Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère/Chapitre 03

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CHAPITRE III.


ÉVOLUTIONS ÉCONOMIQUES.
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PREMIÈRE ÉPOQUE. — LA DIVISION DU TRAVAIL.


L’idée fondamentale, la catégorie dominante de l’économie politique est la valeur.

La valeur parvient à sa détermination positive par une suite d’oscillations entre l’offre et la demande.

En conséquence, la valeur se pose successivement sous trois aspects : valeur utile, valeur échangeable, et valeur synthétique ou valeur sociale, qui est la valeur vraie. Le premier terme engendre contradictoirement le second ; et les deux ensemble, s’absorbant dans une pénétration réciproque, produisent le troisième : de telle sorte que la contradiction ou l’antagonisme des idées apparaît comme le point de départ de toute la science économique, et que l’on peut dire d’elle, en parodiant le mot de Tertullien sur l’Évangile, credo quia absurdum : Il y a dans l’économie des sociétés vérité latente, dès qu’il y a contradiction apparente, credo quia contrarium.

Au point de vue de l’économie politique, le progrès de la société consiste donc à résoudre incessamment le problème de la constitution des valeurs, ou de la proportionnalité et de la solidarité des produits.

Mais, tandis que dans la nature la synthèse des contraires est contemporaine de leur opposition, dans la société les éléments antithétiques semblent se produire à de longs intervalles, et ne se résoudre qu’après une longue et tumultueuse agitation. Ainsi, l’on n’a pas d’exemple, on ne se fait pas même l’idée d’une vallée sans colline, d’une gauche sans une droite, d’un pôle nord sans un pôle sud, d’un bâton qui n’aurait qu’un bout, ou les deux bouts sans un milieu, etc. Le corps humain, avec sa dichotomie si parfaitement antithétique, est formé intégralement dès l’instant même de la conception ; il répugne qu’il se compose et s’agence pièce à pièce, comme l’habit qui devra plus tard le couvrir en l’imitant[1].

Dans la société, au contraire, ainsi que dans l’esprit, tant s’en faut que l’idée arrive d’un seul bond à sa plénitude, qu’une sorte d’abîme sépare pour ainsi dire les deux positions antinomiques, et que celles-ci étant enfin reconnues, on n’aperçoit pas encore pour cela quelle sera la synthèse. Il faut que les concepts primitifs soient, pour ainsi dire, fécondés par de bruyantes controverses et des luttes passionnées ; des batailles sanglantes seront les préliminaires de la paix. En ce moment, l’Europe, fatiguée de guerre et de polémique, attend un principe conciliateur ; et c’est le sentiment vague de cette situation qui fait demander à l’Académie des sciences morales et politiques, quels sont les faits généraux qui règlent les rapports des profits avec les salaires et qui en déterminent les oscillations, en d’autres termes, quels sont les épisodes les plus saillants et les phases les plus remarquables de la guerre du travail et du capital.

Si donc je démontre que l’économie politique, avec toutes ses hypothèses contradictoires et ses conclusions équivoques, n’est rien qu’une organisation du privilège et de la misère, j’aurai prouvé par cela même qu’elle contient implicitement la promesse d’une organisation du travail et de l’égalité, puisque, comme on l’a dit, toute contradiction systématique est l’annonce d’une composition ; bien plus, j’aurai posé les bases de cette composition. Donc, enfin, exposer le système des contradictions économiques, c’est jeter les fondements de l’association universelle ; dire comment les produits de l’œuvre collective sont sortis de la société, c’est expliquer comment il sera possible de les y faire rentrer ; montrer la genèse des problèmes de production et de répartition, c’est en préparer la solution. Toutes ces propositions sont identiques, et d’une égale évidence.


§ I. — Effets antagonistes du principe de division.


Tous les hommes sont égaux dans la communauté primitive, égaux par leur nudité et leur ignorance, égaux par la puissance indéfinie de leurs facultés. Les économistes ne considèrent d’habitude que le premier de ces aspects : ils négligent ou méconnaissent totalement le second. Cependant, d’après les philosophes les plus profonds des temps modernes, La Rochefoucauld, Helvétius, Kant, Fichte, Hegel, Jacotot, l’intelligence ne diffère dans les individus que par la détermination qualitative, laquelle constitue la spécialité ou aptitude propre de chacun ; tandis que, dans ce qu’elle a d’essentiel, savoir le jugement, elle est chez tous quantitativement égale. De là résulte qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, suivant que les circonstances auront été favorables, le progrès général doit conduire tous les hommes de l’égalité originelle et négative, à l’équivalence positive des talents et des connaissances.

J’insiste sur cette donnée précieuse de la psychologie, dont la conséquence nécessaire est que la hiérarchie des capacités ne saurait être dorénavant admise comme principe et loi d’organisation : l’égalité seule est notre règle, comme elle est aussi notre idéal. De même donc, comme nous l’avons prouvé par la théorie de la valeur, que l’égalité de misère doit se convertir progressivement en égalité de bien-être ; de même l’égalité des âmes, négative au départ, puisqu’elle ne représente que le vide, doit se reproduire positivement au dernier terme de l’éducation de l’humanité. Le mouvement intellectuel s’accomplit parallèlement au mouvement économique : ils sont l’expression, la traduction l’un de l’autre ; la psychologie et l’économie sociale sont d’accord, ou, pour mieux dire, elles ne font que dérouler chacune à un point de vue différent la même histoire. C’est ce qui apparaît surtout dans la grande loi de Smith, la division du travail.

Considérée dans son essence, la division du travail est le mode selon lequel se réalise l’égalité des conditions et des intelligences. C’est elle qui, par la diversité des fonctions, donne lieu à la proportionnalité des produits et à l’équilibre dans les échanges, conséquemment qui nous ouvre la route à la richesse ; comme aussi, en nous découvrant l’infini partout dans l’art et la nature, elle nous conduit à idéaliser toutes nos opérations, et rend l’esprit créateur, c’est-à-dire la divinité même, mentem diviniorem, immanente et sensible chez tous les travailleurs.

La division du travail est donc la première phase de l’évolution économique aussi bien que du progrès intellectuel : notre point de départ est vrai du côté de l’homme et du côté des choses ; et la marche de notre exposition n’a rien d’arbitraire.

Mais, à cette heure solennelle de la division du travail, le vent des tempêtes commence à souffler sur l’humanité. Le progrès ne s’accomplit pas pour tous d’une manière égale et uniforme, bien qu’à la fin il doive atteindre et transfigurer toute créature intelligente et travailleuse. Il commence par s’emparer d’un petit nombre de privilégiés, qui composent ainsi l’élite des nations, pendant que la masse persiste ou même s’enfonce plus avant dans la barbarie. C’est cette acception de personnes de la part du progrès qui a fait croire si longtemps à l’inégalité naturelle et providentielle des conditions, enfanté les castes, et constitué hiérarchiquement toutes les sociétés. On ne comprenait pas que toute inégalité n’étant jamais qu’une négation portait en soi le signe de son illégitimité et l’annonce de sa déchéance : bien moins encore pouvait-on s’imaginer que cette même inégalité procédât accidentellement d’une cause dont l’effet ultérieur devait la faire disparaître entièrement.

Ainsi l’antinomie de la valeur se reproduisant dans la loi de division, il s’est trouvé que le premier et le plus puissant instrument de savoir et de richesse que la Providence eût mis en nos mains, est devenu pour nous un instrument de misère et d’imbécillité. Voici la formule de cette nouvelle loi d’antagonisme, à laquelle nous devons les deux maladies les plus anciennes de la civilisation, l’aristocratie et le prolétariat : Le travail en se divisant selon la loi qui lui est propre, et qui est la condition première de sa fécondité, aboutit à la négation de ses fins et se détruit lui-même ; en d’autres termes, La division, hors de laquelle point de progrès, point de richesse, point d’égalité, subalternise l’ouvrier, rend l’intelligence inutile, la richesse nuisible, et l’égalité impossible.

Tous les économistes depuis A. Smith ont signalé les avantages et les inconvénients de la loi de division, mais en insistant beaucoup plus sur les premiers que sur les seconds parce que cela servait mieux leur optimisme, et sans qu’aucun d’eux ne se soit jamais demandé ce que pouvaient être les inconvénients d’une loi. Voici comment J. B. Say a résumé la question :

« Un homme qui ne fait pendant toute sa vie qu’une même opération, parvient à coup sûr à l’exécuter mieux et plus promptement qu’un autre homme, mais en même temps il devient moins capable de toute autre occupation soit physique, soit morale ; ses autres facultés s’éteignent, et il en résulte une dégénération dans l’homme considéré individuellement. C’est un triste témoignage à se rendre que de n’avoir jamais fait que la dix-huitième partie d’une épingle : et qu’on ne s’imagine pas que ce soit uniquement l’ouvrier qui toute sa vie conduit une lime ou un marteau, qui dégénère ainsi de la dignité de sa nature, c’est encore l’homme qui par état exerce les facultés les plus déliées de son esprit… En résultat, on peut dire que la séparation des travaux est un habile emploi des forces de l’homme ; qu’elle accroît prodigieusement les produits de la société ; mais qu’elle ôte quelque chose à la capacité de chaque homme pris individuellement. » (Traité d’Écon. pol.)

Ainsi, quelle est, après le travail, la cause première de la multiplication des richesses et de l’habileté des travailleurs ? la division.

Quelle est la cause première de la décadence de l’esprit, et, comme nous le prouverons incessament, de la misère civilisée ? la division.

Comment le même principe, poursuivi rigoureusement dans ses conséquences, conduit-il à des effets diamétralement opposés ? pas un économiste, ni avant ni depuis A. Smith, ne s’est seulement aperçu qu’il y eût là un problème à éclaircir. Say va jusqu’à reconnaître que dans la division du travail, la même cause qui produit le bien engendre le mal ; puis, après quelques mots de commisération sur les victimes de la séparation des industries, content d’avoir fait un exposé impartial et fidèle, il nous laisse là. « Vous saurez, semble-t-il dire, que plus on divise la main-d’œuvre plus on augmente la puissance productive du travail ; mais qu’en même temps plus le travail se réduisant progressivement à un mécanisme, abrutit l’intelligence. »

En vain l’on s’indigne contre une théorie qui, créant par le travail même une aristocratie de capacités, conduit fatalement à l’inégalité politique ; en vain l’on proteste au nom de la démocratie et du progrès qu’il n’y aura plus à l’avenir ni noblesse, ni bourgeoisie, ni parias. L’économiste répond, avec l’impassibilité du destin : Vous êtes condamnés à produire beaucoup, et à produire à bon marché ; sans quoi votre industrie sera toujours chétive, votre commerce nul, et vous vous traînerez à la queue de la civilisation, au lieu d’en prendre le commandement. — Quoi ! parmi nous, hommes généreux, il y aurait des prédestinés à l’abrutissement, et plus notre industrie se perfectionne, plus augmenterait le nombre de nos frères maudits !… — Hélas !… Voilà le dernier mot de l’économiste.

On ne peut méconnaître dans la division du travail, comme fait général et comme cause, tous les caractères d’une loi ; mais comme cette loi régit deux ordres de phénomènes radicalement inverses et qui s’entre-détruisent, il faut avouer aussi que cette loi est d’une espèce inconnue dans les sciences exactes ; que c’est, chose étrange, une loi contradictoire, une contre-loi, une antinomie. Ajoutons, par forme de pré-jugement, que tel paraît être le trait signalétique de toute l’économie des sociétés, partant de la philosophie.

Or, à moins d’une recomposition du travail, qui efface les inconvénients de la division, tout en conservant ses effets utiles, la contradiction inhérente au principe est sans remède. Il faut, selon la parole des prêtres juifs conspirant la mort du Christ, il faut que le pauvre périsse pour assurer la fortune du propriétaire, expedit unum hominem pro populo mori. Je vais démontrer la nécessité de cet arrêt ; après quoi, s’il reste au travailleur parcellaire une lueur d’intelligence, il se consolera par la pensée qu’il meurt selon les règles de l’économie politique.

Le travail, qui devait donner l’essor à la conscience et la rendre de plus en plus digne de bonheur, amenant par la division parcellaire l’affaissement de l’esprit, diminue l’homme de la plus noble partie de lui-même, minorat capitis, et le rejette dans l’animalité. Dès ce moment, l’homme déchu travaille en brute, conséquemment il doit être traité en brute. Ce jugement de la nature et de la nécessité, la société l’exécutera.

Le premier effet du travail parcellaire, après la dépravation de l’âme, est la prolongation des séances qui croissent en raison inverse de la somme d’intelligence dépensée. Car le produit s’appréciant tout à la fois au point de vue de la quantité et de la qualité, si, par une évolution industrielle quelconque, le travail fléchit dans un sens, il faut qu’il soit fait compensation dans l’autre. Mais comme la durée des séances ne peut excéder seize à dix-huit heures par jour, du moment où la compensation ne pourra se prendre sur le temps, elle se prendra sur le prix, et le salaire diminuera. Et cette baisse aura lieu, non pas comme on l’a ridiculement imaginé, parce que la valeur est essentiellement arbitraire, mais parce qu’elle est essentiellement déterminable. Peu importe que la lutte de l’offre et de la demande se termine, tantôt à l’avantage du maître, tantôt au profit du salarié ; de telles oscillations peuvent varier d’amplitude, selon des circonstances accessoires bien connues, et qui ont été mille fois appréciées. Ce qui est certain, et qu’il s’agit uniquement pour nous de noter, c’est que la conscience universelle ne met pas au même taux le travail d’un contre-maitre et la manœuvre d’un goujat. Il y a donc nécessité de réduction sur le prix de la journée ; en sorte que le travailleur, après avoir été affligé dans son âme par une fonction dégradante, ne peut manquer d’être frappé aussi dans son corps par la modicité de la récompense. C’est l’application littérale de cette parole de l’Évangile : À celui qui a peu, j’ôterai encore le peu qu’il a.

Il y a dans les accidents économiques une raison impitoyable qui se rit de la religion et de l’équité comme des aphorismes de la politique, et qui rend l’homme heureux ou malheureux, selon qu’il obéit ou se soustrait aux prescriptions du destin. Certes, nous voici loin de cette charité chrétienne dont s’inspirent aujourd’hui tant d’honorables écrivains, et qui, pénétrant au cœur de la bourgeoisie, s’efforce de tempérer, par une multitude de fondations pieuses, les rigueurs de la loi. L’économie politique ne connaît que la justice, justice inflexible et serrée comme la bourse de l’avare ; et c’est parce que l’économie politique est l’effet de la spontanéité sociale et l’expression de la volonté divine, que j’ai pu dire, Dieu est contradicteur de l’homme, et la Providence misanthrope. Dieu nous fait payer, au poids du sang et à la mesure de nos larmes, chacune de nos leçons ; et pour comble de mal, dans nos relations avec nos semblables, nous faisons tous comme lui. Où donc est cet amour du père céleste pour ses créatures ? où est la fraternité humaine ?

Se peut-il autrement ? disent les théistes. L’homme tombant, l’animal reste : comment le Créateur reconnaîtrait-il en lui son image ? Et quoi de plus simple qu’il le traite alors comme une bête de somme ? Mais l’épreuve ne durera pas toujours, et tôt ou tard le travail, après s’être particularisé, se synthétisera.

Tel est l’argument ordinaire de tous ceux qui cherchent des justifications à la Providence, et qui ne réussissent le plus souvent qu’à prêter de nouvelles armes à l’athéisme. C’est donc à dire que Dieu nous aurait envié pendant six mille ans une idée qui pouvait épargner des millions de victimes, la distribution à la fois spéciale et synthétique du travail ! En revanche, il nous aurait donné par ses serviteurs Moïse, Bouddha, Zoroastre, Mahomet, etc., ces insipides rituels, opprobres de notre raison, et qui ont fait égorger plus d’hommes qu’ils ne contiennent de lettres ! Bien plus, s’il faut en croire la révélation primitive, l’économie sociale serait cette science maudite, ce fruit de l’arbre réservé à Dieu, et auquel il était défendu à l’homme de toucher ! Pourquoi cette réprobation religieuse du travail, s’il est vrai, comme déjà la science économique le découvre, que le travail soit le père de l’amour et l’organe du bonheur ? pourquoi cette jalousie de notre avancement ? Mais si, comme il paraît assez maintenant, notre progrès dépend de nous seuls, à quoi sert d’adorer ce fantôme de divinité, et que nous veut-il encore par cette cohue d’inspirés qui nous poursuivent de leurs sermons ? Vous tous, chrétiens, protestants et orthodoxes, néo-révélateurs, charlatans et dupes, écoutez le premier verset de l’hymne humanitaire sur la miséricorde de Dieu : « À mesure que le principe de la division du travail reçoit une application complète, l’ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant ! L’art fait des progrès, l’artisan rétrograde ! » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique.)

Gardons-nous donc d’anticiper sur nos conclusions, et de préjuger la dernière révélation de l’expérience. Dieu, quant à présent, nous apparaît moins favorable qu’adverse : bornons-nous à constater le fait.

De même donc que l’économie politique, à son point de départ, nous a fait entendre cette parole mystérieuse et sombre : À mesure que la production d’utilité augmente la vénalité diminue ; de même, arrivée à sa première station, elle nous avertit d’une voix terrible : À mesure que l’art fait des progrès l’artisan rétrograde.

Pour mieux fixer les idées, citons quelques exemples.

Quels sont, dans toute la métallurgie, les moins industrieux des salariés ? ceux-là précisément qu’on appelle mécaniciens. Depuis que l’outillage a été si admirablement perfectionné, un mécanicien n’est plus qu’un homme qui sait donner un coup de lime ou présenter une pièce au rabot : quant à la mécanique, c’est l’affaire des ingénieurs et des contre-maîtres. Un maréchal de campagne réunit quelquefois, par la seule nécessité de sa position, les talents divers de serrurier, de taillandier, d’armurier, de mécanicien, de charron, de vétérinaire : on serait étonné, dans le monde des beaux esprits, de la science qu’il y a sous le marteau de cet homme, à qui le peuple, toujours railleur, donne le sobriquet de brûle-fer. Un ouvrier du Creusot, qui a vu pendant dix ans tout ce que sa profession peut offrir de plus grandiose et de plus fin, sorti de son chantier, n’est plus qu’un être inhabile à rendre le moindre service et à gagner sa vie. L’incapacité du sujet est en raison directe de la perfection de l’art ; et cela est vrai de tous les états comme de la métallurgie.

Le salaire des mécaniciens s’est soutenu jusqu’à présent à un taux élevé : il est inévitable qu’il descende un jour, la qualité médiocre du travail ne pouvant le soutenir.

Je viens de citer un art mécanique, citons une industrie libérale.

Guttemberg, et ses industrieux compagnons, Furst et Schœffer, l’eussent-ils jamais cru, que, par la division du travail, leur sublime invention tomberait dans le domaine de l’ignorance, j’ai presque dit de l’idiotisme ? Il est peu d’hommes aussi faibles d’intelligence, aussi peu lettrés, que la masse des ouvriers attachés aux diverses branches de l’industrie typographique, compositeurs, pressiers, fondeurs, relieurs et papetiers. Le typographe, que l’on rencontrait encore au temps des Estienne, est devenu presque une abstraction. L’emploi des femmes pour la composition des caractères, a frappé au cœur cette noble industrie, et en a consommé l’avilissement. J’ai vu une compositrice, et c’était une des meilleures, qui ne savait pas lire, et ne connaissait des lettres que la figure. Tout l’art s’est retiré dans la spécialité des protes et correcteurs, savants modestes, que l’impertinence des auteurs et patrons humilie encore, et dans quelques ouvriers véritablement artistes. La presse, en un mot, tombée dans le mécanisme, n’est plus, par son personnel, au niveau de la civilisation : il ne restera bientôt d’elle que des monuments.

J’entends dire que les ouvriers imprimeurs, à Paris, travaillent par l’association à se relever de leur déchéance : puissent leurs efforts ne se point épuiser en un vain empirisme, ou s’égarer dans de stériles utopies !

Après l’industrie privée, voyons l’administration.

Dans les services publics, les effets du travail parcellaire se produisent non moins effrayants, non moins intenses : partout, dans l’administration, à mesure que l’art se développe, le gros des employés voit réduire son traitement. — Un facteur de la poste reçoit depuis 400 jusqu’à 600 fr. de traitement annuel, sur quoi l’administration retient environ le dixième pour la retraite. Après trente ans d’exercice, la pension, ou plutôt la restitution, est de 300 fr. par an, lesquels, cédés à un hospice par le titulaire, lui donnent droit au lit, à la soupe et au blanchissage. Le cœur me saigne à le dire, mais je trouve que l’administration est encore généreuse : quelle voulez-vous que soit la rétribution d’un homme dont toute la fonction consiste à marcher ? La légende ne donne que cinq sous au Juif-Errant ; les facteurs de la poste en reçoivent vingt ou trente ; il est vrai que la plupart ont une famille. Pour la partie du service qui demande l’usage des facultés intellectuelles, elle est réservée aux directeurs et commis : ceux-ci sont mieux payés, ils font travail d’hommes.

Partout donc, dans les services publics comme dans l’industrie libre, les choses sont arrangées de telle sorte que les neuf dixièmes des travailleurs servent de bêtes de somme à l’autre dixième : tel est l’effet inévitable du progrès industriel, et la condition indispensable de toute richesse. Il importe de se bien rendre compte de cette vérité élémentaire, avant de parler au peuple d’égalité, de liberté, d’institutions démocratiques, et autres utopies, dont la réalisation suppose préalablement une révolution complète dans les rapports des travailleurs.

L’effet le plus remarquable de la division du travail est la déchéance de la littérature.

Au moyen âge et dans l’antiquité, le lettré, sorte de docteur encyclopédique, successeur du troubadour et du poëte, sachant tout, pouvait tout. La littérature, la main haute, régentait la société ; les rois recherchaient la faveur des écrivains, ou se vengeaient de leurs mépris en les brûlant eux et leurs livres. C’était encore une manière de reconnaître la souveraineté littéraire.

Aujourd’hui, l’on est industriel, avocat, médecin, banquier, commerçant, professeur, ingénieur, bibliothécaire, etc. ; on n’est plus homme de lettres. Ou plutôt quiconque s’est élevé à un degré quelque peu remarquable dans sa profession, est par cela seul et nécessairement lettré : la littérature, comme le baccalauréat, est devenue partie élémentaire de toute profession. L’homme de lettres réduit à son expression pure est l’écrivain public, sorte de commis-phrasier aux gages de tout le monde, et dont la variété la plus connue est le journaliste…

Ce fut une étrange idée venue aux chambres, il y a quatre ans, que celle de faire une loi sur la propriété littéraire ! comme si désormais l’idée ne tendait pas de plus en plus à devenir tout, le style rien. Grâce à Dieu, c’en est fait de l’éloquence parlementaire comme de la poésie épique et de la mythologie ; le théâtre n’attire que rarement les gens d’affaires et les savants ; et tandis que les connaisseurs s’étonnent de la décadence de l’art, l’observateur philosophe n’y voit que le progrès de la raison virile, importunée plutôt que réjouie de ces difficiles bagatelles. L’intérêt du roman ne se soutient qu’autant qu’il s’approche de la réalité ; l’histoire se réduit à une exégèse anthropologique ; partout enfin l’art de bien dire apparaît comme l’auxiliaire subalterne de l’idée, du fait. Le culte de la parole, trop touffue et trop lente pour les esprits impatients, est négligé, et ses artifices perdent de jour en jour leurs séductions. La langue du dix-neuvième siècle se compose de faits et de chiffres, et celui-là est le plus éloquent parmi nous, qui, avec le moins de mots, sait exprimer le plus de choses. Quiconque ne sait parler cette langue est relégué sans miséricorde parmi les rhéteurs ; on dit de lui qu’il n’a point d’idées.

Dans une société naissante, le progrès des lettres devance nécessairement le progrès philosophique et industriel, et pendant longtemps sert à tous deux d’expression. Mais arrive le jour où la pensée déborde la langue, où par conséquent la prééminence conservée à la littérature, devient pour la société un symptôme assuré de décadence. Le langage, en effet, est pour chaque peuple la collection de ses idées natives, l’encyclopédie que lui révèle d’abord la Providence ; c’est le champ que sa raison doit cultiver, avant d’attaquer directement la nature par l’observation et l’expérience. Or, dès qu’une nation, après avoir épuisé la science contenue dans son vocabulaire, au lieu de poursuivre son instruction par une philosophie supérieure, s’enveloppe dans son manteau poétique, et se met à jouer avec ses périodes et ses hémistiches, on peut hardiment prononcer qu’une telle société est perdue. Tout en elle deviendra subtil, mesquin et faux ; elle n’aura pas même l’avantage de conserver dans sa splendeur cette langue dont elle s’est follement éprise ; au lieu de marcher dans la voie des génies de transition, des Tacite, des Thucydide, des Machiavel et des Montesquieu, on la verra tomber, d’une chute irrésistible, de la majesté de Cicéron aux subtilités de Sénèque, aux antithèses de saint Augustin, et aux calembours de saint Bernard.

Qu’on ne se fasse donc point illusion : du moment où l’esprit, d’abord tout entier dans le verbe, passe dans l’expérience et le travail, l’homme de lettres proprement dit n’est plus que la personnification chétive de la moindre de nos facultés ; et la littérature, rebut de l’industrie intelligente, ne trouve de débit que parmi les oisifs qu’elle amuse et les prolétaires qu’elle fascine, les jongleurs qui assiègent le pouvoir et les charlatans qui s’y défendent, les hiérophantes du droit divin qui embouchent le porte-voix du Sinaï, et les fanatiques de la souveraineté du peuple, dont les rares organes, réduits à essayer leur faconde tribunitienne sur des tombes en attendant qu’ils la fassent pleuvoir du haut des rostres, ne savent plus que donner au public des parodies de Gracchus et de Démosthène.

La société, dans tous ses pouvoirs, est donc d’accord de réduire indéfiniment la condition du travailleur parcellaire ; et l’expérience, confirmant partout la théorie, prouve que cet ouvrier est condamné à l’infortune dès le ventre de sa mère, sans qu’aucune réforme politique, aucune association d’intérêts, aucun effort ni de la charité publique ni de l’enseignement, puisse le secourir. Les divers spécifiques imaginés dans ces derniers temps, loin de pouvoir guérir cette plaie, serviraient plutôt à l’envenimer en l’irritant ; et tout ce que l’on a écrit à cet égard n’a fait que mettre en évidence le cercle vicieux de l’économie politique.

C’est ce que nous allons démontrer en peu de mots.



§ II. — Impuissance des palliatifs. — MM. Blanqui, Chevalier, Dunoyer, Rossi et Passy.


Tous les remèdes proposés contre les funestes effets de la division parcellaire se réduisent à deux, lesquels même n’en font qu’un, le premier étant l’inverse du second : relever le moral de l’ouvrier en augmentant son bien-être et sa dignité ; — ou bien, préparer de loin son émancipation et son bonheur par l’enseignement.

Nous examinerons successivement ces deux systèmes, dont l’un a pour représentant M. Blanqui, l’autre M. Chevalier.

M. Blanqui est l’homme de l’association et du progrès, l’écrivain aux tendances démocratiques, le professeur accueilli par les sympathies du prolétariat. Dans son discours d’ouverture pour l’année 1845, M. Blanqui a proclamé, comme moyen de salut, l’association du travail et du capital, la participation de l’ouvrier dans les bénéfices, soit un commencement de solidarité industrielle. « Notre siècle, s’est-il écrié, doit voir naître le producteur collectif. » — M. Blanqui oublie que le producteur collectif est né depuis longtemps, aussi bien que le consommateur collectif, et que la question n’est plus génétique, mais médicale. Il s’agit de faire que le sang, provenu de la digestion collective, au lieu de se porter tout à la tête, an ventre et à la poitrine, descende aussi dans les jambes et les bras. J’ignore au surplus quels moyens se propose d’employer M. Blanqui pour réaliser sa généreuse pensée ; si c’est la création d’ateliers nationaux, ou bien la commandite de l’État, ou bien l’expropriation des entrepreneurs et leur remplacement par des compagnies travailleuses, ou bien enfin s’il se contentera de recommander aux ouvriers la caisse d’épargne, auquel cas la participation pourrait être ajournée aux calendes grecques.

Quoi qu’il en soit, l’idée de M. Blanqui se résout en une augmentation de salaire, provenant du titre de co-associés, ou du moins de co-intéressés, qu’il confère aux ouvriers. Qu’est-ce donc que vaudrait à l’ouvrier sa participation aux bénéfices ?

Une filature de 15,000 broches, occupant 300 ouvriers, ne donne pas, année courante, il s’en faut de beaucoup, 20, 000 fr. de bénéfices. Je tiens d’un industriel de Mulhouse que les fabriques de tissus en Alsace sont généralement au-dessous du pair, et que cette industrie n’est déjà plus une manière de gagner de l’argent par le travail, mais par l’agio. Vendre, vendre à propos, vendre cher, est toute la question ; fabriquer n’est qu’un moyen de préparer une opération de vente. Lors donc que je suppose, en moyenne, un bénéfice de 20,000 fr. par atelier de 300 personnes, comme mon argument est général, il s’en faut de 20,000 fr. que je sois dans le vrai. Toutefois, admettons ce chiffre. Divisant 20,000 fr., le bénéfice de la fabrique, par 300 personnes et 300 journées de travail, je trouve pour chacun un surcroit de solde de 22 centimes et 2 millièmes, soit pour la dépense quotidienne un supplément de 18 c, juste un morceau de pain. Cela vaut-il la peine d’exproprier les entrepreneurs et de jouer la fortune publique, pour ériger des établissements d’autant plus fragiles, que la propriété étant morcelée en des infiniment petits d’actions, et ne se soutenant plus par le bénéfice, les entreprises manqueraient de lest, et ne seraient plus assurées contre les tempêtes ? Et s’il ne s’agit pas d’expropriation, quelle pauvre perspective à présenter à la classe ouvrière, qu’une augmentation de 18 centimes, pour prix de quelques siècles d’épargne ; car il ne lui faudra pas moins que cela pour former ses capitaux, à supposer que les chômages périodiques ne lui fassent pas manger périodiquement ses économies !

Le fait que je viens de rapporter a été signalé de plusieurs manières. M. Passy[2] a relevé lui-même, sur les registres d’une filature de Normandie où les ouvriers étaient associés à l’entrepreneur, le salaire de plusieurs familles pendant dix années ; et il a trouvé des moyennes de 12 à 1,400 fr. par an. Il a ensuite voulu comparer la situation des ouvriers de filature payés en raison des prix obtenus par les maîtres, avec celle des ouvriers qui sont simplement salariés, et il a reconnu que ces différences sont presque insensibles. Ce résultat était facile à prévoir. Les phénomènes économiques obéissent à des lois abstraites et impassibles comme les nombres : il n’y a que le privilège, la fraude et l’arbitraire qui en troublent l’immortelle harmonie.

M. Blanqui, se repentant, à ce qu’il paraît, d’avoir fait cette première avance aux idées socialistes, s’est empressé de rétracter ses paroles. Dans la même séance où M. Passy démontrait l’insuffisance de la société en participation, il s’écria : « Ne semble-t-il pas que le travail soit chose susceptible d’organisation, et qu’il dépende de l’État de régler le bonheur de l’humanité comme la marche d’une armée, et avec une précision toute mathématique ? C’est là une tendance mauvaise, une illusion que l’Académie ne saurait trop combattre, parce qu’elle n’est pas seulement une chimère, mais un sophisme dangereux. Respectons les intentions bonnes et loyales ; mais ne craignons pas de dire que publier un livre sur l’organisation du travail, c’est refaire pour la cinquantième fois un traité sur la quadrature du cercle ou la pierre philosophale. »

Puis, emporté par son zèle, M. Blanqui achève de ruiner la théorie de la participation, qu’avait déjà si fortement ébranlée M. Passy, par l’exemple suivant : « M. Dailly, agriculteur des plus éclairés, a établi un compte pour chaque pièce de terre, et un compte pour chaque produit ; et il constate que dans un intervalle de trente années, le même homme n’a jamais obtenu des récoltes pareilles sur le même espace de terre. Les produits ont varié de 26,000 fr. à 9,000 ou 7,000 fr., parfois même ils sont descendus à 300 fr. Il est même certains produits, les pommes de terre, par exemple, qui le ruinent une fois sur neuf. Comment donc, en présence de ces variations, sur des revenus aussi incertains, établir des distributions régulières et des salaires uniformes pour les travailleurs ?…

On pourrait répondre à cela que les variations de produit dans chaque pièce de terre indiquent simplement qu’il faut associer les propriétaires entre eux, après avoir associé les ouvriers aux propriétaires, ce qui établirait une solidarité plus profonde : mais ce serait préjuger ce qui est précisément en question, et que M. Blanqui, après y avoir réfléchi, juge définitivement introuvable, l’organisation du travail. D’ailleurs, il est évident que la solidarité n’ajouterait pas une obole à la richesse commune, partant, qu’elle ne touche même pas le problème de la division.

Somme toute, le bénéfice tant envié, et souvent très-problématique des maîtres, est loin de couvrir la différence des salaires effectifs aux salaires demandés ; et l’ancien projet de M. Blanqui, misérable dans ses résultats, et désavoué par son auteur, serait pour l’industrie manufacturière un fléau. Or, la division du travail étant désormais établie partout, le raisonnement se généralise, et nous avons pour conclusion que la misère est un effet du travail, aussi bien que de la paresse.

On dit à cela, et cet argument est en grande faveur parmi le peuple : augmentez le prix des services, doublez, triplez le salaire.

J’avoue que si cette augmentation était possible, elle obtiendrait un plein succès, quoi qu’en ait dit M. Chevalier, à qui je dois sur ce point un petit redressement.

D’après M. Chevalier, si l’on augmentait le prix d’une marchandise quelconque, les autres marchandises s’augmenteraient dans la même proportion, et il n’en résulterait aucun avantage pour personne.

Ce raisonnement, que les économistes se repassent depuis plus d’un siècle, est aussi faux qu’il est vieux, et il appartenait à M. Chevalier, en sa qualité d’ingénieur, de redresser la tradition économique. Les appointements d’un chef de bureau étant par jour de 10 fr., et le salaire d’un ouvrier de 4 : si le revenu est augmenté pour chacun de 5 fr., le rapport des fortunes qui, dans le premier cas, était comme 100 est à 40, ne sera plus dans le second que comme 100 est à 60. L’augmentation des salaires s’effectuant nécessairement par addition et non par quotient, serait donc un excellent moyen de nivellement ; et les économistes mériteraient que les socialistes leur renvoyassent le reproche d’ignorance, dont ils sont par eux gratifiés à tort et à travers.

Mais je dis qu’une pareille augmentation est impossible, et que la supposition en est absurde : car, comme l’a très-bien vu d’ailleurs M. Chevalier, le chiffre qui indique le prix de la journée du travail n’est qu’un exposant algébrique sans influence sur la réalité ; et ce qu’il faut avant tout songer à accroître, tout en rectifiant les inégalités de distribution, ce n’est pas l’expression monétaire, c’est la quantité des produits. Jusque-là, tout mouvement de hausse dans les salaires ne peut avoir d’autre effet que celui d’une hausse sur le blé, le vin, la viande, le sucre, le savon, la houille, etc., c’est-à-dire l’effet d’une disette. Car qu’est-ce que le salaire ? C’est le prix de revient du blé, du vin, de la viande, de la houille ; c’est le prix intégrant de toutes choses. Allons plus avant encore : le salaire est la proportionnalité des éléments qui composent la richesse, et qui sont consommés chaque jour reproductivement par la masse des travailleurs. Or, doubler le salaire, au sens où le peuple l’entend, c’est attribuer à chacun des producteurs une part plus grande que son produit, ce qui est contradictoire ; et si la hausse ne porte que sur un petit nombre d’industries, c’est provoquer une perturbation générale dans les échanges, en un mot, une disette. Dieu me garde des prédictions ! mais malgré toute ma sympathie pour l’amélioration du sort de la classe ouvrière, il est impossible, je le déclare, que les grèves suivies d’augmentation de salaire n’aboutissent pas à un renchérissement général : cela est aussi certain que deux et deux font quatre. Ce n’est point par de semblables recettes que les ouvriers arriveront à la richesse, et, ce qui est mille fois plus précieux encore que la richesse, à la liberté. Les ouvriers, appuyés par la faveur d’une presse imprudente, en exigeant une augmentation de salaire, ont servi le monopole bien plus que leur véritable intérêt : puissent-ils reconnaître, quand le malaise reviendra pour eux plus cuisant, le fruit amer de leur inexpérience !

Convaincu de l’inutilité, ou pour mieux dire des funestes effets de l’augmentation des salaires, et sentant bien que la question est toute organique et nullement commerciale, M. Chevalier prend le problème à rebours. Il demande pour la classe ouvrière, avant tout, l’instruction, et il propose dans ce sens de larges réformes.

L’instruction ! c’est aussi le mot de M. Arago aux ouvriers, c’est le principe de tout progrès. L’instruction !… Il faut savoir une fois pour toutes ce que nous pouvons en attendre pour la solution du problème qui nous occupe ; il faut savoir, dis-je, non s’il est désirable que tous la reçoivent, chose que personne ne met en doute, mais si elle est possible.

Pour bien saisir toute la portée des vues de M. Chevalier, il est indispensable de connaître sa tactique.

M. Chevalier, façonné de longue main à la discipline, d’abord par ses études polytechniques, plus tard par ses relations saint-simoniennes, et finalement par sa position universitaire, ne paraît point admettre qu’un élève puisse avoir d’autre volonté que celle du règlement, un sectaire d’autre pensée que celle du chef, un fonctionnaire public d’autre opinion que celle du pouvoir. Ce peut être une manière de concevoir l’ordre aussi respectable qu’aucun autre, et je n’entends exprimer à ce sujet ni approbation ni blâme. M. Chevalier a-t-il à émettre un jugement qui lui soit personnel ? En vertu du principe que tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis, il se hâte de prendre le devant et de dire son avis, quitte à se rallier ensuite, s’il y a lieu, à l’opinion de l’autorité. C’est ainsi que M. Chevalier, avant de se fixer au giron constitutionnel, s’était donné à M. Enfantin ; c’est ainsi qu’il s’était expliqué sur les canaux, les chemins de fer, la finance, la propriété, longtemps avant que le ministère eût adopté aucun système sur la construction des railways, sur la conversion des rentes, les brevets d’invention, la propriété littéraire, etc.

M. Chevalier n’est donc pas, tant s’en faut, admirateur aveugle de l’enseignement universitaire ; et jusqu’à nouvel ordre, il ne se gêne pas pour dire ce qu’il en pense. Ses opinions sont des plus radicales.

M. Villemain avait dit dans son rapport : « Le but de l’instruction secondaire est de préparer de loin un choix d’hommes pour toutes les positions à occuper et à desservir dans l’administration, la magistrature, le barreau et les diverses professions libérales, y compris les grades supérieurs et les spécialités savantes de la marine et de l’armée. »

« L’instruction secondaire, observe là-dessus M. Chevalier[3], est appelée aussi à préparer des hommes qui seront les uns agriculteurs, les autres manufacturiers, ceux-ci commerçants, ceux-là ingénieurs libres. Or, dans le programme tout ce monde-là est oublié. L’omission est un peu forte ; car enfin le travail industriel dans ses diverses formes, l’agriculture, le commerce, ce n’est dans l’État ni un accessoire, ni un accident : c’est le principal… Si l’Université veut justifier son nom, il faut qu’elle prenne un parti dans ce sens, sinon elle verra se dresser vis-à-vis d’elle une université industrielle… Ce sera autel contre autel, etc… »

Et comme le propre d’une idée lumineuse est d’éclairer toutes les questions qui s’y rattachent, l’enseignement professionnel fournit à M. Chevalier un moyen très-expéditif de trancher, chemin faisant, la querelle du clergé et de l’Université sur la liberté de l’enseignement.

« Il faut convenir qu’on fait la part très-belle au clergé en laissant la latinité servir de base à l’enseignement. Le clergé sait le latin aussi bien que l’Université ; c’est sa langue à lui. Son enseignement d’ailleurs est à bon marché ; donc il est impossible qu’il n’attire pas à lui une grande partie de la jeunesse dans ses petits séminaires et ses institutions de plein exercice… »

La conclusion vient toute seule : changez la matière de l’enseignement, et vous décatholicisez le royaume ; et comme le clergé ne sait que le latin et la Bible, qu’il ne compte dans son sein ni maîtres ès-arts, ni agriculteurs, ni comptables ; que parmi ses quarante mille prêtres, il n’en est peut-être pas vingt en état de lever un plan ou de forger un clou, on verra bientôt à qui les pères de famille donneront la préférence, de l’industrie ou du bréviaire, et s’ils n’estiment pas que le travail est la plus belle des langues pour prier Dieu.

Ainsi finirait cette opposition ridicule d’éducation religieuse et de science profane, de spirituel et de temporel, de raison et de foi, d’autel et de trône, vieilles rubriques désormais vides de sens, mais dont on amuse encore la bonhomie du public, en attendant qu’il se fâche.

M. Chevalier n’insiste pas, du reste, sur cette solution : il sait que religion et monarchie sont deux partenaires qui, bien que toujours en brouille, ne peuvent exister l’une sans l’autre ; et pour ne point éveiller de soupçon il se lance à travers une autre idée révolutionnaire, l’égalité.

« La France est en état de fournir à l’école polytechnique vingt fois autant d’élèves qu’il y en entre aujourd’hui (la moyenne étant de 176, ce serait 3, 520). L’Université n’a qu’à le vouloir… Si mon opinion était de quelque poids, je soutiendrais que l’aptitude mathématique est beaucoup moins spéciale qu’on ne le croit communément. Je rappelle le succès avec lequel des enfants, pris pour ainsi dire au hasard sur le pavé de Paris, suivent l’enseignement de La Martinière, d’après la méthode du capitaine Tabareau. »

Si l’enseignement secondaire, réformé selon les vues de M, Chevalier, était suivi par tous les jeunes Français, tandis qu’il ne l’est communément que par 90,000, il n’y aurait aucune exagération à élever le chiffre des spécialités mathématiques de 3,520 à 10,000 ; mais, par la même raison, nous aurions 10,000 artistes, philologues et philosophes ; — 10,000 médecins, physiciens, chimistes et naturalistes ; — 10,000 économistes, jurisconsultes, administrateurs ; — 20,000 industriels, contre-maîtres, négociants et comptables ; — 40,000 agriculteurs, vignerons, mineurs, etc. ; total, 100,000 capacités par an, soit environ le tiers de la jeunesse. Le reste, au lieu d’aptitudes spéciales, n’ayant que des aptitudes mêlées, se classerait indifféremment partout.

Il est sûr qu’un si puissant essor donné aux intelligences accélérerait la marche de l’égalité, et je ne doute pas que tel ne soit le vœu secret de M. Chevalier. Mais voilà précisément ce qui m’inquiète : les capacités ne font jamais défaut, pas plus que la population, et la question est de trouver de l’emploi aux unes et du pain à l’autre. En vain M. Chevalier nous dit-il : « L’instruction secondaire donnerait moins de prise à la plainte qu’elle lance dans la société des flots d’ambitieux dénués de tous moyens de satisfaire leurs désirs, et intéressés à bouleverser l’État ; gens inappliqués et inapplicables, bons à rien et se croyant propres à tout, particulièrement à diriger les affaires publiques. Les études scientifiques exaltent moins l’esprit. Elles l’éclairent et le règlent en même temps ; elles approprient l’homme à la vie pratique ... » — Ce langage, lui répliquerai-je, est bon à tenir à des patriarches : un professeur d’économie politique doit avoir plus de respect pour sa chaire et pour son auditoire. Le gouvernement n’a pas plus de cent vingt places disponibles chaque année pour cent soixante-seize polytechniciens admis à l’école : quel serait donc l’embarras si le nombre des admissions était de dix mille, ou seulement, en prenant le chiffre de M. Chevalier, de trois mille cinq cents ? Et généralisez : le total des positions civiles est de soixante mille, soit trois mille vacances annuelles ; quel effroi pour le pouvoir, si, adoptant tout à coup les idées réformistes de M. Chevalier, il se voyait assiégé de cinquante mille solliciteurs ! On a souvent fait l’objection suivante aux républicains sans qu’ils y aient répondu : quand tout le monde aura son brevet d’électeur, les députés en vaudront-ils mieux, et le prolétariat en sera-t-il plus avancé ? Je fais la même demande à M. Chevalier : quand chaque année scholaire vous apportera cent mille capacités, qu’en ferez-vous ?

Pour établir cette intéressante jeunesse, vous descendrez jusqu’au dernier échelon de la hiérarchie. Vous ferez débuter le jeune homme, après quinze ans de sublimes études, non plus comme aujourd’hui par les grades d’aspirant ingénieur, de sous-lieutenant d’artillerie, d’enseigne de vaisseau, de substitut, de contrôleur, de garde-général, etc. ; mais par les ignobles emplois de pionner, de soldat du train, de dragueur, de mousse, de fagoteur et de rat de cave. Là il lui faudra attendre que la mort, éclaircissant les rangs, le fasse avancer d’une semelle. Il se pourra donc qu’un homme sorti de l’école polytechnique et capable de faire un Vauban, meure cantonnier sur une route de deuxième classe, ou caporal dans un régiment.

Oh ! combien le catholicisme s’est montré plus prudent, et comme il vous a surpassés tous, saint-simoniens, républicains, universitaires, économistes, dans la connaissance de l’homme et de la société ! Le prêtre sait que notre vie n’est qu’un voyage, et que notre perfection ne se peut réaliser ici-bas ; et il se contente d’ébaucher sur la terre une éducation qui doit trouver son complément dans le ciel. L’homme que la religion a formé, content de savoir, de faire et d’obtenir ce qui suffit à sa destinée terrestre, ne peut jamais devenir un embarras pour le gouvernement : il serait plutôt le martyr. Ô religion bien-aimée ! faut-il qu’une bourgeoisie qui a tant besoin de toi, te méconnaisse !…

Dans quels épouvantables combats de l’orgueil et de la misère cette manie d’enseignement universel nous précipite ! À quoi servira l’éducation professionnelle, à quoi bon des écoles d’agriculture et de commerce, si vos étudiants ne possèdent ni établissements ni capitaux ? Et quel besoin de se bourrer jusqu’à l’âge de vingt ans de toutes sortes de sciences, pour aller après rattacher des fils à la mule-jenny, ou piquer la houille au fond d’un puits ? Quoi ! vous n’avez de votre aveu que 3,000 emplois à donner chaque année pour 50,000 capacités possibles, et vous parlez encore de créer des écoles ! Restez plutôt dans votre système d’exclusion et de privilége, système vieux comme le monde, appui des dynasties et des patriciats, véritable machine à hongrer les hommes, afin d’assurer les plaisirs d’une caste de sultans. Faites payer cher vos leçons, multipliez les entraves, écartez, par la longueur des épreuves, le fils du prolétaire à qui la faim ne permet pas d’attendre, et protégez de tout votre pouvoir les écoles ecclésiastiques, où l’on apprend à travailler pour l’autre vie, à se résigner, jeûner, respecter les grands, aimer le roi, et prier Dieu. Car toute étude inutile devient tôt ou tard une étude abandonnée : la science est un poison pour les esclaves.

Certes, M. Chevalier a trop de sagacité pour n’avoir pas aperçu les conséquences de son idée. Mais il s’est dit au fond du cœur, et l’on ne peut qu’applaudir à sa bonne intention : Il faut avant tout que les hommes soient hommes : après, qui vivra verra.

Ainsi nous marchons à l’aventure, conduits par la Providence, qui ne nous avertit jamais qu’en frappant : ceci est le commencement et la fin de l’économie politique.

À l’inverse de M. Chevalier, professeur d’économie politique au Collége de France, M. Dunoyer, économiste de l’Institut, ne veut pas qu’on organise l’enseignement. L’organisation de l’enseignement est une variété de l’organisation du travail ; donc, pas d’organisation. L’enseignement, observe M. Dunoyer, est une profession, non une magistrature : comme toutes les professions, il doit être et rester libre. C’est la communauté, c’est le socialisme, c’est la tendance révolutionnaire, dont les principaux agents ont été Robespierre, Napoléon, Louis XVIII et M. Guizot, qui ont jeté parmi nous ces idées funestes de centralisation et d’absorption de toute activité dans l’État. La presse est bien libre, et la plume des journalistes une marchandise ; la religion est bien libre aussi, et tout porteur de soutane, courte ou longue, qui sait à propos exciter la curiosité publique, peut rassembler autour de soi un auditoire. M. Lacordaire a ses dévots, M. Leroux ses apôtres, M. Buchez son couvent. Pourquoi donc l’enseignement aussi ne serait-il pas libre ? Si le droit de l’enseigné, comme celui de l’acheteur, est indubitable ; celui de l’enseignant, qui n’est qu’une variété du vendeur, en est le corrélatif : il est impossible de toucher à la liberté de l’enseignement sans faire violence à la plus précieuse des libertés, celle de la conscience. Et puis, ajoute M. Dunoyer, si l’État doit l’enseignement à tout le monde, on prétendra bientôt qu’il doit le travail, puis le logement, puis le couvert… Où cela mène-t-il ?

L’argumentation de M. Dunoyer est irréfutable : organiser l’enseignement, c’est donner à chaque citoyen la promesse d’un emploi libéral et d’un salaire confortable ; ces deux termes sont aussi intimement liés que la circulation artérielle et la circulation veineuse. Mais la théorie de M. Dunoyer implique aussi que le progrès n’est vrai que d’une certaine élite de l’humanité, et que pour les neuf dixièmes du genre humain, la barbarie est la condition perpétuelle. C’est même ce qui constitue, selon M. Dunoyer, l’essence des sociétés, laquelle se manifeste en trois temps, religion, hiérarchie et mendicité. En sorte que, dans ce système, qui est celui de Destutt de Tracy, de Montesquieu et de Platon, l’antimonie de la division, comme celle de la valeur, est insoluble.

Ce m’est un plaisir inexprimable, je l’avoue, de voir M. Chevalier, partisan de la centralisation de l’enseignement, combattu par M. Dunoyer, partisan de la liberté ; M. Dunoyer à son tour en opposition avec M. Guizot ; M. Guizot, le représentant des centralisateurs, en contradiction avec la charte, laquelle pose en principe la liberté ; la charte foulée aux pieds par les universitaires, qui réclament pour eux seuls le privilège de l’enseignement, malgré l’ordre formel de l’Évangile qui dit aux prêtres : Allez et enseignez ; et par-dessus tout ce fracas d’économistes, de législateurs, de ministres, d’académiciens, de professeurs et de prêtres, la Providence économique donnant le démenti à l’Évangile, et s’écriant : Que voulez-vous, pédagogues, que je fasse de votre enseignement ?

Qui nous tirera de cette angoisse ? M. Rossi penche pour un éclectisme : Trop peu divisé, dit-il, le travail reste improductif ; trop divisé, il abrutit l’homme. La sagesse est entre ces extrêmes : in medio virtus. — Malheureusement cette sagesse mitoyenne n’est qu’une médiocrité de misère ajoutée à une médiocrité de richesse, en sorte que la condition n’est pas le moins du monde modifiée. La proportion du bien et du mal, au lieu d’être comme 100 est à 100, n’est plus que comme 50 et à 50 : ceci peut donner une fois pour toutes la mesure de l’éclectisme. Du reste, le juste-milieu de M. Rossi est en opposition directe avec la grande loi économique : Produire aux moindres frais possibles la plus grande quantité possible de valeurs. ... Or, comment le travail peut-il remplir sa destinée, sans une extrême division ? Cherchons plus loin, s’il vous plait.

« Tous les systèmes, dit M. Rossi, toutes les hypothèses économiques appartiennent à l’économiste ; mais l’homme intelligent, libre, responsable, est sous l’empire de la loi morale. ... L’économie politique n’est qu’une science qui examine les rapports des choses, et en tire des conséquences. Elle examine quels sont les effets du travail : vous devez, dans l’application, appliquer le travail selon l’importance du but. Quand l’application du travail est contraire à un but plus élevé que la production de la richesse, il ne faut pas l’appliquer… Supposons que ce fût un moyen de richesse nationale que de faire travailler les enfants quinze heures par jour : la morale dirait que cela n’est pas permis. Cela prouve-t-il que l’économie politique est fausse ? Non : cela prouve que vous fondez ce qui doit être séparé. »

Si M. Rossi avait un peu plus de cette naïveté gauloise si difficile à acquérir aux étrangers, il aurait tout simplement jeté sa langue aux chiens, comme dit madame de Sévigné. Mais il faut qu’un professeur parle, parle, parle, non pas pour dire quelque chose, mais afin de ne pas rester muet. M. Rossi tourne trois fois autour de la question, puis il se couche : cela suffit à certaines gens pour croire qu’il a répondu.

Certes, c’est déjà un fâcheux symptôme pour une science, lorsqu’en se développant selon les principes qui lui sont propres, elle arrive à point nommé à être démentie par une autre ; comme, par exemple, lorsque les postulés de l’économie politique se trouvent contraire à ceux de la morale, je suppose que la morale, aussi bien que l’économie politique, soit une science. Qu’est-ce donc que la connaissance humaine, si toutes ses affirmations s’entre-détruisent, et à quoi faudra-t-il se fier ? Le travail parcellaire est une occupation d’esclave, mais c’est le seul véritablement fécond ; le travail non divisé n’appartient qu’à l’homme libre ; mais il ne rend pas ses frais. D’un côté l’économie politique nous dit, soyez riches ; de l’autre la morale, soyez libres ; et M. Rossi, parlant au nom des deux, nous avise en même temps que nous ne pouvons être ni libres ni riches, puisque ne l’être qu’à moitié, c’est ne l’être pas. La doctrine de M. Rossi, loin de satisfaire à cette double tendance de l’humanité, a donc l’inconvénient, pour n’être pas exclusive, de nous ôter tout : c’est, sous une autre forme, l’histoire du système représentatif.

Mais l’antagonisme est bien autrement profond encore que ne l’a vu M. Rossi. Car puisque, d’après l’expérience universelle d’accord sur ce point avec la théorie, le salaire se réduit en raison de la division du travail, il est clair qu’en nous soumettant à l’esclavage parcellaire nous n’obtiendrons pas pour cela la richesse ; nous n’aurons fait que changer des hommes en machines ; voyez la population ouvrière des deux mondes. Et puisque, d’autre part, hors de la division du travail la société retombe en barbarie, il est évident encore qu’en sacrifiant la richesse on n’arriverait pas à la liberté : voyez en Asie et en Afrique toutes les races nomades. Donc il y a nécessité, commandement absolu de par la science économique et de par la morale, de résoudre le problème de la division : or, où en sont les économistes ? Depuis plus de trente ans que Lemontey, développant une observation de Smith, a fait ressortir l’influence démoralisante et homicide de la division du travail, qu’a-t-on répondu ? quelles recherches ont été faites ? quelles combinaisons proposées ? la question a-t-elle été seulement comprise ?

Tous les ans les économistes rendent compte, avec une exactitude que je louerais davantage si je ne la voyais rester toujours stérile, du mouvement commercial des états de l’Europe. Ils savent combien de mètres de drap, de pièces de soie, de kilogrammes de fer, ont été fabriqués ; quelle a été la consommation par tête du blé, du vin, du sucre, de la viande : on dirait que pour eux le nec plus ultrà de la science soit de publier des inventaires, et le dernier terme de leur combinaison, de devenir les contrôleurs-généraux des nations. Jamais tant de matériaux amassés n’ont offert une perspective plus belle aux recherches : qu’a-t-on trouvé ? quel principe nouveau a jailli de cette masse ? quelle solution à tant de vieux problèmes en est résultée ? quelle direction nouvelle aux études ?

Une question, entre autres, semble avoir été préparée pour un jugement définitif : c’est le paupérisme. Le paupérisme est aujourd’hui, de tous les accidents du monde civilisé, le mieux connu : on sait à peu près d’où il vient, quand et comment il arrive, et ce qu’il coûte ; on a calculé quelle en est la proportion aux divers degrés de civilisation, et l’on s’est convaincu en même temps que tous les spécifiques par lesquels on l’a jusqu’à ce jour combattu ont été impuissants. Le paupérisme a été divisé en genres, espèces et variétés : c’est une histoire naturelle complète, une des branches les plus importantes de l’anthropologie. Eh bien ! ce qui résulte irréfragablement de tous les faits recueillis, mais ce qu’on n’a pas vu, ce qu’on ne veut pas voir, ce que les économistes s’obstinent à couvrir de leur silence, c’est que le paupérisme est constitutionnel et chronique dans les sociétés, tant que subsiste l’antagonisme du travail et du capital, et que cet antagonisme ne peut finir que par une négation absolue de l’économie politique. Quelle issue à ce labyrinthe les économistes ont-ils découverte ?

Ce dernier point mérite que nous nous y arrêtions un instant.

Dans la communauté primitive, la misère, ainsi que je l’ai fait observer au précédent paragraphe, est la condition universelle.

Le travail est la guerre déclarée à cette misère.

Le travail s’organise, d’abord par la division, ensuite par les machines, puis par la concurrence, etc., etc.

Or, il s’agit de savoir s’il n’est pas de l’essence de cette organisation, telle qu’elle nous est donnée dans l’économie politique, en même temps qu’elle fait cesser la misère des uns, d’aggraver celle des autres d’une manière fatale et invincible. Voilà dans quels termes la question du paupérisme doit être posée, et voilà comment nous avons entrepris de la résoudre.

Que signifient donc ces commérages éternels des économistes sur l’imprévoyance des ouvriers, sur leur paresse, leur manque de dignité, leur ignorance, leurs débauches, leurs mariages prématurés, etc. ? Tous ces vices, toute cette crapule n’est que le manteau du paupérisme ; mais la cause, la cause première qui retient fatalement les quatre cinquièmes du genre humain dans l’opprobre, où est-elle ? La nature n’a-t-elle pas fait tous les hommes également grossiers, rebelles au travail, lubriques et sauvages ? le patricien et le prolétaire ne sont-ils pas sortis du même limon ? D’où vient donc, après tant de siècles, et malgré tant de prodiges de l’industrie, des sciences et des arts, que le bien-être et la politesse n’ont pu devenir le patrimoine de tous ? D’où vient qu’à Paris et à Londres, aux centres des richesses sociales, la misère est aussi hideuse qu’au temps de César et d’Agricola ? Comment, à côté de cette aristocratie raffinée, la masse est-elle demeurée si inculte ? On accuse les vices du peuple : mais les vices de la haute classe ne paraissent pas moindres, peut-être même sont-ils plus grands. La tache originelle est égale chez tous : d’où vient, encore une fois, que le baptême de la civilisation n’a pas eu pour tous la même efficace ? Ne serait-ce point que le progrès lui-même est un privilége, et qu’à l’homme qui ne possède ni char ni monture, force est de patauger éternellement dans la boue ? Que dis-je ? à l’homme totalement dépourvu le désir du salut n’arrive point : il est si bas tombé, que l’ambition même s’est éteinte dans son cœur.

« De toutes les vertus privées, observe avec infiniment de raison M. Dunoyer, la plus nécessaire, celle qui nous donne successivement toutes les autres, c’est la passion du bien-être, c’est un désir violent de se tirer de la misère et de l’abjection, c’est cette émulation et cette dignité tout à la fois qui ne lui permettent pas de se contenter d’une situation inférieure… Mais ce sentiment, qui semble si naturel, est malheureusement beaucoup moins commun qu’on ne pense. Il est peu de reproches que la très-grande généralité des hommes méritent moins que celui que leur adressent les moralistes ascétiques d’être trop amis de leurs aises : on leur adresserait le reproche contraire avec infiniment plus de justice… Il y a même dans la nature des hommes cela de très-remarquable, que moins ils ont de lumières et de ressources, et moins ils éprouvent le désir d’en acquérir. Les sauvages les plus méprisables et les moins éclairés des hommes, sont précisément ceux à qui il est le plus difficile de donner des besoins, ceux à qui on inspire avec le plus de peine le désir de sortir de leur état ; de sorte qu’il faut que l’homme se soit déjà procuré par le travail un certain bien-être, avant qu’il éprouve avec quelque vivacité ce besoin d’améliorer sa condition, de perfectionner son existence, que j’appelle amour du bien-être. » (De la liberté du travail, tome II, p. 80.)

Ainsi la misère des classes laborieuses provient en général de leur manque de cœur et d’esprit, ou, comme l’a dit quelque part M. Passy, de la faiblesse, de l’inertie de leurs facultés morales et intellectuelles. Cette inertie tient à ce que lesdites classes laborieuses, encore à moitié sauvages, n’éprouvent pas avec une vivacité suffisante le désir d’améliorer leur condition : c’est ce que fait observer M. Dunoyer. Mais comme cette absence de désir est elle-même l’effet de la misère, il s’ensuit que la misère et l’apathie sont l’une à l’autre effet et cause, et que le prolétariat tourne dans le cercle.

Pour sortir de cet abîme, il faudrait ou du bien-être, c’est-à-dire une augmentation progressive de salaire ; ou de l’intelligence et du courage, c’est-à-dire un développement progressif des facultés : deux choses diamétralement opposées à la dégradation de l’âme et du corps, qui est l’effet naturel de la division du travail. Le malheur du prolétariat est donc tout providentiel, et entreprendre de l’éteindre, aux termes où en est l’économie politique, ce serait provoquer la trombe révolutionnaire.

Car ce n’est pas sans une raison profonde, puisée aux plus hautes considérations de la morale, que la conscience universelle, s’exprimant tour à tour par l’égoïsme des riches et par l’apathie du prolétariat, refuse la rétribution d’homme à qui ne remplit que l’office de levier et de ressort. Si, par impossible, le bien-être matériel pouvait échoir à l’ouvrier parcellaire, on verrait quelque chose de monstrueux se produire : les ouvriers occupés aux travaux répugnants deviendraient comme ces Romains gorgés des richesses du monde, et dont l’intelligence abrutie était devenue incapable d’inventer même des jouissances. Le bien-être sans éducation abrutit le peuple et le rend insolent : cette observation a été faite dès la plus haute antiquité. Incrassatus est, et recalcitravit, dit le Deutéronome. Au reste, le travailleur parcellaire s’est jugé lui-même : il est content, pourvu qu’il ait le pain, le sommeil sur un grabat, et l’ivresse le dimanche. Toute autre condition lui serait préjudiciable, et compromettrait l’ordre public.

À Lyon, il est une classe d’hommes qui, à la faveur du monopole dont la municipalité les fait jouir, reçoivent un salaire supérieur à ceux des professeurs de facultés et des chefs de bureaux des ministères : ce sont les crocheteurs. Les prix d’embarquement et de débarquement sur certains ports de Lyon, d’après les tarifs des Rigues, ou compagnies de crocheteurs, sont de 30 cent. par 100 kil. À ce taux, il n’est pas rare qu’un homme gagne 12, 15 et jusqu’à 20 fr. par jour : il ne s’agit pour cela que de porter quarante ou cinquante sacs d’un bateau dans un magasin. C’est l’affaire de quelques heures. Quelle condition favorable au développement de l’intelligence, tant pour les enfants que pour les pères, si, par elle-même et par les loisirs qu’elle procure, la richesse était un principe moralisateur ! Mais il n’en est rien : les crocheteurs de Lyon sont aujourd’hui ce qu’ils furent toujours, ivrognes, crapuleux, brutaux, insolents, égoïstes et lâches. Il est pénible de le dire, mais je regarde cette déclaration comme un devoir, parce qu’elle contient vérité : l’une des premières réformes à opérer parmi les classes travailleuses sera de réduire les salaires de quelques-unes, en même temps qu’on élèvera ceux des autres. Pour appartenir aux dernières classes du peuple, le monopole n’en est pas plus respectable, surtout quand il ne sert qu’à entretenir le plus grossier individualisme. L’émeute des ouvriers en soie a trouvé les crocheteurs, et généralement tous les gens de rivière, sans nulle sympathie, et plutôt hostiles. Rien de ce qui se passe hors des ports n’a puissance de les émouvoir. Bêtes de somme façonnées d’avance pour le despotisme, pourvu qu’on maintienne leur privilège, ils ne se mêleront jamais de politique. Toutefois je dois dire à leur décharge que, depuis quelque temps, les nécessités de la concurrence ayant fait brèche aux tarifs, des sentiments plus sociables ont commencé de s’éveiller chez ces natures massives : encore quelques réductions assaisonnées d’un peu de misère, et les Rigues lyonnaises formeront le corps d’élite, quand il faudra monter à l’assaut des bastilles.

En résumé, il est impossible, contradictoire, que dans le système actuel des sociétés le prolétariat arrive au bien-être par l’éducation, ni à l’éducation par le bien-être. Car, sans compter que le prolétaire, l’homme-machine, est aussi incapable de supporter l’aisance que l’instruction, il est démontré, d’une part, que son salaire tend toujours moins à s’élever qu’à descendre ; d’un autre côté, que la culture de son intelligence, alors même qu’il la pourrait recevoir, lui serait inutile : en sorte qu’il y a pour lui entraînement continu vers la barbarie et la misère. Tout ce que dans ces dernières années l’on a tenté en France et en Angleterre, en vue d’améliorer le sort des classes pauvres, sur le travail des enfants et des femmes et sur l’enseignement primaire, à moins qu’il ne soit le fruit d’une arrière-pensée de radicalisme, a été fait à rebours des données économiques et au préjudice de l’ordre établi. Le progrès, pour la masse des travailleurs, est toujours le livre fermé de sept sceaux ; et ce n’est pas sur des contresens législatifs que l’impitoyable énigme sera expliquée.

Du reste, si les économistes, à force de ressasser leurs vieilles routines, ont fini par perdre jusqu’à l’intelligence des choses de la société, on ne peut pas dire que les socialistes aient mieux résolu l’antinomie que soulevait la division du travail. Tout au contraire ils se sont arrêtés dans la négation ; car, n’est-ce pas toujours être dans la négation que d’opposer, par exemple, à l’uniformité du travail parcellaire une soi-disant variété où chacun pourra changer d’occupation dix, quinze, vingt fois, à volonté, dans un même jour ? Comme si changer dix, quinze, vingt fois par jour l’objet d’un exercice parcellaire, c’était rendre le travail synthétique ; comme si, par conséquent, vingt fractions de journée de manœuvre pouvaient donner l’équivalent de la journée d’un artiste. À supposer que cette voltige industrielle fût praticable, et l’on peut affirmer d’avance qu’elle s’évanouirait devant la nécessité de rendre les travailleurs responsables et par conséquent les fonctions personnelles, elle ne changerait rien à la condition physique, morale et intellectuelle de l’ouvrier ; tout au plus pourrait-elle, par la dissipation, assurer davantage son incapacité, et par conséquent sa dépendance. C’est ce qu’avouent au surplus les organisateurs, communistes et autres. Ils ont si peu la prétention de résoudre l’antinomie de la division, qu’ils admettent tous, comme condition essentielle de l’organisation, la hiérarchie du travail, c’est-à-dire la classification des ouvriers en parcellaires et en généralisateurs ou synthétiques, et que dans toutes les utopies la distinction des capacités, fondement ou prétexte éternel de l’inégalité des biens, est admise comme pivot. Des réformateurs, dont les plans ne se pouvaient recommander que par la logique, et qui, après avoir déclamé contre le simplisme, la monotonie, l’uniformité et la parcellarité du travail, s’en viennent ensuite proposer une pluralité comme une synthèse ; de pareils inventeurs sont jugés et doivent être renvoyés à l’école.

Mais vous, critique, demandera sans doute le lecteur, quelle solution est la vôtre ? Montrez-nous cette synthèse qui, conservant la responsabilité, la personnalité, en un mot la spécialité du travailleur, doit réunir l’extrême division et la plus grande variété en un tout complexe et harmonique.

Ma réponse est prête : Interrogeons les faits, consultons l’humanité ; nous ne pouvons prendre de meilleur guide. Après les oscillations de la valeur, la division du travail est le fait économique qui influe de la manière la plus sensible sur les profits et salaires. C’est le premier jalon planté par la Providence sur le sol de l’industrie, le point de départ de cette immense triangulation qui doit à la fin déterminer pour chacun et pour tous le droit et le devoir. Suivons donc nos indices, hors desquels nous ne pourrions que nous égarer et nous perdre :


Tu longe sequere, et vestigia semper adora.
  1. Un philosophe subtil, M. Paul Ackermann, a fait voir, par l’exemple du français, que chaque mot d’une langue ayant son contraire, ou comme dit l’auteur son antonyme, le vocabulaire entier pouvait être disposé par couples et former un vaste système dualiste. (Voy. Dictionnaire des Antonymes, par Paul Ackermann. Paris, Brockhaus et Avenarius, 1842.)
  2. Séance de l’Académie des sciences morales et politiques, septembre 1846.
  3. Journal des Économistes, avril 1843.