Système national d’économie politique/Livre 1/06

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VI.

les français.


La France, elle aussi, avait conservé des débris de la civilisation romaine. Sous l’influence des Germains, qui n’aimaient que la chasse, et qui ramenèrent à l’état de bois et de bruyères beaucoup de champs depuis longtemps cultivés, ils disparurent en majeure partie. C’est aux monastères, qui dans la suite devinrent un si grand obstacle à la civilisation, que la France, de même que le reste de l’Europe, doit la meilleure part de ses progrès dans l’agriculture durant le moyen âge. Les habitants de ces demeures n’entretenaient point de querelles comme la noblesse, ils n’accablaient point leurs vassaux de services militaires, leurs champs et leur bétail étaient moins exposés au pillage et à la destruction. Les ecclésiastiques aimaient à bien vivre, ils haïssaient la guerre, et ils cherchaient à acquérir de la considération en soutenant les nécessiteux. De là le proverbe : « Il fait bon habiter sous la crosse. »

Les croisades, la fondation par saint Louis des communes et des corporations, et le voisinage de l’Italie et de la Flandre aidèrent de bonne heure au développement des arts et des métiers en France. Dès le quatorzième siècle, la Normandie et la Bretagne fournissaient des étoffes de laine et de lin pour la consommation intérieure et pour l’exportation en Angleterre. À la même époque, les envois de vin et de sel, principalement par l’intermédiaire des Anséates, étaient considérables. François Ier introduisit l’industrie de la soie dans le midi de la France ; Henri IV la favorisa, ainsi que celles du verre, des toiles de lin et des tissus de laine ; Richelieu et Mazarin encouragèrent les manufactures de soie, la fabrication du velours et des lainages de Rouen et de Sedan, ainsi que les pêcheries et la navigation.

Aucun pays ne se ressentit autant que la France de la découverte de l’Amérique. Les provinces de l’Ouest expédiaient en Espagne beaucoup de blé. Un grand nombre de paysans émigraient chaque année du pied des Pyrénées dans le nord est de l’Espagne pour y chercher de l’ouvrage. De grandes quantités de vin et de sel étaient envoyées dans les Pays-Bas espagnols, et les soieries, les velours et en général les articles de luxe de la France trouvaient un important débouché dans les Pays-Bas, en Angleterre, en Espagne et en Portugal. L’or et l’argent de l’Espagne entrèrent ainsi de bonne heure abondamment dans la circulation du royaume.

Cependant la période brillante de l’industrie française ne commença qu’avec Colbert.

A la mort de Mazarin, ni l’industrie manufacturière, ni le commerce, ni la navigation, ni la pêche maritime du pays n’avaient d’importance, et les finances étaient dans un état déplorable. Colbert eut le courage d’entreprendre à lui seul une œuvre que l’Angleterre n’a menée à fin qu’après trois siècles d’efforts et deux révolutions. Il fit venir de toutes parts les fabricants et les ouvriers les plus habiles, acheta des secrets de fabrique, se procura des machines et des instruments meilleurs. À l’aide d’un système général de douanes bien conçu, il assura à l’industrie du pays le marché du pays ; en supprimant ou en restreignant le plus possible les douanes provinciales, en construisant des routes et des canaux, il encouragea le commerce intérieur. Ces mesures profitèrent à l’agriculture plus encore qu’aux fabriques, en doublant, en triplant le nombre des consommateurs de ses produits, et en mettant les producteurs en communication facile avec les consommateurs. Il favorisa de plus l’agriculture par la diminution des impôts directs sur la terre, par des adoucissements dans le mode de perception, jusque-là très-rigoureux, par une équitable répartition des charges, enfin par des mesures tendant à réduire le taux de l’intérêt. Il ne défendit l’exportation du blé que dans les temps de cherté. Il eut surtout à cœur l’extension du commerce extérieur et le développement des pêcheries ; il rétablit les relations avec le Levant, augmenta le commerce avec les colonies, ouvrit le commerce avec le Nord. Dans toutes les branches de l’administration, il fit régner l’économie et l’ordre les plus sévères. À sa mort, la France comptait 50.000 métiers à tisser la laine, et produisait pour 50 millions de francs de soieries ; ses revenus publics s’étaient accrus de 28 millions, et elle possédait des pêcheries florissantes, une vaste navigation et une puissante marine[1].

Un siècle après, les économistes blâmèrent sévèrement Colbert ; ils prétendirent que cet homme d’État avait voulu faire fleurir l’industrie manufacturière aux dépens de l’agriculture ; reproche qui ne prouve rien, sinon qu’eux-mêmes ne s’étaient pas rendu compte de la nature de l’industrie manufacturière[2].

Bien que Colbert commît une faute en mettant à l’exportation des produits bruts des obstacles périodiques, il augmenta tellement, par le développement de l’industrie manufacturière, la demande des produits agricoles, qu’il indemnisa au décuple l’agriculture du tort que ces restrictions lui causaient. Si, contre les principes d’une politique éclairée, il prescrivit des procédés nouveaux et obligea par la contrainte les fabricants à les adopter, il faut se rappeler que ces procédés étaient après tout les meilleurs et les plus avantageux de son temps, et qu’il avait affaire à un peuple qui, plongé dans l’apathie par un long despotisme, repoussait toute nouveauté, fût-elle une amélioration. Mais le reproche d’avoir, par le système protecteur, détruit une grande partie de l’industrie française, ne pouvait être adressé à Colbert que par une école qui ignorait entièrement la révocation de l’édit de Nantes et ses funestes conséquences. Par cette déplorable mesure, la France perdit, après la mort de Colbert, dans l’espace de trois ans, un demi-million de ses habitants les plus industrieux, les plus adroits, les plus riches, lesquels, au double préjudice du pays qu’ils avaient enrichi, transportèrent leur industrie et leurs capitaux en Suisse, dans toute l’Allemagne protestante, et particulièrement en Prusse, de plus en Hollande et en Angleterre. Ainsi les intrigues d’une maîtresse bigote ruinèrent en trois ans le brillant ouvrage de toute une génération et firent retomber la France dans son ancienne apathie ; tandis que l’Angleterre, soutenue par sa constitution et animée de toute l’énergie que sa révolution lui avait imprimée, poursuivait sans relâche et avec une ardeur croissante l’œuvre d’Élisabeth et des ses prédécesseurs.

Le triste état auquel l’industrie et les finances de la France avaient été réduites par l’incapacité prolongée de son gouvernement, et le spectacle de la grande prospérité de l’Angleterre excitèrent, peu avant la révolution française, l’émulation des hommes d’État de la France. Imbus des théories creuses des économistes, au rebours de Colbert, ils cherchèrent un remède dans l’établissement de la liberté commerciale. On crut restaurer d’un trait de plume la prospérité du royaume, en procurant aux vins et aux eaux-de-vie de France un marché plus étendu en Angleterre, en admettant les produits fabriqués de l’Angleterre à des conditions favorables, soit au droit de 12 pour 100. Ravie de la proposition, l’Angleterre accorda volontiers à la France une seconde édition du traité de Méthuen dans le traité d’Eden, copie qui produisit bientôt des effets tout aussi désastreux que l’original portugais.

Les Anglais, accoutumés aux vins capiteux de la Péninsule, n’augmentèrent pas leur consommation aussi rapidement qu’on s’en était flatté. D’un autre côté, on découvrit en France avec effroi qu’on n’avait à offrir aux Anglais que des modes et des objets de luxe, dont la valeur totale était insignifiante, tandis que les fabricants anglais surpassaient de beaucoup ceux de France, tant pour le bas prix des marchandises que pour leur bonne qualité et pour la longueur des crédits, dans tous les articles de première nécessité, dont la valeur totale était immense. Cette concurrence ayant en peu de temps mis les fabriques de la France a deux doigts de leur perte, pendant que les vignobles français n’avaient réalisé que de faibles bénéfices, le gouvernement français essaya, par l’abandon du traité[3], de mettre un terme au progrès de la ruine, mais il ne fit qu’acquérir la conviction qu’il est beaucoup plus facile de ruiner en quelques années des fabriques florissantes que de relever dans une génération des fabriques ruinées. La concurrence anglaise avait fait naître en France pour les articles anglais un goût qui longtemps encore entretint une contrebande étendue et difficile à réprimer. Les Anglais n’eurent pas autant de peine, après la cessation du traité, à accoutumer de nouveau leurs palais aux vins de la Péninsule.

Bien que les troubles de la révolution et les guerres continuelles de Napoléon ne fussent guère favorables à l’industrie française, et que, durant cette période, les Français eussent perdu la plus grande partie de leur commerce maritime et toutes leurs colonies, néanmoins les fabriques françaises, uniquement grâce à la possession exclusive du marché intérieur et à l’abolition des entraves féodales, jouirent, sous l’Empire, d’une prospérité plus grande qu’à aucune époque de l’ancien régime. On a fait la même remarque à l’égard de l’Allemagne et de tous les pays auxquels s’étendit le système continental.

Napoléon avait dit dans son style monumental qu’un pays qui, dans l’état actuel du monde, pratiquerait le principe de la liberté du commerce, serait réduit en poussière. En cela, il avait montré plus de sens politique que les économistes contemporains dans tous leurs ouvrages. On est étonné de la pénétration avec laquelle ce grand esprit, sans avoir étudié les systèmes d’économie politique, s’était rendu compte de la nature et de l’importance de l’industrie manufacturière[4]. Autrefois, a dit Napoléon, il n’y avait qu’une sorte de propriété, la propriété foncière ; il en a surgi une nouvelle, l’industrie. Ainsi Napoléon voyait et exprimait clairement ce que les économistes de l’époque ne voyaient pas, ou du moins n’exprimaient pas avec netteté ; savoir qu’un pays, qui réunit l’industrie manufacturière et l’agriculture, est infiniment plus complet et plus riche qu’un pays purement agricole. Ce que Napoléon a fait pour consolider ou développer l’éducation industrielle de la France, pour y ranimer le crédit, pour y introduire et y mettre en œuvre les découvertes nouvelles et les perfectionnements, pour y améliorer enfin les voies de transport, est trop connu pour qu’il soit nécessaire de le retracer. Peut-être le serait-il de rappeler quels jugements étranges et injustes les théoriciens du temps ont portés sur ce monarque éclairé et ferme.

A la chute de Napoléon, la concurrence anglaise, jusque-là restreinte à la contrebande, reprit pied sur le continent de l’Europe et sur celui de l’Amérique. Pour la première fois alors on entendit les Anglais condamner le système protecteur et vanter la théorie du libre commerce d’Adam Smith, théorie que ces insulaires si pratiques n’avaient considérée jusque-là que comme une utopie. Le froid observateur pouvait aisément apercevoir que l’enthousiasme de la philanthropie était étranger à cette conversion ; car c’était seulement lorsqu’il était question de faciliter l’exportation des produits fabriqués anglais sur le continent de l’Europe ou sur celui de l’Amérique, que se produisaient des arguments cosmopolites ; lorsqu’il s’agissait de la libre importation du blé ou même de la concurrence des articles des fabriques étrangères sur le marché anglais, on entendait un tout autre langage[5]. Malheureusement, disait-on, la longue application d’un système contraire à la nature avait créé en Angleterre un état de choses artificiel, qui ne pouvait être changé subitement sans entraîner les conséquences les plus funestes ; on était obligé de procéder avec beaucoup de circonspection et de prudence ; l’Angleterre en cela était a plaindre ; il était d’autant plus heureux pour les peuples du continent de l’Europe et de celui de l’Amérique, que leur situation leur permit de jouir sans retard des bienfaits de la liberté du commerce.

La France, bien que son ancienne dynastie lui eût été ramenée sous la bannière ou du moins par l’or de l’Angleterre, ne prêta que peu de temps l’oreille à ces arguments. Le libre commerce avec l’Angleterre causa de si terribles convulsions dans une industrie qui avait grandi sous le système continental qu’il fallut chercher un prompt refuge dans le régime prohibitif, sous l’égide duquel, au témoignage de M. Dupin[6], l’industrie manufacturière de la France doubla de 1815 à 1827.

  1. Éloge de Jean-Baptiste Colbert, par Necker. 1773.
  2. Voyez dans l’écrit de Quesnay : Physiocratie ou du gouvernement le plus avantageux au genre humain, 1768, note 5, sur la maxime viii, où Colbert est réfuté et jugé par Quesnay en deux pages, tandis qu’il en a fallu cent à Necker pour mettre son système et ses actes en lumière. On ne sait si l’on doit s’étonner davantage de l’ignorance de Quesnay en matière d’industrie, d’histoire et de finances, ou de la présomption avec laquelle, sans alléguer de motifs, il maltraite un homme tel que Colbert. Ce rêveur ignorant n’a pas même eu la sincérité de mentionner l’expulsion des Huguenots ; que dis-je ? il n’a pas rougi de soutenir contre toute vérité que Colbert avait empêché, par une police vexatoire, le commerce du blé de province à province.
  3. Le traité subsista jusqu’à la guerre avec la Grande-Bretagne, (H. R.)
  4. Châteaubriand, dans ses Mémoires d’outre-tombe, Ve volume, nous apprend que cet homme extraordinaire n’était pas reste étranger aux études économiques : « Entre 1784 et 1793 s’étend la carrière littéraire de Napoléon, courte par l’espace, longue par les travaux. Il travaillait sur les historiens, les philosophes, les économistes, Hérodote, Strabon, Diodore de Sicile, Filangieri, Mably, Smith, etc. — M. Colwell, le commentateur américain, a ajouté à la note ci-dessus la note suivante : « La vaste collection des économistes italiens, par le baron Custodi, en 50 volumes in-8, est une preuve de l’intérêt que Napoléon prenait à l’économie politique ; cette collection a été publiée sur son ordre et à ses frais, pendant qu’il était le maître de l’Italie. » (H. R.)
  5. Un spirituel orateur américain, M. Baldwin, actuellement juge suprême aux États-Unis, a dit avec justesse et malice du système de libre commerce de Canning et de Huskisson, « qu’il en était de ce système comme de la plupart des produits des manufactures anglaises, qui ont été fabriqués beaucoup moins pour la consommation du pays que pour l’exportation. »
          On ne sait si l’on doit rire ou pleurer quand on se rappelle avec quel enthousiasme les libéraux de France et d’Allemagne, mais surtout les théoriciens cosmopolites, entre autres J. B. Say, accueillirent l’annonce des réformes de Canning et de Huskisson. On eût dit, à leur allégresse, que le millénaire était arrivé. Écoutons ce que le biographe de M. Canning a dit des opinions de ce ministre sur la liberté du commerce : « M. Canning était pleinement convaincu de la vérité du principe abstrait que le commerce prospère d’autant plus qu’il est plus exempt d’entraves ; mais, comme telle n’avait été l’opinion ni de nos ancêtres, ni des nations qui nous environnent, et que des restrictions avaient été mises, en conséquence, à toutes les opérations commerciales, il en était résulté un état de choses dans lequel l’application irréfléchie du principe abstrait, quelle que fût la vérité de ce principe en théorie, pourrait avoir des conséquences désastreuses. » (Vie politique de M. Canning, par M. Stapleton.)
          En 1828, cette pratique anglaise se révéla de nouveau avec la plus grande clarté, lorsque le libéral M. Hume parla sans scrupule d’étrangler les fabriques du continent.
  6. Forces productives de la France.