’absolu se sachant lui-même dans sa spiritualité infinie, en un mot, comme Dieu en esprit et en vérité.

En opposition avec lui apparaît la subjectivité mondaine et humaine qui n’étant plus immédiatement unie avec le principe substantiel de l’esprit, peut se développer selon sa particularité purement humaine ; rendre ainsi accessible à Part le cœur humain tout entier et tout l’ensemble des manifestations de l’existence humaine.

Mais il est un point où les deux côtés se réunissent, c’est le principe de la subjectivité qui leur est commun à tous deux. L’absolu apparaît, par conséquent, d’autant mieux, comme sujet vivant, réel et humain, sous la forme de la personnalité humaine, qui, dans sa nature spirituelle, rend vivante et réalise en soi la substance, la vérité absolue, l’esprit divin. Or, la nouvelle unité qui s’obtient ainsi, ne porte pas le caractère de cette première unité immédiate telle que la sculpture la représente ; c’est celui d’une union, d’une harmonie qui se révèle essentiellement comme résultat de la conciliation des principes opposés, et qui, conformément à son essence, ne peut se manifester parfaitement que dans le monde intérieur de l’ame et dans la région de l’esprit.

En d’autres termes, si l’idéal de la sculpture païenne, représente le principe divin sous une forme individuelle et corporelle, sensiblement et visiblement, le spiritualisme chrétien abandonne cette forme et se retire en lui-même. Mais l’esprit replié sur lui-même ne peut se représenter l’essence de l’être spirituel que comme esprit, et en même temps comme sujet. Il conserve par là le principe de l’union spirituelle de l’ame individuelle avec Dieu. Cependant, comme être individuel, l’homme a aussi son existence naturelle et accidentelle, et un cercle plus ou moins étendu ou restreint d’intérêts terrestres, de besoins, de desseins et d’affections, dans lesquels il peut se suffire et se satisfaire ; de même qu’il peut les absorber dans l’idée de Dieu et de l’union de l’ame avec Dieu.

II. Quant à ce qui concerne le côté extérieur de la représentation, il est également indépendant dans sa particularité, et il acquiert un droit à cette indépendance, puisque le principe de la subjectivité ne permet pas cet accord immédiat, cette fusion parfaite du fond et de la forme extérieure, pénétrée dans toutes ses parties et sous tous les rapports. En effet, la subjectivité c’est ici précisément l’esprit existant pour lui-même, ayant abandonné le monde réel pour vivre dans le monde de l’idéal, du sentiment, ide l’ame, dans le recueillement. Ce principe spirituel se manifeste bien, sans doute, dans la forme extérieure, mais d’une manière telle que la forme extérieure elle-même montre qu’elle est seulement la manifestation extérieure d’un sujet qui existe entièrement indépendant et pour lui-même. Le lien solide qui, dans la sculpture classique, unissait le corporel et le spirituel, n’est donc pas détruit au point qu’il y ait une absence totale de relation. Mais il s’est tellement relâché et affaibli que les deux termes, bien que l’un ne soit rien sans l’autre, conservent, dans cette correspondance, leur liberté, en face l’un de l’autre ; ou, lorsqu’une union plus intime a réellement lieu, la spiritualité est le point central, lumineux. L’intérieur se fait jour et domine dans son accord avec l’extérieur. Par conséquent, à cause de cette indépendance, devenue relativement plus grande, de l’élément objectif et du réel, la représentation de la Nature extérieure et de ses objets individuels les plus particuliers trouvera, ici surtout, sa place.

Néanmoins, malgré la fidélité de la représentation, ceux-ci doivent, dans ce cas encore, être manifestement un reflet de l’élément spirituel, rendre visible, dans le mode de leur réalisation artistique, la participation de l’esprit, la vitalité de la conception, l’ame pénétrant jusqu’aux dernières limites du monde extérieur, et indiquer ainsi la présence du principe intérieur et idéal.

Ainsi donc, en général, le principe de la subjectivité entraîne avec lui la nécessité, d’une part, d’abandonner l’union naturelle de l’esprit avec sa forme corporelle, de se mettre plus ou moins en opposition avec celle-ci, afin de faire ressortir l’intérieur et de révéler au-dessus de l’extérieur ; d’un autre côté, d’ouvrir une libre carrière à la représentation de l’élément particulier et multiple des choses, de favoriser la séparation et le développement du principe sensible comme du principe spirituel.

III. Ce n’est pas tout, un nouveau principe doit se faire valoir aussi dans les matériaux sensibles dont l’art se sert pour ses nouvelles représentations.

1o Jusqu’ici ces matériaux, c’était la matière elle-même, la masse pesante dans la totalité de son existence étendue, aussi bien que dans l’abstraction de sa forme, comme simple forme. Maintenant, si le principe subjectif, l’ame retirée en soi, remplie d’elle-même, se manifeste dans cet élément matériel, elle devra, d’un côté, rejeter l’étendue dans la totalité de ses dimensions, transformer son existence réelle en son opposé, en une apparence créée par l’esprit. D’un autre côté, elle devra aussi, à la fois dans l’intérêt de la forme et dans celui de sa manifestation visible, faire ressortir, dans toute sa particularité, l’apparence qu’exige ce fond nouveau. Toutefois, l’art doit se mouvoir encore ici dans le visible et le sensible. Car si, en vertu de son développement antérieur, son principe interne doit être conçu comme le mouvement réflexif de l’esprit revenant sur lui-même, c’est de l’extérieur et du corporel qu’il revient. Or, ce retour ne peut s’exprimer, à un premier degré de développement, que dans la réalité objective de la nature et sous la forme corporelle que revêt l’esprit.

Le premier des arts romantiques devra donc représenter encore, de la manière indiquée, son contenu sous les traits de la forme humaine et par l’ensemble des formes de la nature en général, sans cependant s’arrêter à la matérialité sensible et abstraite de la sculpture. Ce problème, la Peinture a pour mission de le résoudre.

2o. Mais maintenant, comme dans la peinture la parfaite fusion du spirituel et du corporel ne fournit pas, ainsi que dans la sculpture, le type fondamental, et qu’au contraire, la concentration de l’esprit perce partout, dès-lors, l’apparence étendue et visible ne s’offre plus comme un moyen d’expression véritablement conforme à cette subjectivité intérieure de l’esprit. L’art abandonne, par conséquent, les modes de représentation qu’il a employés jusqu’ici, et, au lieu des figures qui se distribuent dans l’espace, il s’empare des sons qui s’harmonisent dans le temps, qui vibrent et retentissent à l’oreille. Car le son, par cela même qu’il ne doit son existence idéale et momentanée qu’à ce qu’il s’oppose à la matière étendue, correspond à l’ame qui se saisit elle-même dans son intériorité subjective comme sentiment. L’ame exprime, dans la succession des sons, tous les sentiments les plus intimes tels qu’ils se produisent au-dedans d’elle. Le second art qui naît de ce principe de représentation est la Musique.

3o. Par là, toutefois, la musique se place seulement sur le côté opposé. En opposition avec les arts du dessin, elle s’arrête dans l’absence de toute forme, et cela, à la fois sous le rapport de la pensée et sous celui de l’élément physique ou de son mode d’expression. Mais l’art, pour répondre à son idée tout entière, est appelé à révéler, non seulement l’intérieur de l’ame, mais surtout celle-ci se manifestant et se développant au sein du monde extérieur. Or, maintenant, si l’art a abandonné la manifestation de l’esprit sous la forme réelle et visible de l’objectivité, pour se tourner vers le sentiment intime, l’élément sensible auquel il s’adresse de nouveau ne peut plus être l’image réelle, mais un simple phénomène sensible, conçu et façonné pour la pensée intérieure, l’imagination et le sentiment. Pour représenter ceux-ci, c’est à dire communiquer à l’esprit la pensée de l’esprit créant dans son propre domaine, l’art ne doit employer l’instrument sensible de sa manifestation que comme simple moyen de communication, et, par conséquent, se contenter d’un signe, en soi privé de sens. La Poésie, l’art de la parole, répond à ce point de vue, et de même que l’esprit fait déjà comprendre à l’esprit, par le langage, ce qu’il recèle en lui-même, de même aussi maintenant, l’art confie ses productions à la parole, façonnée pour un organe artistique lui-même. En même temps, la poésie, par cela même qu’elle peut développer la totalité de la pensée dans son propre élément, est l’art universel qui appartient également à toutes les formes de l’art, et ne s’arrête que là où l’esprit, dans ses plus hautes conceptions, n’ayant qu’une conscience obscure de ses propres pensées, ne peut se les représenter que sous les formes symboliques de la nature extérieure.