Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère/Chapitre 04

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CHAPITRE IV.


DEUXIÈME ÉPOQUE. — LES MACHINES.


« J’ai vu avec un profond regret la continuation de la détresse dans les districts manufacturiers du pays. »

Paroles de la reine Victoria à la rentrée du parlement.

Si quelque chose est propre à faire réfléchir les souverains, c’est que, spectateurs plus ou moins impassibles des calamités humaines, ils sont, par la constitution même de la société et la nature de leur pouvoir, dans l’impossibilité absolue de guérir les souffrances des peuples : il leur est même interdit de s’en occuper. Toute question de travail et de salaire, disent d’un commun accord les théoriciens économistes et représentatifs, doit demeurer hors des attributions du pouvoir. Du haut de la sphère glorieuse où les a placés la religion, les trônes, les dominations, les principautés, les puissances et toute la céleste milice regardent, inaccessibles aux orages, la tourmente des sociétés ; mais leur pouvoir ne s’étend pas sur les vents et sur les flots. Les rois ne peuvent rien pour le salut des mortels. Et, en vérité, ces théoriciens ont raison : le prince est établi pour maintenir, non pour révolutionner ; pour protéger la réalité, non pour procurer l’utopie. Il représente l’un des principes antagonistes : or, en créant l’harmonie il s’éliminerait lui-même, ce qui de sa part serait souverainement inconstitutionnel et absurde.

Mais, comme en dépit des théories le progrès des idées change sans cesse la forme extérieure des institutions, de manière à rendre continuellement nécessaire cela même que le législateur n’a ni voulu ni prévu ; qu’ainsi, par exemple, les questions d’impôt deviennent questions de répartition ; celles d’utilité publique, questions de travail national et d’organisation industrielle ; celles de finances, opérations de crédit ; celles de droit international, questions de douane et de débouché : il reste démontré que le prince, ne devant jamais, d’après la théorie, intervenir dans des choses qui cependant, sans que la théorie l’ait prévu, deviennent chaque jour et d’un mouvement irrésistible objet de gouvernement, n’est et ne peut plus être, comme la Divinité dont il émane quoi qu’on ait dit, qu’une hypothèse, une fiction.

Et comme enfin il est impossible que le prince et les intérêts que sa mission est de défendre consentent à se réduire et s’annihiler devant les principes en émergence et les droits nouveaux qui se posent, il s’ensuit que le progrès, après qu’il s’est accompli dans les esprits d’un mouvement insensible, se réalise dans la société par saccades, et que la force, malgré les calomnies dont elle est l’objet, est la condition sine quâ non des réformes. Toute société dans laquelle la puissance d’insurrection est comprimée est une société morte pour le progrès : il n’y a pas dans l’histoire de vérité mieux prouvée.

Et ce que je dis des monarchies constitutionnelles est également vrai des démocraties représentatives : partout le pacte social a lié le pouvoir et conjuré la vie, sans qu’il ait été possible au législateur de voir qu’il travaillait contre son propre but, ni de procéder autrement.

Déplorables acteurs des comédies parlementaires, monarques et représentants, voici donc enfin ce que vous êtes : des talismans contre l’avenir ! Chaque année vous apporte les doléances du peuple ; et quand on vous demande le remède, votre sagesse se couvre la face ! Faut-il appuyer le privilége, c’est-à-dire cette consécration du droit du plus fort qui vous a créés, et qui change tous les jours ? Aussitôt, au moindre signe de votre tête, s’agite, et court aux armes, et se range en bataille une nombreuse milice. Et quand le peuple se plaint que, malgré son travail, et précisément à cause de son travail, la misère le dévore ; quand la société vous demande à vivre, vous lui récitez des actes de miséricorde ! Toute votre énergie est pour l’immobilité, toute votre vertu s’évanouit en aspirations ! Comme le pharisien, au lieu de nourrir votre père, vous priez pour lui ! Ah ! je vous le dis, nous avons le secret de votre mission : vous n’existez que pour nous empêcher de vivre. Nolite ergo imperare, allez-vous-en !…

Pour nous, qui concevons sous un point de vue tout autre la mission du pouvoir ; nous qui voulons que l’œuvre spéciale du gouvernement soit précisément d’explorer l’avenir, de chercher le progrès, de procurer à tous liberté, égalité, santé et richesse, continuons avec courage notre œuvre de critique, bien sûrs, quand nous aurons mis à nu la cause du mal de la société, le principe de ses fièvres, le motif de ses agitations, que la force ne nous manquera pas pour appliquer le remède.


§ I, — Du rôle des machines, dans leurs rapports avec la liberté.


L’introduction des machines dans l’industrie s’accomplit en opposition à la loi de division, et comme pour rétablir l’équilibre profondément compromis par cette loi. Pour bien apprécier la portée de ce mouvement et en saisir l’esprit, quelques considérations générales deviennent nécessaires.

Les philosophes modernes, après avoir recueilli et classé leurs annales, ont été conduits par la nature de leurs travaux à s’occuper aussi d’histoire : et c’est alors qu’ils ont vu, non sans surprise, que l’histoire de la philosophie était la même chose au fond que la philosophie de l’histoire ; de plus, que ces deux branches de la spéculation, en apparence si diverses, l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’histoire, n’étaient encore que la mise en scène des conceptions de la métaphysique, laquelle est toute la philosophie.

Or, si l’on divise la matière de l’histoire universelle en un certain nombre de cadres, tels que mathématiques, histoire naturelle, économie sociale, etc., on trouvera que chacune de ces divisions contient aussi la métaphysique. Et il en sera de même jusqu’à la dernière subdivision de la totalité de l’histoire : en sorte que la philosophie entière gît au fond de toute manifestation naturelle ou industrielle ; qu’elle ne fait acception ni des grandeurs ni des qualités ; que pour s’élever à ses conceptions les plus sublimes, tous les paradigmes se peuvent employer également bien ; enfin, que tous les postulés de la raison se rencontrant dans la plus modeste industrie aussi bien que dans les sciences les plus générales, pour faire de tout artisan un philosophe, c’est-à-dire un esprit généralisateur et hautement synthétique, il suffirait de lui enseigner, quoi ? sa profession.

Jusqu’à présent, il est vrai, la philosophie, comme la richesse, s’est réservée pour certaines castes : nous avons la philosophie de l’histoire, la philosophie du droit, et quelques autres philosophies encore ; c’est une espèce d’appropriation qui, ainsi que beaucoup d’autres d’aussi noble souche, doit disparaître. Mais, pour consommer cette immense équation, il faut commencer par la philosophie du travail, après quoi chaque travailleur pourra entreprendre à son tour la philosophie de son état.

Ainsi, tout produit de l’art et de l’industrie, toute constitution politique et religieuse, de même que toute créature organisée ou inorganisée, n’étant qu’une réalisation, une application naturelle ou pratique de la philosophie, l’identité des lois de la nature et de la raison, de l’être et de l’idée, est démontrée ; et lorsque, pour notre part, nous établissons la conformité constante des phénomènes économiques avec les lois pures de la pensée, l’équivalence du réel et de l’idéal dans les faits humains, nous ne faisons que répéter, sur un cas particulier, cette démonstration éternelle.

Que disons-nous, en effet ?

Pour déterminer la valeur, en d’autres termes pour organiser en elle-même la production et la distribution des richesses, la société procède exactement comme la raison dans l’engendrement des concepts. D’abord elle pose un premier fait, émet une première hypothèse, la division du travail, véritable antinomie dont les résultats antagonistes se déroulent dans l’économie sociale, de la même manière que les conséquences auraient pu s’en déduire dans l’esprit : en sorte que le mouvement industriel, suivant en tout la déduction des idées, se divise en un double courant, l’un d’effets utiles, l’autre de résultats subversifs, tous également nécessaires et produits légitimes de la même loi. Pour constituer hamoniquement ce principe à double face et résoudre cette antinomie, la société en fait surgir une seconde, laquelle sera bientôt suivie d’une troisième ; et telle sera la marche du génie social, jusqu’à ce qu’ayant épuisé toutes ses contradictions, — je suppose, mais cela n’est pas prouvé, que la contradiction dans l’humanité ait un terme, — il revienne d’un bond sur toutes ses positions antérieures, et dans une seule formule résolve tous ses problèmes.

En suivant dans notre exposé cette méthode du développement parallèle de la réalité et de l’idée, nous trouvons un double avantage : d’abord, celui d’échapper au reproche de matérialisme, si souvent adressé aux économistes, pour qui les faits sont vérité par cela seul qu’ils sont des faits, et des faits matériels. Pour nous, au contraire, les faits ne sont point matière, car nous ne savons pas ce que veut dire ce mot matière, mais manifestations visibles d’idées invisibles. À ce titre, les faits ne prouvent que selon la mesure de l’idée qu’ils représentent ; et voilà pourquoi nous avons rejeté comme illégitimes et non définitives la valeur utile et la valeur en échange, et plus tard la division du travail elle-même, bien que, pour les économistes, elles fussent toutes d’une autorité absolue.

D’autre part, on ne peut plus nous accuser de spiritualisme, idéalisme ou mysticisme : car, n’admettant pour point de départ que la manifestation extérieure de l’idée, idée que nous ignorons, qui n’existe pas, tant qu’elle ne se réfléchit point, comme la lumière qui ne serait rien si le soleil existait seul dans un vide infini ; écartant tout à priori théogonique et cosmogonique, toute recherche sur la substance, la cause, le moi et le non-moi, nous nous bornons à chercher les lois de l’être, et à suivre le système de ses apparences aussi loin que la raison peut atteindre.

Sans doute, au fond, toute connaissance s’arrête devant un mystère : tels sont, par exemple, la matière et l’esprit, que nous admettons l’un et l’autre comme deux essences inconnues, supports de tous les phénomènes. Mais ce n’est point à dire pour cela que le mystère soit le point de départ de la connaissance, ni le mysticisme la condition nécessaire de la logique : tout au contraire, la spontanéité de notre raison tend à refouler perpétuellement le mysticisme ; elle proteste a priori contre tout mystère, parce que le mystère n’est bon pour elle qu’à être nié, et que la négation du mysticisme est la seule chose pour laquelle la raison n’ait pas besoin d’expérience.

En somme, les faits humains sont l’incarnation des idées humaines : donc, étudier les lois de l’économie sociale, c’est faire la théorie des lois de la raison et créer la philosophie. Nous pouvons maintenant suivre le cours de nos recherches.

Nous avons laissé, à la fin du chapitre précédent, le travailleur aux prises avec la loi de division : comment cet infatigable Œdipe va-t-il s’y prendre pour résoudre cette énigme ?

Dans la société, l’apparition incessante des machines est l’antithèse, la formule inverse de la division du travail ; c’est la protestation du génie industriel contre le travail parcellaire et homicide. Qu’est-ce, en effet, qu’une machine ? une manière de réunir diverses particules de travail que la division avait séparées. Toute machine peut être définie un résumé de plusieurs opérations, une simplification de ressorts, une condensation du travail, une réduction de frais. Sous tous ces rapports, la machine est la contre-partie de la division. Donc, par la machine, il y aura restauration du travailleur parcellaire, diminution de peine pour l’ouvrier, baisse de prix sur le produit, mouvement dans le rapport des valeurs, progrès vers de nouvelles découvertes, accroissement du bien-être général. Comme la découverte d’une formule donne une puissance nouvelle au géomètre, de même l’invention d’une machine est une abréviation de main-d’œuvre qui multiplie la force du producteur ; et l’on peut croire que l’antinomie de la division du travail, si elle n’est pas entièrement vaincue, sera balancée et neutralisée. Il faut lire dans le cours de M. Chevalier les innombrables avantages qui résultent pour la société de l’intervention des machines : c’est un tableau saisissant auquel je me plais à renvoyer le lecteur.

Les machines, se posant dans l’économie politique contradictoirement à la division du travail, représentent la synthèse s’opposant dans l’esprit humain à l’analyse ; et comme, ainsi qu’on le verra bientôt, dans la division du travail et dans les machines l’économie politique tout entière est déjà donnée, de même avec l’analyse et la synthèse on a toute la logique, on a la philosophie. L’homme qui travaille procède nécessairement et tour à tour par division et à l’aide d’instruments ; de même, celui qui raisonne fait nécessairement et tour à tour de la synthèse et de l’analyse, rien, absolument rien de plus. Et le travail et la raison n’iront jamais au delà : Prométhée, comme Neptune, atteint en trois pas aux bornes du monde.

De ces principes, aussi simples, aussi lumineux que des axiomes, se déduisent des conséquences immenses.

Comme dans l’opération intellectuelle l’analyse et la synthèse sont essentiellement inséparables, et que, d’un autre côté, la théorie ne devient légitime que sous la condition de suivre pied à pied l’expérience, il s’ensuit que le travail, réunissant l’analyse et la synthèse, la théorie et l’expérience en une action continue, le travail, forme extérieure de la logique, par conséquent résumant la réalité et l’idée, se représente de nouveau comme mode universel d’enseignement. Fit fabricando faber : de tous les systèmes d’éducation, le plus absurde est celui qui sépare l’intelligence de l’activité, et scinde l’homme en deux entités impossibles, un abstracteur et un automate. Voilà pourquoi nous applaudissons aux justes plaintes de M. Chevalier, de M. Dunoyer, et de tous ceux qui demandent la réforme de l’enseignement universitaire ; voilà aussi ce qui fonde l’espoir des résultats que nous nous sommes promis d’une telle réforme. Si l’éducation était avant tout expérimentale et pratique, ne réservant le discours que pour expliquer, résumer et coordonner le travail ; si l’on permettait d’apprendre par les yeux et les mains à qui ne peut apprendre par l’imagination et la mémoire : bientôt l’on verrait, avec les formes du travail, se multiplier les capacités ; tout le monde, connaissant la théorie de quelque chose, saurait par là même la langue philosophique ; il pourrait à l’occasion, ne fût-ce qu’une fois dans sa vie, créer, modifier, perfectionner, faire preuve d’intelligence et de compréhension, produire son chef-d’œuvre, en un mot se montrer homme. L’inégalité des acquisitions de la mémoire ne changerait rien à l’équivalence des facultés, et le génie ne nous paraîtrait plus que ce qu’il est en effet, la santé de l’esprit.

Les beaux esprits du dix-huitième siècle ont longuement disputé sur ce qui constitue le génie, en quoi il diffère du talent, ce qu’il faut entendre par esprit, etc. Ils avaient transporté dans la sphère intellectuelle les mêmes distinctions qui, dans la société, séparent les personnes. Il y avait pour eux des génies rois et dominateurs, des génies princes, des génies ministres ; puis encore des esprits gentilshommes et des esprits bourgeois, des talents citadins et des talents campagnards. Tout au bas de l’échelle gisait la foule grossière des industrieux, âmes à peine ébauchées, exclues de la gloire des élus. Toutes les rhétoriques sont encore pleines de ces impertinences que l’intérêt monarchique, la vanité des lettrés et l’hypocrisie socialiste s’efforcent d’accréditer, pour l’esclavage perpétuel des nations et le soutien de l’ordre de choses.

Mais, s’il est démontré que toutes les opérations de l’esprit se réduisent à deux, analyse et synthèse, lesquelles sont nécessairement inséparables, quoique distinctes ; si, par une conséquence forcée, malgré l’infinie variété des travaux et des études, l’esprit ne fait toujours que recommencer la même toile, l’homme de génie n’est autre chose qu’un homme de bonne constitution, qui a beaucoup travaillé, beaucoup médité, beaucoup analysé, comparé, classé, résumé et conclu ; tandis que l’être borné, qui croupit dans une routine endémique, au lieu de développer ses facultés, a tué son intelligence par l’inertie et l’automatisme. Il est absurde de distinguer comme différant de nature ce qui ne diffère en réalité que par l’âge, puis de convertir en privilége et exclusion les divers degrés d’un développement ou les hasards d’une spontanéité qui, par le travail et l’éducation, doivent de jour en jour s’effacer.

Les rhéteurs psychologues qui ont classé les âmes humaines en dynasties, races nobles, familles bourgeoises et prolétariat, avaient pourtant observé que le génie n’était point universel, et qu’il avait sa spécialité ; en conséquence, Homère, Platon, Phidias, Archimède, César, etc., qui tous leur semblaient premiers dans leur genre, furent par eux déclarés égaux et souverains de royaumes séparés. Quelle inconséquence ! Comme si la spécialité du génie ne trahissait pas la loi même de l’égalité des intelligences ! comme si, d’un autre côté, la constance du succès dans le produit du génie n’était pas la preuve qu’il opère selon des principes à lui étrangers, et qui sont le gage de la perfection de ses œuvres, tant qu’il les suit avec fidélité et certitude ! Cette apothéose du génie, rêvée les yeux ouverts par des hommes dont le babil demeura toujours stérile, ferait croire à la sottise innée de la majorité des mortels, si elle n’était la preuve éclatante de leur perfectibilité.

Ainsi le travail, après avoir différencié les capacités et préparé leur équilibre par la division des industries, complète, si j’ose ainsi dire, l’armement de l’intelligence par les machines. D’après les témoignages de l’histoire comme d’après l’analyse, et nonobstant les anomalies causées par l’antagonisme des principes économiques, l’intelligence diffère chez les hommes, non par la puissance, la netteté, ou l’étendue : mais, en premier lieu, par la spécialité, ou comme dit l’école, par la détermination qualitative ; secondement par l’exercice et l’éducation. Donc, chez l’individu comme chez l’homme collectif, l’intelligence est bien plus une faculté qui vient, qui se forme et se développe, quæ fit, qu’une entité ou entéléchie qui existe toute formée, antérieurement à l’apprentissage. La raison, ou quelque nom qu’on lui donne, génie, talent, industrie, est au point de départ une virtualité nue et inerte, qui peu à peu grandit, se fortifie, se colore, se détermine et se nuance à l’infini. Par l’importance de ses acquisitions, par son capital en un mot, l’intelligence diffère et différera toujours d’un individu à l’autre ; mais comme puissance, égale dans tous à l’origine, le progrès social doit être, en perfectionnant incessamment ses moyens, de la rendre à la fin chez tous encore égale. Sans cela le travail resterait pour les uns un privilège, et pour les autres un châtiment.

Mais l’équilibre des capacités, dont nous avons vu le prélude dans la division du travail, ne remplit pas toute la destination des machines, et les vues de la Providence s’étendent fort au delà. Avec l’introduction des machines dans l’économie, l’essor est donné à la liberté.

La machine est le symbole de la liberté humaine, l’insigne de notre domination sur la nature, l’attribut de notre puissance, l’expression de notre droit, l’emblème de notre personnalité. Liberté, intelligence, voilà donc tout l’homme : car, si nous écartons comme mystique et inintelligible toute spéculation sur l’être humain considéré au point de vue de la substance (esprit ou matière), il ne nous reste plus que deux catégories de manifestations, comprenant, la première, tout ce que l’on nomme sensations, volitions, passions, attractions, instincts, sentiments ; l’autre, tous les phénomènes classés sous les noms d’attention, perception, mémoire, imagination, comparaison, jugement, raisonnement, etc. Quant à l’appareil organique, bien loin qu’il soit le principe ou la base de ces deux ordres de facultés, on doit le considérer comme en étant la réalisation synthétique et positive, l’expression vivante et harmonieuse. Car, comme de l’émission séculaire que l’humanité aura faite de ses principes antagonistes doit résulter un jour l’organisation sociale, tout de même l’homme doit être conçu comme le résultat de deux séries de virtualités.

Ainsi, après s’être posée comme logique, l’économie sociale poursuivant son œuvre se pose comme psychologie. L’éducation de l’intelligence et de la liberté, en un mot le bien-être de l’homme, toutes expressions parfaitement synonymes, voilà le but commun de l’économie politique et de la philosophie. Déterminer les lois de la production et de la distribution des richesses, ce sera démontrer, par une exposition objective et concrète, les lois de la raison et de la liberté ; ce sera créer à posteriori la philosophie et le droit : de quelque côté que nous nous tournions, nous sommes en pleine métaphysique.

Essayons maintenant, avec les données réunies de la psychologie et de l’économie politique, de définir la liberté.

S’il est permis de concevoir la raison humaine, à son origine, comme un atome lucide et réfléchissant, capable de représenter un jour l’univers, mais au premier instant vide de toute image ; on peut de même considérer la liberté, au début de la conscience, comme un point vivant, punctum saliens, une spontanéité vague, aveugle, ou plutôt indifférente, et capable de recevoir toutes les impressions, dispositions et inclinations possibles. La liberté est la faculté d’agir et de n’agir pas, laquelle, par un choix ou détermination (j’emploie ici le mot détermination au passif et à l’actif tout à la fois) quelconque, sort de son indifférence et devient volonté.

Je dis donc que la liberté, de même que l’intelligence, est de sa nature une faculté indéterminée, informe, qui attend sa valeur et son caractère des impressions du dehors ; faculté par conséquent négative au départ, mais qui peu à peu se détermine et se dessine par l’exercice, je veux dire par l’éducation.

L’étymologie, telle que du moins je la comprends, du mot liberté, fera encore mieux entendre ma pensée. Le radical est lib-et, il plaît (cf. allem. lieben, aimer) ; d’où l’on a fait lib-eri, enfants, ceux qui nous sont chers, nom réservé aux enfants du père de famille ; lib-ertas, condition, caractère ou inclination des enfants de race noble ; lib-ido, passion d’esclave, qui ne reconnaît ni Dieu, ni loi, ni patrie, synonyme de licentia, mauvaise conduite. Suivant que la spontanéité se détermine utilement, généreusement, ou en bien, on l’a nommée libertas ; suivant qu’au contraire elle se détermine d’une manière nuisible, vicieuse et lâche, en mal, on l’a appelée libido.

Un savant économiste, M. Dunoyer, a donné une définition de la liberté qui, rapprochée de la nôtre, achèvera d’en démontrer l’exactitude.

« J’appelle liberté ce pouvoir que l’homme acquiert d’user de ses forces plus facilement, à mesure qu’il s’affranchit des obstacles qui en gênaient originairement l’exercice. Je dis qu’il est d’autant plus libre, qu’il est plus délivré des causes qui l’empêchaient de s’en servir ; qu’il a plus éloigné de lui ces causes ; qu’il a plus agrandi et désobstrué la sphère de son action… Ainsi, on dit qu’un homme a l’esprit libre, qu’il jouit d’une grande liberté d’esprit, non-seulement quand son intelligence n’est troublée par aucune violence extérieure, mais encore quand elle n’est ni obscurcie par l’ivresse, ni altérée par la maladie, ni retenue dans l’impuissance par le défaut d’exercice. »

M. Dunoyer n’a vu la liberté que par son côté négatif, c’est-à-dire comme si seulement elle était synonyme d’affranchissement des obstacles. À ce compte, la liberté ne serait pas une faculté chez l’homme, elle ne serait rien. Mais bientôt M. Dunoyer, tout en persistant dans son incomplète définition, saisit le vrai côté de la chose : c’est alors qu’il lui arrive de dire que l’homme, en inventant une machine, sert sa liberté, non pas, comme nous nous exprimons, parce qu’il la détermine, mais, selon le style de M. Dunoyer, parce qu’il lui ôte une difficulté. « Ainsi, le langage articulé est un meilleur instrument que le langage par signes ; on est donc plus libre d’exprimer sa pensée et de l’imprimer dans l’esprit d’autrui par la parole que par les gestes. La parole écrite est un instrument plus puissant que la parole articulée ; on est donc plus libre d’agir sur l’esprit de ses semblables lorsqu’on sait figurer la parole aux yeux, que lorsqu’on sait l’articuler seulement. La presse est un instrument deux ou trois cents fois plus puissant que la plume ; on est donc deux ou trois cents fois plus libre d’entrer en relation avec les autres hommes lorsqu’on peut répandre ses idées par l’impression, que lorsqu’on ne peut les publier que par l’écriture. »

Je ne relèverai pas tout ce que cette manière de représenter la liberté renferme d’inexact et d’illogique. Depuis Destutt de Tracy, dernier représentant de la philosophie de Condillac, l’esprit philosophique s’est obscurci parmi les économistes de l’école française ; la peur de l’idéologie a perverti leur langage, et l’on s’aperçoit, en les lisant, que l’adoration du fait leur a fait perdre jusqu’au sentiment de la théorie. J’aime mieux constater que M. Dunoyer, et l’économie politique avec lui, ne s’est pas trompé sur l’essence de la liberté, force, énergie ou spontanéité indifférente de soi à toute action, par conséquent également susceptible de toute détermination bonne ou mauvaise, utile ou nuisible. M. Dunoyer a si bien eu le soupçon de la vérité, qu’il écrit lui-même : « Au lieu de considérer la liberté comme un dogme, je la présenterai comme un résultat ; au lieu d’en faire l’attribut de l’homme, j’en ferai l’attribut de la civilisation ; au lieu d’imaginer des formes de gouvernement propres à l’établir, j’exposerai de mon mieux comment elle naît de tous nos progrès. »

Puis il ajoute, avec non moins de raison :

« On remarquera combien cette méthode diffère de celle de ces philosophes dogmatiques, qui ne parlent que de droits et de devoirs ; de ce que les gouvernements ont le devoir de faire et les nations le droit d’exiger, etc. Je ne dis pas sentencieusement : les hommes ont le droit d’être libres ; je me borne à demander : comment arrive-t-il qu’ils le soient ?

D’après cet exposé, on peut résumer en quatre lignes l’ouvrage qu’a voulu faire M. Dunoyer : Revue des obstacles qui entravent la liberté, et des moyens (instruments, méthodes, idées, coutumes, religions, gouvernements, etc.) qui la favorisent. Sans les omissions, l’ouvrage de M. Dunoyer eût été la philosophie même de l’économie politique.

Après avoir soulevé le problème de la liberté, l’économie politique nous en fournit donc une définition conforme de tout point à celle que donne la psychologie et que suggèrent les analogies du langage : et voilà comment peu à peu l’étude de l’homme se trouve transportée de la contemplation du moi, à l’observation des réalités.

Or, de même que les déterminations de la raison dans l’homme ont reçu le nom d’idées (idées sommaires, supposées à priori, ou principes, conceptions, catégories ; et idées secondaires, ou plus spécialement acquises et empiriques) ; — de même les déterminations de la liberté ont reçu le nom de volitions, sentiments, habitudes, mœurs. Puis le langage, figuratif de sa nature, continuant à fournir les éléments de la première psychologie, on a pris l’habitude d’assigner aux idées, comme lieu ou capacité où elles résident, l’intelligence ; et aux volitions, sentiments, etc., la conscience. Toutes ces abstractions ont été pendant longtemps prises pour des réalités par les philosophes, dont aucun ne s’apercevait que toute distribution des facultés de l’âme est nécessairement œuvre de fantaisie, et que leur psychologie n’était qu’un mirage.

Quoi qu’il en soit, si nous concevons maintenant ces deux ordres de déterminations, la raison et la liberté, comme réunis et fondus par l’organisation en une personne vivante, raisonnable et libre, nous comprendrons aussitôt qu’elles doivent se prêter un secours mutuel et s’influencer réciproquement. Si, par erreur ou inadvertance de la raison, la liberté, aveugle de sa nature, prend une fausse et funeste habitude, la raison ne tardera pas elle-même à s’en ressentir ; au lieu d’idées vraies, conformes aux rapports naturels des choses, elle ne retiendra que des préjugés, d’autant plus difficiles à extirper ensuite de l’intelligence, qu’ils seront devenus par l’âge plus chers à la conscience. Dans cet état, la raison et la liberté sont amoindries ; la première est troublée dans son développement, la seconde comprimée dans son essor, et l’homme est dévoyé, c’est-à-dire tout à la fois méchant et malheureux.

Ainsi, lorsqu’à la suite d’une aperception contradictoire et d’une expérience incomplète, la raison eut prononcé par la bouche des économistes qu’il n’y avait point de règle de la valeur, et que la loi du commerce était l’offre et la demande, la liberté s’est livrée à la fougue de l’ambition, de l’égoïsme et du jeu ; le commerce n’a plus été qu’un pari, soumis à certaines règles de police ; la misère est sortie des sources de la richesse ; le socialisme, esclave lui-même de la routine, n’a su que protester contre les effets, au lieu de s’élever contre les causes ; et la raison a dû reconnaître, par le spectacle de tant de maux, qu’elle avait fait fausse route.

L’homme ne peut arriver au bien-être qu’autant que sa raison et sa liberté non-seulement marchent d’accord, mais ne s’arrêtent jamais dans leur développement. Or, comme le progrès de la liberté, de même que celui de la raison, est indéfini, et comme d’ailleurs ces deux puissances sont intimement liées et solidaires, il faut conclure que la liberté est d’autant plus parfaite qu’elle se détermine plus conformément aux lois de la raison, qui sont celles des choses ; et que si cette raison était infinie, la liberté elle-même deviendrait infinie. En d’autres termes, la plénitude de la liberté est dans la plénitude de la raison : summa lex, summa libertas.

Ces préliminaires étaient indispensables pour bien apprécier le rôle des machines, et faire ressortir l’enchaînement des évolutions économiques. À ce propos, je rappellerai au lecteur que nous ne faisons point une histoire selon l’ordre des temps, mais selon la succession des idées. Les phases ou catégories économiques sont dans leur manifestation tantôt contemporaines, tant interverties ; et de là vient l’extrême difficulté qu’ont éprouvée de tout temps les économistes à systématiser leurs idées ; de là le chaos de leurs ouvrages même les plus recommandables sous tout autre rapport, tels que ceux d’Ad. Smith, Ricardo et J. B. Say. Mais les théories économiques n’en ont pas moins leur succession logique et leur série dans l’entendement : c’est cet ordre que nous nous sommes flattés de découvrir, et qui fera de cet ouvrage tout à la fois une philosophie et une histoire.


§ II. — Contradiction des machines. — Origine du capital et du salariat.


Par cela même que les machines diminuent la peine de l’ouvrier, elles abrègent et diminuent le travail, qui de la sorte devient de jour en jour plus offert et moins demandé. Peu à peu, il est vrai, la réduction des prix faisant augmenter la consommation, la proportion se rétablit, et le travailleur est rappelé : mais comme les perfectionnements industriels se succèdent sans relâche, et tendent continuellement à substituer l’opération mécanique au travail de l’homme, il s’ensuit qu’il y a tendance constante à retrancher une partie du service, partant à éliminer de la production les travailleurs. Or, il en est de l’ordre économique comme de l’ordre spirituel : hors de l’église point de salut, hors du travail point de subsistance. La société et la nature, également impitoyables, sont d’accord pour exécuter ce nouvel arrêt.

« Lorsqu’une nouvelle machine, ou en général un procédé expéditif quelconque, dit J. B. Say, remplace un travail humain déjà en activité, une partie des bras industrieux, dont le service est utilement suppléé, demeure sans ouvrage. — Une machine nouvelle remplace donc le travail d’une partie des travailleurs, mais ne diminue pas la quantité des choses produites ; car alors on se garderait de l’adopter ; elle déplace le revenu. Mais l’effet ultérieur est tout à l’avantage des machines : car si l’abondance du produit et la modicité du prix de revient font baisser la valeur vénale, le consommateur, c’est-à-dire tout le monde, en profitera. »

L’optimisme de Say est une infidélité à la logique et aux faits. Il ne s’agit pas seulement ici d’un petit nombre d’accidents, arrivés pendant un laps de trente siècles par l’introduction d’une, deux ou trois machines ; il s’agit d’un phénomène régulier, constant et général. Après que le revenu a été déplacé, comme dit Say, par une machine, il l’est par une autre, puis encore par une autre, et toujours par une autre, tant qu’il reste du travail à faire et des échanges à effectuer. Voilà comme le phénomène doit être présenté et envisagé : mais alors convenons qu’il change singulièrement d’aspect. Le déplacement du revenu, la suppression du travail et du salaire est un fléau chronique, permanent, indélébile, une sorte de choléra qui tantôt apparaît sous la figure de Guttemberg, puis qui revêt celle d’Arkwright ; ici on le nomme Jacquard, plus loin James Watt ou marquis de Jouffroy. Après avoir sévi plus ou moins de temps sous une forme, le monstre en prend une autre ; et les économistes, qui le croient parti, de s’écrier : Ce n’était rien ! Tranquilles et satisfaits, pourvu qu’ils appuient de tout le poids de leur dialectique sur le côté positif de la question, ils ferment les yeux sur le côté subversif, sauf cependant, lorsqu’on leur reparlera de misère, à recommencer leurs sermons sur l’imprévoyance et l’ivrognerie des travailleurs.

En 1730, — cette observation est de M. Dunoyer ; elle donne la mesure de toutes les élucubrations de même espèce : — « en 1750 donc, la population du duché de Lancaster était de 300,000 âmes.

» En 1801, grâce au développement des machines à filer, cette population était de 672,000 âmes.

» En 1831, elle était de 1,336,000

» Au lieu de 40,000 ouvriers qu’occupait anciennement l’industrie cotonnière, elle en occupe, depuis l’invention des machines, 1,500,000. »

M. Dunoyer ajoute que dans le temps où le nombre des ouvriers employés à ce travail prit cette extension singulière, le prix du travail devint une fois et demie plus considérable. Donc la population n’ayant fait que suivre le mouvement industriel, son accroissement a été un fait normal et irréprochable ; que dis-je ? un fait heureux, puisqu’on le cite à l’honneur et gloire du développement mécanique. Mais tout à coup M. Dunoyer fait volte-face : le travail ayant bientôt manqué à cette multitude d’engins filateurs, le salaire dut nécessairement décroître ; la population qu’avaient appelée les machines, se trouva délaissée par les machines, et M. Dunoyer de dire alors : c’est l’abus du mariage qui est cause de la misère. Le commerce anglais, sollicité par son immense clientèle, appelle de tous côtés des ouvriers, et provoque au mariage ; tant que le travail abonde, le mariage est chose excellente, dont on aime à citer les effets dans l’intérêt des machines ; mais, comme la clientèle est flottante, dès que le travail et le salaire manquent, on crie à l’abus du mariage, on accuse l’imprévoyance des ouvriers. L’économie politique, c’est-à-dire le despotisme propriétaire, ne peut jamais avoir tort : il faut que ce soit le prolétariat.

L’exemple de l’imprimerie a été mainte fois cité, toujours dans une pensée d’optimisme. Le nombre de personnes que fait vivre aujourd’hui la fabrication des livres est peut-être mille fois plus considérable que ne l’était celui des copistes et enlumineurs avant Guttemberg ; donc, conclut-on d’un air satisfait, l’imprimerie n’a fait tort à personne. Des faits analogues pourraient être cités à l’infini, sans qu’un seul fût à récuser, mais aussi sans que la question fît un pas. Encore une fois, personne ne disconvient que les machines aient contribué au bien-être général : mais j’affirme, en regard de ce fait irréfragable, que les économistes manquent à la vérité lorsqu’ils avancent d’une manière absolue que la simplification des procédés n’a eu nulle part pour résultat de diminuer le nombre des bras employés à une industrie quelconque. Ce que les économistes devraient dire, c’est que les machines, de même que la division du travail, sont tout à la fois, dans le système actuel de l’économie sociale, et une source de richesse, et une cause permanente et fatale de misère.

« En 1836, dans un atelier de Manchester, neuf métiers, chacun de trois cent vingt-quatre broches, étaient conduits par quatre fileurs. Dans la suite on doubla la longueur des chariots, et l’on fit porter à chacun six cent quatre-vingts broches, et deux hommes suffirent à les diriger. »

Voilà bien le fait brut de l’élimination de l’ouvrier par la machine. Par une simple combinaison, trois ouvriers sur quatre sont évincés ; qu’importe que dans cinquante ans, la population du globe ayant doublé, la clientèle de l’Angleterre quadruplé, de nouvelles machines étant construites, les manufacturiers anglais reprennent leurs ouvriers ? Les économistes entendent-ils se prévaloir, en faveur des machines, de l’accroissement de population ? Qu’ils renoncent alors à la théorie de Malthus, et cessent de déclamer contre la fécondité excessive des mariages.

« On ne s’arrêta pas là : bientôt une nouvelle amélioration mécanique permit de faire faire par un seul ouvrier l’ouvrage qui en occupait quatre autrefois. » — Nouvelle réduction de trois quarts sur la main-d’œuvre : en tout réduction de quinze seizièmes sur le travail d’homme.

» Un fabricant de Bolton écrit : l’allongement des chariots de nos métiers nous permet de n’employer que vingt-six fileurs là où nous en employions trente-cinq en 1837. » — Autre décimation des travailleurs : sur quatre il y a une victime.

Ces faits sont extraits de la Revue Économique de 1842 ; et il n’est personne qui ne puisse en indiquer d’analogues. J’ai assisté à l’introduction des mécaniques à imprimer, et je puis dire que j’ai vu de mes yeux le mal qu’en ont souffert les imprimeurs. Depuis quinze ou vingt ans que les mécaniques se sont établies, une partie des ouvriers s’est reportée sur la composition, d’autres ont quitté leur état, plusieurs sont morts de misère : c’est ainsi que s’opère la réfusion des travailleurs à la suite des innovations industrielles. — Il y a vingt ans, quatre-vingts équipages à chevaux faisaient le service de navigation de Beaucaire à Lyon ; tout cela a disparu devant une vingtaine de paquebots à vapeur. Assurément le commerce y a gagné ; mais cette population marinière, qu’est-elle devenue ? s’est-elle transposée des bateaux dans les paquebots ? Non : elle est allée où vont toutes les industries déclassées, elle s’est évanouie.

Au reste, les documents suivants, que j’extrais de la même source, donneront une idée plus positive de l’influence des perfectionnements industriels sur le sort des ouvriers.

« La moyenne des salaires par semaine, à Manchester, est 12 fr. 50 c. (10 schellings). Sur 450 ouvriers, il n’y en a pas quarante qui gagnent 25 fr. » — L’auteur de l’article a soin de remarquer qu’un Anglais consomme cinq fois autant qu’un Français : c’est donc comme si un ouvrier en France devait vivre avec 2 fr. 50 c. par semaine.

Revue d’Edimbourg, 1835 : « C’est à une coalition d’ouvriers (qui ne voulaient pas laisser réduire leur salaire) qu’on doit le chariot de Sharpe et Robert de Manchester ; et cette invention a rudement châtié les imprudents coalisés. » — Châtié mériterait châtiment. L’invention de Sharpe et Robert de Manchester devait sortir de la situation ; le refus des ouvriers de subir la réduction qui leur était demandée n’en a été que l’occasion déterminante. Ne dirait-on pas, aux airs de vengeance qu’affecte la Revue d’Edimbourg, que les machines ont un effet rétroactif ?

Un manufacturier anglais : « L’insubordination de nos ouvriers nous a fait songer à nous passer d’eux. Nous avons fait et provoqué tous les efforts d’intelligence imaginables pour remplacer le service des hommes par des instruments plus dociles, et nous en sommes venus à bout. La mécanique a délivré le capital de l’oppression du travail. Partout où nous employons encore un homme, ce n’est que provisoirement, en attendant qu’on invente pour nous le moyen de remplir sa besogne sans lui. »

Quel système que celui qui conduit un négociant à penser avec délices que la société pourra bientôt se passer d’hommes ! La mécanique a délivré le capital de l’oppression du travail ! C’est exactement comme si le ministère entreprenait de délivrer le budget de l’oppression des contribuables. Insensé ! si les ouvriers vous coûtent, ils sont vos acheteurs : que ferez-vous de vos produits, quand, chassés par vous, ils ne les consommeront plus ? Aussi, le contrecoup des machines, après avoir écrasé les ouvriers, ne tarde pas à frapper les maîtres ; car si la production exclut la consommation, bientôt elle-même est forcée de s’arrêter.

« Pendant le quatrième semestre de 1841, quatre grandes faillites, arrivées dans une ville manufacturière d’Angleterre, ont mis 1,720 personnes sur le pavé. » — Ces faillites avaient pour cause le trop plein de la production, ce qui veut dire l’insuffisance des débouchés, ou la détresse du peuple. Quel dommage que la mécanique ne puisse délivrer aussi le capital de l’oppression des consommateurs ! quel malheur que les machines n’achètent pas les tissus qu’elles fabriquent ! Ce serait l’idéal de la société, si le commerce, l’agriculture et l’industrie, pouvaient marcher sans qu’il y eût un homme sur la terre !

« Dans une paroisse du Yorkshire, les ouvriers depuis neuf mois ne travaillent que deux jours par semaine. » — Machines.

« À Geston, deux fabriques évaluées 60,000 liv. st., sont vendues 26,000. » — Elles produisaient plus qu’elles ne pouvaient vendre. Machines !

« En 1841, le nombre des enfants au-dessous de treize ans diminue dans les manufactures, parce que les enfants au-dessus de treize ans prennent leur place. » — Machines. L’ouvrier adulte redevient un apprenti, un enfant : ce résultat était prévu dès la phase de la division du travail, pendant laquelle nous avons vu la qualité de l’ouvrier baisser à mesure que l’industrie se perfectionne.

En terminant, le journaliste fait cette réflexion : « Depuis 1836, l’industrie cotonnière rétrograde ; » — c’est-à-dire qu’elle n’est plus en rapport avec les autres industries : autre résultat prévu par la théorie de la proportionnalité des valeurs.

Aujourd’hui, les coalitions et les grèves d’ouvriers paraissent avoir cessé sur tous les points de l’Angleterre, et les économistes se réjouissent avec raison de ce retour à l’ordre, disons même au bon sens. Mais parce que les ouvriers n’ajouteront plus désormais, j’aime à l’espérer du moins, la misère de leurs chômages volontaires à la misère que leur créent les machines, s’ensuit-il que la situation soit changée ? Et si rien n’est changé dans la situation, l’avenir ne sera-t-il pas toujours la triste copie du passé ?

Les économistes aiment à reposer leur esprit sur les tableaux de la félicité publique : c’est à ce signe principalement qu’on les reconnaît, et qu’entre eux ils s’apprécient. Toutefois, il ne manque pas non plus parmi eux d’imaginations chagrines et maladives, toujours prêtes à opposer aux récits de la prospérité croissante, les preuves d’une misère obstinée.

M. Théodore Fix résumait ainsi la situation générale, décembre 1844 :

« L’alimentation des peuples n’est plus exposée à ces terribles perturbations causées par les disettes et les famines, si fréquentes jusqu’au commencement du dix-neuvième siècle. La variété des cultures et les perfectionnements agricoles ont conjuré ce double fléau d’une manière presque absolue. On évaluait, en 1791, la production totale du blé en France, à environ 47 millions d’hectolitres, ce qui donnait, déduction faite des semences pour chaque habitant, un hectolitre 65 centilitres. En 1840, la même production est évaluée à 70 millions d’hectolitres, et par individu à un hectolitre 82 centilitres, les surfaces cultivées étant à peu près ce qu’elles étaient avant la révolution… Les matières ouvrées se sont accrues dans des proportions au moins aussi fortes que les substances alimentaires ; et l’on peut dire que la masse des tissus s’est plus que doublée et peut-être triplée depuis cinquante ans. Le perfectionnement des procédés techniques a conduit à ce résultat…

» Depuis le commencement du siècle, la vie moyenne s’est accrue de deux ou trois ans ; indice irrécusable d’une plus grande aisance, ou, si l’on veut, d’une atténuation de la misère.

» Dans l’espace de vingt ans, le chiffre du revenu indirect, sans aucun changement onéreux dans la législation, s’est élevé de 540 millions à 720 : symptôme de progrès économique bien plus que de progrès fiscal.

» Au 1er janvier 1844, la caisse des dépôts et consignations devait aux caisses d’épargne 351 millions et demi, et Paris figurait dans cette somme pour 105 millions. Cependant l’institution ne s’est guère développée que depuis douze ans : et l’on doit remarquer que les 351 millions et demi, actuellement dus aux caisses d’épargne, ne constituent pas la masse entière des économies réalisées, puisqu’au moment donné les capitaux accumulés reçoivent une autre destination… En 1843, sur 320,000 ouvriers et 80,000 domestiques habitant la capitale, 90,000 ouvriers ont déposé à la caisse d’épargne 2,547,000 fr., et 34,000 domestiques, 1,268,000 fr. »

Tous ces faits sont parfaitement vrais, et la conséquence qu’on en tire en faveur des machines, on ne peut plus exacte : c’est qu’en effet elles ont imprimé au bien-être général une impulsion puissante. Mais les faits que nous allons faire suivre ne sont pas moins authentiques, et la conséquence qui en sortira contre les machines ne sera pas moins juste, savoir, qu’elles sont une cause incessante de paupérisme. J’en appelle aux chiffres de M. Fix, lui-même.

Sur 320.000 ouvriers et 80.000 domestiques résidant à Paris, il y a 230.000 des premiers et 46.000 des seconds, total, 276.000, qui ne mettent pas aux caisses d’épargne. On n’oserait prétendre que ce sont 276.000 dissipateurs et vauriens qui s’exposent à la misère volontairement. Or, comme parmi ceux-là même qui font des économies, il se trouve de pauvres et médiocres sujets pour qui la caisse d’épargne n’est qu’un répit dans le libertinage et la misère, concluons que sur tous les individus vivant de leur travail, près des trois quarts, ou sont imprévoyants, paresseux et débauchés, puisqu’ils ne mettent pas à la caisse d’épargne, ou qu’ils sont trop pauvres pour réaliser des économies. Il n’y a pas d’autre alternative. Mais, à défaut de charité, le sens commun ne permet pas d’accuser en masse la classe travailleuse : force est donc de rejeter la faute sur notre régime économique. Comment M. Fix n’a-t-il pas vu que ses chiffres s’accusaient eux-mêmes ?

On espère qu’avec le temps, tous, ou presque tous les travailleurs mettront aux caisses d’épargne. Sans attendre le témoignage de l’avenir, nous pouvons vérifier sur-le-champ si cet espoir est fondé.

D’après le témoignage de M. Vée, maire du 5e arrondissement de Paris, « le nombre des ménages indigents inscrits sur les contrôles des bureaux de bienfaisance est de 30.000, ce qui donne 65.000 individus. » Le recensement fait au commencement de 1846, a donné 88.474. — Et les ménages pauvres, mais non inscrits, combien sont-ils ? autant. Mettons donc 180.000 pauvres non douteux, quoique non officiels, et tous ceux qui vivent dans la gêne, même avec les dehors de l’aisance, combien encore ? deux fois autant : total, 360.000 personnes, à Paris, dans le malaise.

« On parle du blé, s’écrie un autre économiste, M. Louis Leclerc ; mais est-ce qu’il n’y a pas des populations immenses qui se passent de pain ? Sans sortir de notre patrie, est-ce qu’il n’y a pas des populations qui vivent exclusivement de maïs, de sarrasin, de châtaignes ?… »

M. Leclerc dénonce le fait : donnons-en l’interprétation. Si, comme il n’est pas douteux, l’accroissement de population se fait sentir principalement dans les grandes villes, c’est à-dire sur les points où il se consomme le plus de blé, il est clair que la moyenne par tête a pu s’accroître sans que la condition générale fût meilleure. Rien n’est menteur comme une moyenne.

« On parle, continue le même, de l’accroissement de la consommation indirecte. C’est en vain qu’on tenterait d’innocenter la falsification parisienne : elle existe ; elle a ses maîtres, ses habiles, sa littérature, ses traités didactiques et classiques… La France possédait des vins exquis, qu’en a-t-on fait ? qu’est devenue cette brillante richesse ? où sont les trésors créés depuis Probus par le génie national ? Et pourtant lorsqu’on envisage jusqu’aux excès auxquels le vin donne lieu partout où il est cher, partout où il n’entre pas dans le régime régulier ; quand à Paris, capitale du royaume des bons vins, on voit le peuple se gorger d’un je ne sais quoi falsifié, frelaté, nauséabond, quelquefois exécrable, et les gens aisés boire chez eux ou accepter sans mot dire, dans les restaurants en renom, des vins se disant tels, louches, violacés, d’une insipidité, d’une platitude, d’une misère à faire frémir le plus pauvre paysan bourguignon ou tourangeau, peut-on douter de bonne foi que les liquides alcooliques ne soient l’un des plus impérieux besoins de notre nature !… »

Je cite ce passage tout au long, parce qu’il résume sur un cas particulier tout ce qu’il y aurait à dire sur les inconvénients des machines. Il en est, par rapport au peuple, du vin comme des tissus, et généralement de toutes les denrées et marchandises créées pour la consommation des classes pauvres. C’est toujours la même déduction : réduire par des procédés quelconques les frais de fabrication, afin 1o de soutenir avec avantage la concurrence contre les collègues plus heureux ou plus riches ; 2o de servir cette innombrable clientèle de spoliés qui ne peuvent mettre le prix à rien, dès lors que la qualité en est bonne. Produit par les voies ordinaires, le vin coûte trop cher à la masse des consommateurs ; il court risque de demeurer dans les caves des débitants. Le fabricant de vins tourne la difficulté : ne pouvant mécaniser la culture, il trouve moyen, à l’aide de quelques accompagnements, de mettre le précieux liquide à la portée de tout le monde. Certains sauvages, dans leurs disettes, mangent de la terre ; l’ouvrier de la civilisation boit de l’eau. Malthus fut un grand génie.

Pour ce qui regarde l’accroissement de la vie moyenne, je reconnais la sincérité du fait ; mais en même temps je déclare l’observation fautive. Expliquons cela. Supposons une population de dix millions d’âmes : si, par telle cause que l’on voudra, la vie moyenne venait à s’accroître de cinq ans pour un million d’individus, la mortalité continuant à sévir de la même manière qu’auparavant sur les neuf autres millions, on trouverait, en répartissant cet accroissement sur le tout, que la vie moyenne s’est augmentée pour chacun de six mois. Il en est de la vie moyenne, soi-disant indice du bien-être moyen, comme de l’instruction moyenne : le niveau des connaissances ne cesse de monter, ce qui n’empêche pas qu’il y ait aujourd’hui, en France, tout autant de barbares que du temps de François Ier. Les charlatans qui se proposaient d’exploiter les chemins de fer ont fait grand bruit de l’importance de la locomotive pour la circulation des idées ; et les économistes, toujours à l’affût des niaiseries civilisées, n’ont pas manqué de répéter cette fadaise. — Comme si les idées avaient besoin, pour se répandre, de locomotives ! Mais qui donc empêche les idées de circuler de l’Institut aux faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, dans les rues étroites et misérables de la Cité et du Marais, partout enfin où habite cette multitude encore plus dépourvue d’idées que de pain ? D’où vient qu’entre un Parisien et un Parisien, malgré les omnibus et la petite poste, la distance est aujourd’hui trois fois plus grande qu’au quatorzième siècle ?

L’influence subversive des machines sur l’économie sociale et la condition des travailleurs s’exerce en mille modes, qui tous s’enchaînent et s’appellent réciproquement : la cessation du travail, la réduction du salaire, la surproduction, l’encombrement, l’altération et la fabrication des produits, les faillites, le déclassement des ouvriers, la dégénération de l’espèce, et finalement les maladies et la mort.

M. Théodore Fix a lui-même remarqué que depuis cinquante ans la taille moyenne de l’homme, en France, avait diminué de quelques millimètres. Cette observation vaut celle de tout à l’heure : sur qui porte cette diminution ?

Dans un rapport lu à l’Académie des sciences morales sur les résultats de la loi du 22 mars 1841, M. Léon Faucher s’exprimait ainsi : « Les jeunes ouvriers sont pâles, faibles, de petite stature, et lents à penser aussi bien qu’à se mouvoir. À quatorze ou quinze ans ils ne paraissent pas plus développés que des enfants de neuf à dix ans dans l’état normal. Quant à leur développement intellectuel et moral, on en voit qui, à l’âge de treize ans, n’ont pas la notion de Dieu, qui n’ont jamais entendu parler de leurs devoirs, et pour qui la première école de morale a été une prison. »

Voilà ce que M. Léon Faucher a vu, au grand déplaisir de M. Charles Dupin, et à quoi il déclare que la loi du 22 mars est impuissante à remédier. Et ne nous fâchons pas contre cette impuissance du législateur : le mal provient d’une cause aussi nécessaire pour nous que le soleil ; et, dans l’ornière où nous sommes engagés, toutes les colères comme tous les palliatifs ne feraient qu’empirer notre situation. Oui, pendant que la science et l’industrie font de si merveilleux progrès, il y a nécessité, à moins que le centre de gravité de la civilisation ne change tout à coup, que l’intelligence et le confort du prolétariat s’atténue ; pendant que la vie s’allonge et s’améliore pour les classes aisées, il est fatal qu’elle empire et s’abrège pour les indigentes. Ceci résulte des écrits les mieux pensants, je veux dire les plus optimistes.

Selon M. de Morogues, 7,500,000 hommes en France n’ont que 91 fr. à dépenser par an, 25 c. par jour. Cinq sous ! cinq sous ! Il y a donc quelque chose de prophétique dans cet odieux refrain.

En Angleterre (l’Écosse et l’Irlande non comprises), la taxe des pauvres était,

1801 — 4, 078, 891 liv.st. pour une population de   8,872,980
1818 — 7,870,801 — — 11,978,873
1833 — 8,000,000 — — 14,000,000

Le progrès de la misère a donc été plus rapide que celui de la population ; que deviennent, en présence de ce fait, les hypothèses de Malthus ? — Et cependant il est indubitable qu’à la même époque la moyenne du bien-être s’est accrue : que signifient donc les statistiques ?

Le rapport de mortalité pour le premier arrondissement de Paris est de un sur cinquante-deux habitants, et pour le douzième de un sur vingt-six. Or, ce dernier compte un indigent pour sept habitants, tandis que l’autre n’en compte que un pour vingt-huit. Cela n’empêche pas que la vie moyenne, même à Paris, ne se soit accrue, comme l’a très-bien observé M. Fix.

A Mulhouse, les probabilités de la vie moyenne sont de vingt-neuf ans pour les enfants de la classe aisée et deux ans pour ceux des ouvriers ; — en 1812, la vie moyenne était dans la même localité de vingt-cinq ans neuf mois douze jours ; tandis qu’en 1827 elle n’était plus que de vingt-un ans neuf mois. Et cependant pour toute la France la vie moyenne est en hausse. Qu’est-ce que cela veut dire ?

M. Blanqui, ne pouvant s’expliquer à la fois tant de prospérité et tant de misère, s’écrie quelque part : « L’accroissement de production n’est pas augmentation de richesse La misère se répand davantage au contraire, à mesure que l’industrie se concentre. Il faut qu’il y ait quelque vice radical dans un système qui ne garantit aucune sécurité ni au capital, ni au travail, et qui semble multiplier les embarras des producteurs, en même temps qu’il les force à multiplier leurs produits. »

Il n’y a point ici de vice radical. Ce qui étonne M. Blanqui est tout simplement ce dont l’Académie dont il fait partie a demandé la détermination, ce sont les oscillations du pendule économique, la valeur, frappant alternativement et d’une mesure uniforme le bien et le mal, jusqu’à ce que l’heure de l’équation universelle ait sonné. Si l’on veut me permettre une autre comparaison, l’humanité dans sa marche est comme une colonne de soldats, qui, partis du même pas et au même instant aux battements mesurés du tambour, perdent peu à peu leurs intervalles. Tout avance ; mais la distance de la tête à la queue s’allonge sans cesse ; et c’est un effet nécessaire du mouvement qu’il y ait des traînards et des égarés.

Mais il faut pénétrer plus avant encore dans l’antinomie. Les machines nous promettaient un surcroît de richesse ; elles nous ont tenu parole, mais en nous dotant du même coup d’un surcroît de misère. — Elles nous promettaient la liberté ; je vais prouver qu’elles nous ont apporté l’esclavage.

J’ai dit que la détermination de la valeur, et avec elle les tribulations de la société, commençaient à la division des industries, sans laquelle il ne pourrait exister ni échange, ni richesse, ni progrès. La période que nous parcourons en ce moment, celle des machines, se distingue par un caractère particulier ; c’est le salariat.

Le salariat est issu en droite ligne de l’emploi des machines, c’est-à-dire, pour donner à ma pensée toute la généralité d’expression qu’elle réclame, de la fiction économique par laquelle le capital devient agent de production. Le salariat, enfin, postérieur à la division du travail et à l’échange, est le corrélatif obligé de la théorie de réduction des frais, de quelque manière que s’obtienne cette réduction. Cette généalogie est trop intéressante pour que nous n’en disions pas quelques mots.

La première, la plus simple, la plus puissante des machines, est l’atelier.

La division ne faisait que séparer les diverses parties du travail, laissant chacun se livrer à la spécialité qui lui agréait le plus : l’atelier groupe les travailleurs selon le rapport de chaque partie au tout. C’est, dans sa forme la plus élémentaire, la pondération des valeurs, introuvable cependant selon les économistes. Or, par l’atelier, la production va s’accroître, et le déficit en même temps.

Un homme a remarqué qu’en divisant la production et ses diverses parties, et les faisant exécuter chacune par un ouvrier à part, il obtiendrait une multiplication de force dont le produit serait de beaucoup supérieur à la somme de travail que donne le même nombre d’ouvriers, lorsque le travail n’est pas divisé.

Saisissant le fil de cette idée, il se dit qu’en formant un groupe permanent de travailleurs assortis pour l’objet spécial qu’il se propose, il obtiendra une production plus soutenue, plus abondante, et à moins de frais. Il n’est pas indispensable, au reste, que les ouvriers soient rassemblés dans le même local : l’existence de l’atelier ne tient pas essentiellement à ce contact. Elle résulte du rapport et de la proportion des travaux différents, et de la pensée commune qui les dirige. En un mot, la réunion au même lieu peut offrir ses avantages, lesquels ne devront point être négligés : mais ce n’est pas ce qui constitue l’atelier.

Voici donc la proposition que fait le spéculateur à ceux qu’il désire faire collaborer avec lui : Je vous garantis à perpétuité le placement de vos produits, si vous voulez m’accepter pour acheteur ou pour intermédiaire. Le marché est si évidemment avantageux, que la proposition ne peut manquer d’être agréée. L’ouvrier y trouve continuité de travail, prix fixe et sécurité ; de son côté l’entrepreneur aura plus de facilité pour la vente, puisque, produisant à meilleur compte, il peut lever la main sur le prix ; enfin ses bénéfices seront plus considérables à cause de la masse des placements. Il n’y aura pas jusqu’au public et au magistrat qui ne félicitent l’entrepreneur d’avoir accru la richesse sociale par ses combinaisons, et qui ne lui votent une récompense.

Mais, d’abord, qui dit réduction de frais, dit réduction de services, non pas, il est vrai, dans le nouvel atelier, mais pour les ouvriers de même profession restés en dehors, comme aussi pour beaucoup d’autres dont les services accessoires seront à l’avenir moins demandés. Donc, toute formation d’atelier correspond à une éviction de travailleurs : cette assertion, toute contradictoire qu’elle paraisse, est aussi vraie de l’atelier que d’une machine.

Les économistes en conviennent : mais ils répètent ici leur éternelle oraison, qu’après un laps de temps la demande du produit ayant augmenté en raison de la réduction du prix, le travail finira par être à son tour plus demandé qu’auparavant. Sans doute, avec le temps, l’équilibre se rétablira ; mais encore une fois l’équilibre ne sera pas rétabli sur ce point, que déjà il sera troublé sur un autre, parce que l’esprit d’invention, non plus que le travail, ne s’arrête jamais. Or, quelle théorie pourrait justifier ces perpétuelles hécatombes ? « Quand on aura, écrivait Sismondi, réduit le nombre des hommes de peine au quart ou au cinquième de ce qu’il est à présent, on n’aura plus besoin que du quart ou du cinquième des prêtres, des médecins, etc. Quand on les aura retranchés absolument, on pourra bien se passer du genre humain. » Et c’est ce qui arriverait effectivement si, pour mettre le travail de chaque machine en rapport avec les besoins de la consommation, c’est-à-dire pour ramener la proportion des valeurs continuellement détruite, il ne fallait pas sans cesse créer de nouvelles machines, ouvrir d’autres débouchés, par conséquent multiplier les services et déplacer d’autres bras. En sorte que d’un côté l’industrie et la richesse, de l’autre la population et la misère, s’avancent, pour ainsi dire, à la file, et toujours l’une tirant l’autre.

J’ai fait voir l’entrepreneur, au début de l’industrie, traitant d’égal à égal avec ses compagnons, devenus plus tard ses ouvriers. Il est sensible, en effet, que cette égalité primitive a dû rapidement disparaître, par la position avantageuse du maître et la dépendance des salariés. C’est en vain que la loi assure à chacun le droit d’entreprise, aussi bien que la faculté de travailler seul et de vendre directement ses produits. D’après l’hypothèse, cette dernière ressource est impraticable, puisque l’atelier a eu pour objet d’anéantir le travail isolé. Et quant au droit de lever charrue, comme l’on dit, et de mener train, il en est de l’industrie comme de l’agriculture : ce n’est rien de savoir travailler, il faut être arrivé à l’heure ; la boutique, aussi bien que la terre, est au premier occupant. Lorsqu’un établissement a eu le loisir de se développer, d’élargir ses bases, de se lester de capitaux, d’assurer sa clientèle, que peut contre une force aussi supérieure l’ouvrier qui n’a que ses bras ? Ainsi, ce n’est point par un acte arbitraire de la puissance souveraine ni par une usurpation fortuite et brutale que s’étaient établies au moyen âge les corporations et les maîtrises : la force des choses les avait créées longtemps avant que les édits des rois leur eussent donné la consécration ; et, malgré la réforme de 89, nous les voyons se reconstituer sous nos yeux avec une énergie cent fois plus redoutable. Abandonnez le travail à ses propres tendances, et l’asservissement des trois quarts du genre humain est assuré.

Mais ce n’est pas tout. La machine ou l’atelier, après avoir dégradé le travailleur en lui donnant un maître, achève de l’avilir en le faisant déchoir du rang d’artisan à celui de manœuvre.

Autrefois, la population des bords de la Saône et du Rhône se composait en grande partie de mariniers, tous formés à la conduite des bateaux, soit par des chevaux, soit à la rame. À présent que la remorque à vapeur s’est établie sur presque tous les points, les mariniers, ne trouvant pas pour la plupart à vivre de leur état, ou passent les trois quarts de leur vie à chômer, ou bien se font chauffeurs. À défaut de la misère, la dégradation : tel est le pis-aller que font les machines à l’ouvrier. Car il en est d’une machine comme d’une pièce d’artillerie : hors le capitaine, ceux qu’elle occupe sont des servants, des esclaves.

Depuis l’établissement des grandes manufactures une foule de petites industries ont disparu du foyer domestique : croit-on que les ouvrières à 50 et 75 centimes aient autant d’intelligence que leurs aïeules ?

« Après l’établissement du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, raconte M. Dunoyer, il s’est établi entre le Pecq et une multitude de localités plus ou moins voisines, un tel nombre d’omnibus et de voitures, que cet établissement, contre toute prévision, a augmenté l’emploi des chevaux dans une proportion considérable. »

Contre toute prévision ! Il n’est qu’un économiste pour ne pas prévoir ces choses-là. Multipliez les machines, vous augmentez le travail pénible et répugnant : cet apophthegme est aussi sûr qu’aucun de ceux qui datent du déluge. Qu’on m’accuse, si l’on veut, de malveillance envers la plus belle invention de notre siècle, rien ne m’empêchera de dire que le principal résultat des chemins de fer, après l’asservissement de la petite industrie, sera de créer une population de travailleurs dégradés, cantonniers, balayeurs, chargeurs, débardeurs, camionneurs, gardiens, portiers, peseurs, graisseurs, nettoyeurs, chauffeurs, pompiers, etc., etc. Quatre mille kilomètres de chemins de fer donneront à la France un supplément de cinquante mille serfs : ce n’est pas pour ce monde-là, sans doute, que M. Chevalier demande des écoles professionnelles.

On dira peut-être que la masse des transports s’étant proportionnellement accrue beaucoup plus que le nombre des journaliers, la différence est à l’avantage du chemin de fer, et que, somme toute, il y a progrès. On peut même généraliser l’observation, et appliquer le même raisonnement à toutes les industries.

Mais c’est précisément cette généralité du phénomène qui fait ressortir l’asservissement des travailleurs. Le premier rôle dans l’industrie est aux machines, le second à l’homme : tout le génie déployé par le travail tourne à l’abrutissement du prolétariat. Quelle glorieuse nation que la nôtre, quand, sur quarante millions d’habitants, elle en comptera trente-cinq d’hommes de peine, gratteurs de papier et valets !

Avec la machine et l’atelier, le droit divin, c’est-à-dire le principe d’autorité, fait son entrée dans l’économie politique. Le Capital, la Maîtrise, le Privilége, le Monopole, la Commandite, le Crédit, la Propriété, etc., tels sont, dans le langage économique, les noms divers de ce je ne sais quoi qu’ailleurs on a nommé Pouvoir, Autorité, Souveraineté, Loi écrite, Révélation, Religion, Dieu enfin, cause et principe de toutes nos misères et de tous nos crimes, et qui, plus nous cherchons à le définir, plus il nous échappe.

Est-il donc impossible que dans l’état présent de la société l’atelier, avec son organisation hiérarchique, et les machines, au lieu de servir exclusivement les intérêts de la classe la moins nombreuse, la moins travailleuse et la plus riche, soient employés au bien de tous ?

C’est ce que nous allons examiner.


§ III. — Des préservatifs contre l’influence désastreuse de machines.


Réduction de main-d’œuvre est synonyme de baisse de prix, par conséquent d’accroissement d’échanges ; puisque si le consommateur paie moins, il achètera davantage.

Mais réduction de main-d’œuvre est synonyme aussi de restriction du marché ; puisque si le producteur gagne moins, il achètera moins. Et c’est ainsi en effet que les choses se passent. La concentration des forces dans l’atelier, et l’intervention du capital dans la production, sous le nom de machines, engendrent tout à la fois la surproduction et le dénûment ; et tout le monde a vu ces deux fléaux, plus redoutables que l’incendie et la peste, se développer de nos jours sur la plus vaste échelle et avec une dévorante intensité. Cependant il est impossible que nous reculions : il faut produire, produire toujours, produire à bon marché ; sans cela l’existence de la société est compromise. Le travailleur, qui, pour échapper à l’abrutissement dont le menaçait le principe de division, avait créé tant de machines merveilleuses, se retrouve par ses propres œuvres ou frappé d’interdiction, ou subjugué. Contre cette alternative, quels moyens se proposent ?

M. de Sismondi, avec tous les hommes à idées patriarcales, voudrait que la division du travail, avec les machines et manufactures, fût abandonnée, et que chaque famille retournât au système d’indivision primitive, c’est-à-dire au chacun chez soi, chacun pour soi, dans l’acception la plus littérale du mot. — C’est rétrograder, c’est impossible.

M. Blanqui revient à la charge avec son projet de participation de l’ouvrier, et de mise en commandite, au profit du travailleur collectif, de toutes les industries. — J’ai fait voir que ce projet compromettait la fortune publique, sans améliorer d’une manière appréciable le sort des travailleurs ; et M. Blanqui lui-même paraît s’être rallié à ce sentiment. Comment concilier, en effet, cette participation de l’ouvrier dans les bénéfices avec les droits des inventeurs, des entrepreneurs et des capitalistes, dont les uns ont à se couvrir de fortes avances, ainsi que de leurs longs et patients efforts ; les autres exposent sans cesse leur fortune acquise, et courent seuls les chances d’entreprises souvent hasardées ; et les troisièmes ne pourraient supporter de réduction dans le taux de leurs intérêts, sans perdre en quelque façon leurs épargnes ? Comment accorder, en un mot, l’égalité qu’on voudrait établir entre les travailleurs et les maîtres, avec la prépondérance qu’on ne peut enlever aux chefs d’établissements, aux commanditaires et aux inventeurs, et qui implique si nettement pour eux l’appropriation exclusive des bénéfices ? Décréter par une loi l’admission de tous les ouvriers au partage des bénéfices, ce serait prononcer la dissolution de la société : tous les économistes l’ont si bien senti, qu’ils ont fini par changer en une exhortation aux maîtres, ce qui leur était venu d’abord comme projet. Or, tant que le salarié n’aura de profit que ce qui lui sera laissé par l’entrepreneur, on peut compter pour lui sur une indigence éternelle : il n’est pas au pouvoir des détenteurs du travail qu’il en soit autrement.

Au reste, l’idée, d’ailleurs très-louable, d’associer les ouvriers aux entrepreneurs tend à cette conclusion communiste, évidemment fausse dans ses prémisses : Le dernier mot des machines est de rendre l’homme riche et heureux sans qu’il ait besoin de travailler. Puis donc que les agents naturels doivent tout faire pour nous, les machines doivent appartenir à l’état, et le but du progrès est la communauté.

J’examinerai en son lieu la théorie communiste.

Mais je crois devoir prévenir dès à présent les partisans de cette utopie, que l’espoir dont ils se bercent à propos des machines n’est qu’une illusion d’économistes, quelque chose comme le mouvement perpétuel, qu’on cherche toujours et qu’on ne trouve pas, parce qu’on le demande à qui ne peut le donner. Les machines ne marchent pas toutes seules : il faut, pour entretenir leur mouvement, organiser autour d’elles un immense service ; tellement qu’à la fin l’homme se créant à lui-même d’autant plus de besogne qu’il s’environne de plus d’instruments, la grande affaire avec les machines est beaucoup moins d’en partager les produits que d’en assurer l’alimentation, c’est-à-dire de renouveler sans cesse le moteur. Or ce moteur n’est pas l’air, l’eau, la vapeur, l’électricité ; c’est le travail, c’est-à-dire le débouché.

Un chemin de fer supprime sur toute la ligne qu’il parcourt le roulage, les diligences, les bourreliers, selliers, charrons, aubergistes : je saisis le fait au moment qui suit l’établissement du chemin. Supposons que l’état, par mesure de conservation ou par principe d’indemnité, rende les industriels déclassés par le chemin de fer propriétaires ou exploiteurs de la voie : les prix de transport étant, je le suppose, réduits de 25 p. 100 (sans cela à quoi bon le chemin de fer ?) le revenu de tous ces industriels réunis se trouvera diminué d’une quantité égale, ce qui revient à dire qu’un quart des personnes vivant auparavant du roulage, se trouvera, malgré la munificence de l’état, littéralement sans ressource. Pour faire face à leur déficit ils n’ont qu’un espoir : c’est que la masse des transports effectués sur la ligne augmente de 25 p. 100 ou bien qu’ils trouvent à s’employer dans d’autres catégories industrielles ; ce qui paraît d’abord impossible, puisque, par l’hypothèse et par le fait, les emplois sont remplis partout, que partout la proportion est gardée, et que l’offre suffit à la demande.

Pourtant il faut bien, si l’on veut que la masse des transports augmente, qu’une excitation nouvelle soit donnée au travail dans les autres industries. Or, admettant qu’on emploie les travailleurs déclassés à cette surproduction, que leur répartition dans les diverses catégories du travail soit aussi facile à exécuter que la théorie le prescrit, on sera encore loin de compte. Car, le personnel de la circulation étant à celui de la production comme 100 est à 1,000, pour obtenir, avec une circulation d’un quart moins chère, en d’autres termes d’un quart plus puissante, le même revenu qu’auparavant, il faudra renforcer la production aussi d’un quart, c’est-à-dire ajouter à la milice agricole et industrielle, non pas 25, chiffre qui indique la proportionnalité de l’industrie voiturière, mais 250. Mais pour arriver à ce résultat, il faudra créer des machines, créer, qui pis est, des hommes : ce qui ramène sans cesse la question au même point. Ainsi contradiction sur contradiction : ce n’est plus seulement le travail qui, par la machine, fait défaut à l’homme ; c’est encore l’homme qui, par sa faiblesse numérique et l’insuffisance de sa consommation, fait défaut à la machine : de sorte qu’en attendant que l’équilibre s’établisse, il y a tout à la fois manque de travail et manque de bras, manque de produits et manque de débouchés. Et ce que nous disons du chemin de fer est vrai de toutes les industries : toujours l’homme et la machine se poursuivent, sans que le premier puisse arriver au repos, ni la seconde être assouvie.

Quels que soient donc les progrès de la mécanique, quand on inventerait des machines cent fois plus merveilleuses que la mule-jenny, le métier à bas, la presse à cylindre ; quand on découvrirait des forces cent fois plus puissantes que la vapeur : bien loin d’affranchir l’humanité, de lui créer des loisirs et de rendre la production de toute chose gratuite, on ne ferait jamais que multiplier le travail, provoquer la population, appesantir la servitude, rendre la vie de plus en plus chère, et creuser l’abîme qui sépare la classe qui commande et qui jouit, de la classe qui obéit et qui souffre.

Supposons maintenant toutes ces difficultés vaincues ; supposons que les travailleurs rendus disponibles par le chemin de fer suffisent à ce surcroît de service que réclame l’alimentation de la locomotive, la compensation étant effectuée sans déchirement, personne ne souffrira ; tout au contraire, le bien-être de chacun s’augmentera d’une fraction du bénéfice réalisé sur le roulage par la voie de fer. Qui donc, me demandera-t-on, empêche que les choses ne se passent avec cette régularité et cette précision ? Et quoi de plus facile à un gouvernement intelligent que d’opérer ainsi toutes les transitions industrielles ?

J’ai poussé l’hypothèse aussi loin qu’elle pouvait aller, afin de montrer, d’une part, le but vers lequel se dirige l’humanité ; de l’autre, les difficultés qu’elle doit vaincre pour y parvenir. Assurément l’ordre providentiel est que le progrès s’accomplisse, en ce qui regarde les machines, de la manière que je viens de le dire : mais ce qui embarrasse la marche de la société et la fait aller de Charybde en Scylla, c’est tout justement qu’elle n’est point organisée. Nous ne sommes encore parvenus qu’à la seconde phase de ses évolutions, et déjà nous avons rencontré sur notre route deux abîmes qui semblent infranchissables, la division du travail et les machines. Comment faire que l’ouvrier parcellaire, s’il est homme d’intelligence, ne s’abrutisse pas ; et si déjà il est abruti, revienne à la vie intellectuelle ? Comment, en second lieu, faire naître parmi les travailleurs cette solidarité d’intérêt sans laquelle le progrès industriel compte ses pas par ses catastrophes, alors que ces mêmes travailleurs sont profondément divisés par le travail, le salaire, l’intelligence et la liberté, c’est-à-dire par l’égoïsme ? Comment enfin concilier ce que le progrès accompli a eu pour effet de rendre inconciliable ? Faire appel à la communauté et à la fraternité, ce serait anticiper sur les dates : il n’y a rien de commun, il ne peut exister de fraternité entre des créatures telles que la division du travail et le service des machines les ont faites. Ce n’est pas, quant à présent du moins, de ce côté que nous devons chercher une solution.

Eh bien ! dira-t-on, puisque le mal est encore plus dans les intelligences que dans le système, revenons à l’enseignement, travaillons à l’éducation du peuple.

Pour que l’instruction soit utile, pour qu’elle puisse même être reçue, il faut avant tout que l’élève soit libre, comme, avant d’ensemencer une terre, on l’ameublit par la charrue, et on la débarrasse des épines et du chiendent. D’ailleurs, le meilleur système d’éducation, même en ce qui concerne la philosophie et la morale, serait celui de l’éducation professionnelle : or, comment encore une fois concilier cette éducation avec la division parcellaire et le service des machines ? Comment l’homme qui, par l’effet de son travail, est devenu esclave, c’est-à-dire un meuble, une chose, redeviendra-t-il par le même travail, ou en continuant le même exercice, une personne ? Comment ne voit-on pas que ces idées répugnent, et que si, par impossible, le prolétaire pouvait arriver à un certain degré d’intelligence, il s’en servirait d’abord pour révolutionner la société, et changer tous les rapports civils et industriels ? Et ce que je dis n’est pas une vaine exagération. La classe ouvrière, à Paris et dans les grandes villes, est fort supérieure par ses idées à ce qu’elle était il y a vingt-cinq ans ; or, qu’on me dise si cette classe n’est pas décidément, énergiquement révolutionnaire ! Et elle le deviendra de plus en plus à mesure qu’elle acquerra les idées de justice et d’ordre, à mesure surtout qu’elle comprendra le mécanisme de la propriété.

Le langage, je demande la permission de revenir encore une fois à l’étymologie, le langage me semble avoir nettement exprimé la condition morale du travailleur, après qu’il a été, si j’ose ainsi dire, dépersonnalisé par l’industrie. Dans le latin, l’idée de servitude implique celle de subalternisation de l’homme aux choses ; et lorsque plus tard le droit féodal déclara le serf attaché à la glèbe, il ne fit que traduire par une périphrase le sens littéral du mot servus[1]. La raison spontanée, oracle de la fatalité même, avait donc condamné l’ouvrier subalterne, avant que la science eût constaté son indignité. Que peuvent, après cela, les efforts de la philanthropie, pour des êtres que la Providence a rejetés ?

Le travail est l’éducation de notre liberté. Les anciens avaient le sens profond de cette vérité, lorsqu’ils distinguèrent les arts serviles d’avec les arts libéraux. Car, telle profession, telles idées ; telles idées, telles mœurs. Tout dans l’esclavage prend le caractère de l’abaissement, les habitudes, les goûts, les inclinations, les sentiments, les plaisirs : il y a en lui subversion universelle. S’occuper de l’éducation des classes pauvres ! Mais c’est créer dans ces âmes dégénérées le plus atroce antagonisme ; c’est leur inspirer des idées que le travail leur rendrait insupportables, des affections incompatibles avec la grossièreté de leur état, des plaisirs dont le sentiment est chez eux émoussé. Si un pareil projet pouvait réussir, au lieu de faire du travailleur un homme, on en aurait fait un démon. Qu’on étudie donc ces physionomies qui peuplent les prisons et les bagnes, et qu’on me dise si la plupart n’appartiennent pas à des sujets que la révélation du beau, de l’élégance, de la richesse, du bien-être, de l’honneur et de la science, de tout ce qui fait la dignité de l’homme, a trouvés trop faibles, et qu’elle a démoralisés, tués.

« Au moins faudrait-il fixer les salaires, disent les moins hardis, rédiger dans toutes les industries des tarifs acceptés par les maîtres et par les ouvriers, »

C’est M. Fix qui soulève cette hypothèse de salut. Et il répond victorieusement :

« Ces tarifs ont été faits en Angleterre et ailleurs ; on sait ce qu’ils valent : partout ils ont été aussitôt violés qu’acceptés, et par les maîtres et par les ouvriers. »

Les causes de la violation des tarifs sont faciles à saisir : ce sont les machines, ce sont les procédés et les combinaisons incessantes de l’industrie. Un tarif est convenu à un moment donné : mais voilà que tout à coup survient une invention nouvelle qui donne à son auteur le moyen de faire baisser le prix de la marchandise. Que feront les autres entrepreneurs ? ils cesseront de fabriquer et renverront leurs ouvriers, ou bien ils leur proposeront une réduction. C’est le seul parti qu’ils aient à prendre, en attendant qu’ils découvrent à leur tour un procédé au moyen duquel, sans abaisser le taux des salaires, ils pourront produire à meilleur marché que leurs concurrents, ce qui équivaudra encore à une suppression d’ouvriers.

M. Léon Faucher paraît incliner vers un système d’indemnité. Il dit :

« Nous concevons que, dans un intérêt quelconque, l’État, représentant le vœu général, commande le sacrifice d’une industrie. » — Il est toujours censé la commander, du moment qu’il accorde à chacun la liberté de produire, et qu’il protège et défend contre toute atteinte cette liberté. — « Mais c’est là une mesure extrême, une expérience toujours périlleuse, et qui doit être accompagnée de tous les ménagements possibles pour les individus. L’État n’a pas le droit d’enlever à une classe de citoyens le travail qui les fait vivre, avant d’avoir pourvu autrement à leur subsistance, ou de s’être assuré qu’ils trouveront dans une industrie nouvelle l’emploi de leur intelligence et de leurs bras. Il est de principe, dans les pays civilisés, que le gouvernement ne peut pas s’emparer, même en vue de l’utilité publique, d’une propriété particulière, à moins d’avoir désintéressé le propriétaire par une juste et préalable indemnité. Or, le travail nous paraît une propriété tout aussi légitime, tout aussi sacrée qu’un champ ou qu’une maison, et nous ne comprenons pas qu’on l’exproprie sans aucune espèce de dédommagement…

» Autant nous estimons chimériques les doctrines qui représentent le gouvernement comme le pourvoyeur universel du travail dans la société, autant il nous paraît juste et nécessaire que tout déplacement de travail, opéré au nom de l’utilité publique, ne le soit qu’au moyen d’une compensation ou d’une transition, et que l’on n’immole ni des individus ni des classes à la raison d’état. Le pouvoir, chez les nations bien constituées, a toujours du temps et de l’argent à donner pour amortir ces souffrances partielles. Et c’est précisément parce que l’industrie n’émane pas de lui, parce qu’elle naît et se développe sous l’impulsion libre et individuelle des citoyens, que le gouvernement est tenu, lorsqu’il en trouble le cours, de lui offrir une sorte de réparation ou d’indemnité. »

Voilà qui est parler d’or : M. Léon Faucher demande, quoi qu’il en dise, l’organisation du travail. Faire que tout déplacement de travail ne s’opère qu’au moyen d’une compensation, ou d’une transition, et que des individus et des classes ne soient jamais immolés à la raison d’état, c’est-à-dire au progrès de l’industrie et à la liberté des entreprises, loi suprême de l’état, c’est sans aucun doute se constituer, d’une manière que l’avenir déterminerait, le pourvoyeur du travail dans la société, et le gardien des salaires. Et comme, ainsi que nous l’avons maintes fois répété, le progrès industriel, et par conséquent le travail de déclassement et de reclassement dans la société est continuel, ce n’est pas une transition particulière pour chaque innovation qu’il s’agit de trouver, mais bien un principe général, une loi organique de transition, applicable à tous les cas possibles, et produisant son effet d’elle-même. M. Léon Faucher est-il en mesure de formuler cette loi, et de concilier les divers antagonismes que nous avons décrits ? Non, puisqu’il s’arrête de préférence à l’idée d’une indemnité. Le pouvoir, dit-il, chez les nations bien organisées, a toujours du temps et de l’argent à donner pour amortir ces souffrances partielles. J’en suis fâché pour les intentions généreuses de M. Faucher, mais elles me paraissent radicalement impraticables.

Le pouvoir n’a de temps et d’argent que ce qu’il enlève aux contribuables. Indemniser avec l’impôt les industriels déclassés, ce serait frapper d’ostracisme les inventions nouvelles et faire du communisme au moyen des baïonnettes, ce n’est pas résoudre la difficulté. Il est inutile d’insister davantage sur l’indemnité par l’état. L’indemnité, appliquée selon les vues de M. Faucher, ou bien aboutirait au despotisme industriel, à quelque chose comme le gouvernement de Méhémet-Ali, ou bien dégénérerait en une taxe des pauvres, c’est-à-dire en une vaine hypocrisie. Pour le bien de l’humanité, mieux vaut n’indemniser pas, et laisser le travail chercher de lui-même sa constitution éternelle.

Il y en a qui disent : Que le gouvernement reporte les travailleurs déclassés sur les points où l’industrie privée ne s’est pas établie, où les entreprises individuelles ne sauraient atteindre. Nous avons des montagnes à reboiser, cinq ou six millions d’hectares de terre à défricher, des canaux à creuser, mille choses enfin d’utilité immédiate et générale à entreprendre.

« Nous en demandons bien pardon aux lecteurs, répond M. Fix ; mais là encore nous sommes obligés de faire intervenir le capital. Ces surfaces, certains terrains communaux exceptés, sont en friche, parce que exploitées, elles ne rendraient aucun produit net, et très-probablement pas les frais de culture. Ces terrains sont possédés par des propriétaires qui ont ou qui n’ont pas le capital nécessaire pour les exploiter. Dans le premier cas, le propriétaire se contenterait très-problablement, s’il exploitait ces terrains, d’un profit minime, et il renoncerait peut-être à ce qu’on appelle la rente de la terre : mais il a trouvé qu’en entreprenant ces cultures, il perdrait son capital de fondation, et ses autres calculs lui ont démontré que la vente des produits ne couvrirait pas les frais de culture… Tout bien examiné, cette terre restera donc en friche, parce que le capital qu’on y mettrait ne rendrait aucun profit et se perdrait. S’il en était autrement, tous ces terrains seraient aussitôt mis en culture ; les épargnes, qui prennent aujourd’hui une autre direction, se porteraient nécessairement dans une certaine mesure vers les exploitations territoriales ; car les capitaux n’ont pas d’affections, ils ont des intérêts, et cherchent toujours l’emploi à la fois le plus sûr et le plus lucratif. »

Ce raisonnement, très-bien motivé, revient à dire que le moment d’exploiter ses friches n’est pas encore arrivé pour la France, de même que le moment d’avoir des chemins de fer n’est pas venu pour les Caffres et les Hottentots. Car, ainsi qu’il a été dit au chapitre II, la société débute par les exploitations les plus faciles, les plus sûres, les plus nécessaires et les moins dispendieuses : ce n’est que peu à peu qu’elle vient à bout d’utiliser les choses relativement moins productives. Depuis que le genre humain se tourmente sur la face de son globe, il n’a pas fait autre besogne ; et pour lui le même soin revient toujours : assurer sa subsistance tout en allant à la découverte. Pour que le défrichement dont on parle ne devienne pas une spéculation ruineuse, une cause de misère, en d’autres termes, pour qu’il soit possible, il faut donc multiplier encore nos capitaux et nos machines, découvrir de nouveaux procédés, diviser mieux le travail. Or, solliciter le gouvernement de prendre une telle initiative, c’est faire comme les paysans qui, voyant approcher l’orage, se mettent à prier Dieu et invoquer leur saint. Les gouvernements, on ne saurait trop le répéter aujourd’hui, sont les représentants de la Divinité, j’ai presque dit les exécuteurs des vengeances célestes : ils ne peuvent rien pour nous. Est-ce que le gouvernement anglais, par exemple, sait donner du travail aux malheureux qui se réfugient dans les workhouses ? Et quand il le saurait, l’oserait-il ? Aide-toi, le ciel t’aidera ! cet acte de méfiance populaire envers la Divinité nous dit aussi ce que nous devons attendre du pouvoir… rien.

Parvenus à la deuxième station de notre calvaire, au lieu de nous livrer à des contemplations stériles, soyons de plus en plus attentifs aux enseignements du destin. Le gage de notre liberté est dans le progrès de notre supplice.

  1. Malgré les autorités les plus recommandables, je ne puis me faire à l’idée que serf, en latin servus, ait été dit de servare, conserver, parce que l’esclave était un prisonnier de guerre que l’on conservait pour le travail. La servitude, ou tout au moins la domesticité, est certainement antérieure à la guerre, bien qu’elle en ait reçu un notable accroissement. Pourquoi d’ailleurs, si telle était l’origine de l’idée comme de la chose, au lieu de serv-us n’aurait-on pas dit, conformément à la déduction grammaticale, serv-atus ? Pour moi, la véritable étymologie se découvre dans l’opposition de serv-are et serv-ire, dont le thème primitif est ser-o, in-ser-o, joindre, serrer, d’où ser-ies, jointure, continuité ser-a, fr. serrure ; ser-tir, enchâsser, etc. Tons ces mots impliquent l’idée d’une chose principale, à laquelle vient se joindre un accessoire, comme un objet d’utilité particulière. De là serv-ire, être un objet d’utilité, une chose secondaire à une autre ; serv-are, comme nous disons, serrer, mettre de côté, assigner à une chose son utilité ; serv-us, homme à la main, une utilité, un meuble, enfin, un homme de service. L’opposé de servus est dominus (dom-us, dom-anium et dom-are) ; c’est-à-dire le chef du ménage, le maître de la maison, celui qui met à son usage les hommes servat, les animaux, domat, et les choses, possidet. Que par la suite les prisonniers de guerre aient été réservés pour l’esclavage, servati ad servilium ou plutôt serti ad glebam, cela se conçoit à merveille : leur destination étant connue, ils n’ont fait qu’en prendre le nom.