Système national d’économie politique/Livre 1/09

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CHAPITRE IX.

les américains du nord.


Après avoir retracé, l’histoire en main, la politique commerciale des peuples européens de ceux du moins qui ont quelque chose à nous apprendre, nous jetterons un coup d’œil de l’autre côté de l’Atlantique, sur un peuple de colons, qui, presque sous nos yeux, s’est élevé d’un complet assujettissement à sa mère patrie et du morcellement entre diverses provinces qu’aucun lien politique ne rattachait entre elles, à l’état de nation compacte, bien organisée, libre, puissante, industrieuse, riche, indépendante, et où peut-être nos petits-fils verront la première puissance maritime et commerciale du monde. L’histoire commerciale et industrielle de l’Amérique du Nord est plus instructive que toute autre à notre point de vue ; le développement y est rapide, les périodes de commerce libre et de commerce restreint se succèdent promptement ; les résultats se manifestent avec toute évidence, et le mécanisme entier de l’industrie nationale et de l’administration publique se met à découvert sous l’œil de l’observateur.

Les colonies de l’Amérique du Nord furent tenues par la métropole, sous le rapport des arts industriels, dans un si complet asservissement, qu’outre la fabrication domestique et les métiers usuels, on n’y toléra aucune espèce de fabriques. En 1750, une fabrique de chapeaux établie dans le Massachusets provoqua l’attention et la jalousie du Parlement, qui déclara toutes les fabriques coloniales dommageables au pays (common nuisances), sans en excepter les forges, dans une contrée qui possédait en abondance tous les éléments de la fabrication du fer. En 1778, le grand Chatham, alarmé par les premiers essais manufacturiers de la Nouvelle-Angleterre, soutint qu’on ne devait pas permettre qu’il se fabriquât dans les colonies un fer à cheval.

Adam Smith a le mérite d’avoir le premier signalé l’iniquité de cette politique.

Le monopole de l’industrie manufacturière par la mère patrie est l’une des principales causes de la révolution américaine ; la taxe sur le thé ne fit que déterminer l’explosion.

Affranchis des entraves qu’on leur avait imposées, en possession de toutes les conditions matérielles et intellectuelles de l’industrie manufacturière, et séparés du pays d’où ils tiraient des objets fabriqués et ou ils vendaient leurs produits bruts, réduits, par conséquent, à leurs propres ressources pour la satisfaction de tous leurs besoins, les États de l’Amérique du Nord virent, durant la guerre de l’indépendance, les fabriques de toute espèce prendre chez eux un remarquable essor, et l’agriculture en retirer de tels avantages, que la valeur du sol, de même que le salaire du travail, haussa partout dans une forte proportion, nonobstant les charges publiques et les ravages de la guerre. Mais, après la paix de Paris, une constitution vicieuse n’ayant pas permis d’établir un système commun de commerce, par suite les produits fabriqués de l’Angleterre ayant trouvé de nouveau un libre accès, et fait aux jeunes fabriques américaines une concurrence impossible à soutenir, la prospérité dont le pays avait joui pendant la guerre disparut plus promptement encore qu’elle n’était venue.

Un orateur a dit plus tard dans le congrès au sujet de cette crise : « Nous achetions, suivant le conseil des modernes théoriciens, là où nous pouvions le faire au meilleur marché, et nous étions inondés de marchandises étrangères ; les articles anglais se vendaient à plus bas prix dans nos places maritimes qu’à Liverpool et à Londres. Nos manufacturiers furent ruinés ; nos négociants, ceux-là mêmes qui avaient espéré de s’enrichir par le commerce d’importation, firent faillite, et toutes ces causes réunies exercèrent une si fâcheuse influence sur l’agriculture, qu’il s’ensuivit une dépréciation générale de la propriété, et que la déconfiture devint générale parmi les propriétaires. » Cet état de choses ne fut malheureusement pas instantané ; il dura depuis la paix de Paris jusqu’à l’établissement de la constitution fédérale ; plus que toute autre circonstance, il disposa les différents États à resserrer plus étroitement leurs liens politiques et à accorder au congrès les pouvoirs nécessaires pour l’adoption d’un commun système de commerce. De tous les États, sans en excepter celui de New-York et la Caroline du Sud, le congrès fut assailli de demandes de protection en faveur de l’industrie du pays ; et, le jour de son inauguration, Washington porta un habit en drap indigène, « afin, dit un journal du temps qui se publiait à New-York, de donner à tous ses successeurs et à tous les législateurs à venir, avec la simplicité expressive qui appartient a ce grand homme, une leçon ineffaçable sur les moyens de développer la prospérité du pays. » Bien que le premier tarif américain, celui de 1789, n’établit que de faibles droits d’entrée sur les articles fabriqués les plus importants, il eut, dès les premières années, de si heureux résultats, que Washington, dans son message de 1791, put féliciter la nation de l’état florissant dans lequel se trouvaient les manufactures, l’agriculture et le commerce.

On reconnut bientôt l’insuffisance de cette protection ; l’obstacle d’un faible droit fut aisément vaincu par les fabricants d’Angleterre dont les procédés s’étaient améliorés. Le congrès porta à 15 pour cent le droit sur les articles les plus importants ; mais ce ne fut qu’en 1804, lorsque la modicité des recettes de douane le contraignait à augmenter le revenu. Déjà, depuis longtemps, les fabricants du pays s’étaient épuisés en doléances sur le manque de protection, et les intérêts opposés, en arguments sur les avantages de la liberté du commerce ainsi que sur les inconvénients des droits protecteurs élevés.

Dès 1789, sur la proposition de James Madison, la navigation avait obtenu une protection suffisante ; son essor contrastait avec les faibles progrès généralement accomplis par les manufactures ; de 200.000 tonneaux en 1789, elle s’était élevée en 1801 à plus d’un demi-million.

Sous l’abri du tarif de 1804, l’industrie manufacturière de l’Amérique du Nord ne se maintint qu’avec peine devant celle de l’Angleterre, que fortifiaient de continuels perfectionnements et qui avait atteint des proportions colossales ; elle aurait sans doute succombé dans la lutte, si l’embargo et la déclaration de guerre de 1812 ne lui étaient venus en aide.

Alors, comme durant la guerre de l’indépendance, les fabriques américaines prirent un essor si extraordinaire, que, non contentes de satisfaire aux besoins du pays, elles commencèrent bientôt à exporter. D’après un rapport du comité du commerce et des manufactures au congrès, les seules industries du coton et de la laine occupaient, en 1815, 100.000 ouvriers, produisant annuellement pour plus de 60 millions de dollars (321 millions de francs[1]. De même que pendant la guerre de la révolution, on remarqua, comme une conséquence nécessaire de l’extension de l’industrie manufacturière, une hausse rapide de toutes les valeurs, des produits bruts et de la main-d’œuvre aussi bien que de la propriété foncière, partant la prospérité commune des propriétaires, des ouvriers et du commerce intérieur.

Après la paix de Gand, le congrès, instruit par l’expérience de 1786, doubla pour la première année les droits existants, et le pays, durant cette année, continua de prospérer. Mais, sous la pression des intérêts particuliers opposés aux manufactures et des arguments de la théorie, il décréta, pour 1816, une diminution sensible des droits d’entrée, et bientôt reparurent les mêmes résultats que la concurrence étrangère avait déjà produits de 1786 à 1789, savoir ruine des fabriques, dépréciation des produits bruts ainsi que de la propriété foncière, détresse générale des agriculteurs. Après que le pays avait, pour la seconde fois, goûté, en temps de guerre, les bienfaits de la paix, il souffrait, pour la seconde fois aussi pendant la paix, plus de maux que la guerre la plus dévastatrice n’aurait pu lui en causer. Ce ne fut qu’en 1824, lorsque les effets de l’acte extravagant de l’Angleterre sur les céréales se furent fait sentir dans toute leur étendue, et que l’intérêt agricole des États du Centre, du Nord et de l’Ouest se vit obligé de faire cause commune avec l’intérêt manufacturier, qu’un tarif un peu plus élevé passa dans le congrès. M. Huskisson ayant pris sur-le-champ des mesures pour en paralyser les conséquences au point de vue de la concurrence anglaise, ce tarif ne tarda pas à être reconnu insuffisant, et complété, après un vif débat, par celui de 1828.

La statistique officielle de l’État du Massachusets récemment publiée[2] donne quelque idée de l’essor qu’à l’aide du système protecteur et malgré les adoucissements apportés ensuite au tarif de 1828, les manufactures prirent dans les États-Unis, surtout dans le Centre et dans le Nord. En 1837, le Massachusets renfermait 282 manufactures de coton et 565.031 broches en activité, lesquelles occupaient 4.997 ouvriers et 14.757 ouvrières ; 37.275.917 livres (16.844.629 kilog.)[3] de coton y étaient mises en œuvre, et 126 millions de yards (115 millions de mètres)[4] de tissus y étaient fabriqués, ce qui produisait une valeur de 13.056.659 dollars (69.953.125 fr.), au moyen d’un capital de 14.369.719 dollars (76.877.796 fr.).

L’industrie de la laine présentait 192 manufactures, 501 machines, et occupait 3.612 ouvrières et 3.485 ouvriers, qui mettaient en œuvre 10.858.088 livres (4.924.551 kilog.) de laine, et produisaient 11.313.426 yards (10.345.865 mètres) de tissus représentant une valeur de 10.399.807 dollars (55.637.955 fr.), au moyen d’un capital de 5.770.750 dollars (30.873.512 fr.)

Il se fabriquait 16.689.877 paires de souliers et de bottes, destinées en grande partie aux Etats de l’Ouest, pour une valeur de 16.642.520 dollars (89.037.482 fr).

Les autres fabrications offraient un développement proportionné.

L’ensemble de la production manufacturière de l’État, indépendamment de la construction navale, était évalué à plus de 86 millions (460 millions de fr.), au moyen d’un capital d’environ 60 millions de dollars (311 millions de francs).

Le nombre des ouvriers était de 117.352, sur une population totale de 701.331.

Il n’était point question de misère, de grossièreté, ni de vices parmi la population des manufactures ; tout au contraire, chez les nombreux ouvriers de l’un et de l’autre sexe règne la moralité la plus sévère, la propreté et l’élégance du vêtement ; ils trouvent dans des bibliothèques à leur usage des livres utiles et instructifs ; le travail n’épuise pas leurs forces ; leur nourriture est abondante et saine. La plupart des jeunes filles s’amassent une dot[5].

Ce dernier point tient visiblement au bas prix des denrées alimentaires, à la médiocrité et à la juste répartition des impôts. Que l’Angleterre supprime ses entraves à l’importation des produits agricoles, qu’elle diminue ses taxes de consommation de moitié ou des deux tiers, qu’elle couvre le déficit par un impôt sur le revenu, et elle assurera une condition semblable aux ouvriers de ses fabriques[6].

Aucun pays n’a été si méconnu et si mal jugé que l’Amérique du Nord, en ce qui touche son avenir et son économie publique, par les théoriciens comme par les praticiens. Adam Smith et J. B. Say avaient déclaré que les États-Unis étaient voués à l’agriculture comme la Pologne. La comparaison n’était pas très-flatteuse pour cette confédération de jeunes et ambitieuses républiques, et la perspective qui leur était ainsi offerte était peu consolante. Les théoriciens que je viens de nommer avaient établi que la nature avait destiné les Américains du Nord exclusivement à l’agriculture, tant que la terre la plus fertile pourrait y être acquise presque pour rien. On les avait vivement félicités d’obéir de si bon cœur aux prescriptions de la nature et d’offrir à la théorie un si bel exemple des merveilleux effets de la liberté du commerce ; mais l’école éprouva bientôt la contrariété de perdre cette preuve importante de la rectitude et de l’applicabilité de sa théorie, et de voir les États-Unis chercher leur fortune dans une voie diamétralement opposée à celle de la liberté commerciale absolue.

Cette jeune nation, que l’école avait chérie jusque-là comme la prunelle de ses yeux, devint alors l’objet du blâme le plus énergique chez les théoriciens de toute l’Europe. Le nouveau monde, disait-on, avait fait peu de progrès dans les sciences politiques ; au moment où les peuples européens travaillaient, avec le zèle le plus sincère, à la réalisation de la liberté générale du commerce, au moment où l’Angleterre et la France en particulier se préparaient à faire des pas signalés vers ce grand but philanthropique, les États-Unis retournaient, pour développer leur prospérité, à ce système mercantile vieilli depuis longtemps et si nettement réfuté par la science. Un pays tel que l’Amérique du Nord, dans lequel de si vastes espaces de la terre la plus fertile étaient encore sans culture et où le salaire était si élevé, ne pouvait mieux employer ses capitaux et son trop-plein de population qu’à l’industrie agricole ; une fois celle-ci parvenue à son complet développement, l’industrie manufacturière surgirait d’elle-même et sans excitation factice ; en faisant naître artificiellement des manufactures, les États-Unis portaient préjudice non-seulement aux pays de plus ancienne culture, mais surtout à eux-mêmes.

Chez les Américains, toutefois, le bon sens et le sentiment des nécessités du pays furent plus forts que la foi dans les préceptes de la théorie. On scruta les arguments des théoriciens, et l’on conçut des doutes sérieux sur l’infaillibité d’une doctrine à laquelle ses propres adeptes ne se conformaient même pas.

A l’argument tiré de la grande quantité de terrains fertiles restés encore sans culture, on répondit : que dans les États de l’Union, déjà populeux, déjà bien cultivés et mûrs pour les fabriques, de tels terrains étaient aussi rares que dans la Grande-Bretagne ; que le trop-plein de population de ces États était obligé de se transporter à grands frais vers l’Ouest, pour en défricher de pareils. De là, chaque année, pour les États de l’Est, non-seulement une perte considérable en capitaux matériels et intellectuels, mais encore, ces émigrations transformant des consommateurs en concurrents, une dépréciation de leurs propriétés et de leurs produits agricoles. L’Union ne pouvait avoir intérêt à ce que les solitudes qu’elle possédait jusqu’aux bords de la mer Pacifique, fussent mises en culture avant que la population, la civilisation et les forces militaires des États eussent atteint un développement convenable. Au contraire, les États de l’Est n’avaient d’avantages à retirer du défrichement de ces lointaines solitudes, qu’en s’adonnant à l’industrie manufacturière de manière à échanger leurs articles fabriqués contre les denrées de l’Ouest. On alla plus loin ; on se demanda si l’Angleterre ne se trouvait pas dans une situation tout à fait semblable ; si elle ne disposait pas, dans le Canada, dans l’Australie et dans d’autres régions, d’une vaste étendue de terrains fertiles et encore incultes ; si elle n’avait pas, pour transporter dans ces pays le trop-plein de sa population, à peu près les mêmes facilités que les États-Unis pour envoyer le leur des bords de l’océan Atlantique à ceux du Missouri ; pourquoi, néanmoins, l’Angleterre non-seulement continuait de protéger son industrie manufacturière, mais travaillait à la développer de plus en plus.

L’argument de l’école, que, là où les salaires étaient élevés dans le travail agricole, les fabriques ne pouvaient venir naturellement et n’étaient que des plantes de serre chaude, ne parut fondé qu’en partie, savoir à l’égard de ces articles qui, présentant peu de volume et de poids relativement à leur valeur, étaient produits principalement par le travail manuel, mais non en ce qui touche ceux dont le prix n’est que faiblement influencé par le taux du salaire et pour lesquels l’élévation de ce taux est compensée par l’emploi de machines ou de moteurs hydrauliques, par le bon marché des matières brutes et des denrées alimentaires, par l’abondance et le bas prix des combustibles et des matériaux de construction, enfin par la modicité des impôts et par l’énergie du travail.

L’expérience avait d’ailleurs enseigné depuis longtemps aux Américains que l’agriculture d’un pays ne peut parvenir à un haut degré de prospérité qu’autant que l’échange des produits fabriqués est garanti pour l’avenir ; que, si l’agriculteur demeure dans l’Amérique du Nord et le manufacturier en Angleterre, cet échange sera fréquemment interrompu par la guerre, par des crises commerciales ou par des mesures restrictives adoptées à l’étranger ; que, par conséquent, pour asseoir sur une base solide la prospérité du pays, le manufacturier, suivant l’expression de Jefferson, doit s’établir à côté de l’agriculteur.

Les Américains du Nord comprenaient enfin qu’une grande nation ne doit pas poursuivre exclusivement des avantages matériels immédiats ; que la civilisation et la puissance, qui, comme Adam Smith le reconnaît, sont des biens plus précieux et plus désirables que la richesse matérielle, ne sauraient être acquises et maintenues qu’à l’aide de l’industrie manufacturière ; qu’une nation qui se sent appelée à prendre le rang parmi les plus cultivées et parmi les plus puissantes, ne doit reculer devant aucun sacrifice pour posséder la condition de ces biens, et que, cette condition, les États voisins de l’Atlantique la possédaient.

C’est sur les rivages de l’Atlantique que la population et la civilisation européenne ont pris pied d’abord ; c’est là que se sont formés d’abord des états populeux, cultivés et riches ; là est le berceau des pêcheries maritimes, de la navigation côtière et des forces navales du pays ; là fut conquise son indépendance, et sa fédération fut fondée ; c’est par ces États du littoral qu’a lieu son commerce extérieur : par eux il est en contact avec le monde civilisé, par eux il reçoit le trop-plein de l’Europe en population, en capital matériel et en ressources morales ; c’est sur la civilisation, sur la puissance et sur la richesse de ces États que repose l’avenir de civilisation, de puissance et de richesse de toute la nation, son indépendance et sa future influence sur les pays moins avancés.

Supposons que la population de ces États du littoral diminue au lieu de s’accroître, que leurs pêcheries, leur cabotage, leur navigation avec l’étranger, leur commerce extérieur, que leur prospérité enfin décroisse ou reste stationnaire au lieu d’augmenter, nous verrons s’amoindrir dans la même proportion les moyens de civilisation de tout le pays, les garanties de son indépendance et de son influence. On peut même concevoir le territoire des États-Unis cultivé tout entier d’une mer à l’autre, rempli d’États agricoles et couvert d’une nombreuse population, et la nation demeurée cependant à un degré inférieur de civilisation, d’indépendance, de puissance et de commerce extérieur. Nombre de peuples se trouvent dans cette situation, et, avec une grande population, sont sans marine marchande et sans forces navales.

Si une puissance avait conçu le plan d’arrêter le peuple américain dans son essor, de lui imposer à jamais son joug industriel, commercial et politique, elle n’atteindrait son but qu’en dépeuplant les États de l’Atlantique et en poussant vers l’intérieur tout ce qui leur accroît de population, de capital et de forces morales. Par là elle entraverait le pays dans le développement de sa puissance maritime ; elle pourrait espérer même d’occuper de vive force, avec le temps, les principaux points de défense sur la côte de l’Atlantique et aux embouchures des fleuves. Le moyen est fort simple ; il suffirait d’empêcher que l’industrie manufacturière ne fleurit dans les États de l’Atlantique, et de faire adopter en Amérique le principe de la liberté absolue du commerce extérieur.

Si les États de l’Atlantique n’étaient pas manufacturiers, ils ne pourraient pas se maintenir au même degré de civilisation, ils déclineraient sous tous les rapports. Comment les villes du littoral de l’Atlantique pourraient-elles prospérer sans manufactures ? Ce ne serait pas en expédiant les denrées de l’intérieur de pays en Europe, et les marchandises anglaises dans l’intérieur du pays ; car quelques milliers d’individus suffisent pour une telle opération. Que deviendraient les pêcheries ? La plus grande partie de la population qui s’est portée vers l’intérieur préfère la viande fraîche et le poisson d’eau douce au poisson salé ; elle n’a pas besoin d’huile de haleine, ou du moins elle n’en consomme que de minimes quantités. Comment le cabotage aurait de l’activité ? La plupart des États du littoral sont peuplés d’agriculteurs, qui produisent eux-mêmes les denrées alimentaires, les matériaux de construction et les combustibles dont ils ont besoin ; il n’y aurait donc rien à transporter le long de la côte. Comment le commerce extérieur et la navigation avec l’étranger prendraient-ils de l’accroissement ? Le pays n’a rien à offrir de ce que les peuples les moins avancés possèdent en abondance, et les nations manufacturières, chez lesquelles il écoulerait ses produits, protégent leur marine marchande. Dans ce déclin des pêcheries, du cabotage, de la navigation avec l’étranger et du commerce extérieur, que deviendra la marine militaire ? Comment, sans marine militaire, les États de l’Atlantique pourront-ils se défendre contre les attaques du dehors ? Comment l’agriculture même pourra-t-elle fleurir dans ces États, lorsque, transportées dans l’Est par les canaux et par les chemins de fer, les denrées des terres beaucoup plus fertiles et beaucoup moins chères de l’Ouest, de ces terres qui n’ont pas besoin d’engrais, pourront s’y vendre à meilleur marché que l’Est lui-même ne peut les produire avec un sol depuis longtemps épuisé ? Comment, dans un pareil état de choses, la civilisation des États de l’Est pourrait-elle avancer et leur population s’accroitre, lorsqu’il est évident que, sous l’empire du libre commerce avec l’Angleterre, tout leur trop-plein de population et de capital agricole se porterait vers l’Ouest ? La situation actuelle de la Virginie ne donne qu’une faible idée de celle à laquelle le dépérissement des manufactures réduirait les États de l’Atlantique ; la Virginie, en effet, de même que tous les États méridionaux du même littoral, prend parfois une large part à l’approvisonnement des États manufacturiers en produits agricoles.

L’existence d’une industrie manufacturière dans les États de l’Atlantique change entièrement la face des choses. Alors affluent de toutes les contrées européennes population, capital, habileté technique, ressources intellectuelles ; alors augmente, avec les envois de matières brutes de l’Ouest, la demande des produits manufacturés de ces États ; alors leur population, le nombre et l’importance de leurs villes, leur richesse, enfin, se développent dans les mêmes proportions que la culture des solitudes occidentales ; alors, avec une population qui s’accroit, leur propre agriculture est stimulée par une plus forte demande de viande, de beurre, de fromage, de lait, de légumes, de plantes oléagineuses et de fruits ; alors augmente la demande des poissons salés et de l’huile de poisson, partant la pêche maritime ; alors le cabotage trouve à transporter des masses de denrées alimentaires, de matériaux de construction, de houilles etc. que réclame une population manufacturière ; alors les manufactures produisent une multitude d’articles à exporter dans tous les pays du monde, ce qui donne lieu à des retours avantageux ; alors, par le cabotage, par la pêche maritime et par la navigation avec l’étranger s’accroissent les forces navales et, avec elles, les garanties de l’indépendance du pays et de son influence sur les autres nations, particulièrement sur celles de l’Amérique du Sud ; alors les arts et les sciences, la civilisation et la littérature prennent dans les États de l’Est un nouvel essor et se répandent ensuite sur ceux de l’Ouest.

Voilà comment les États-Unis ont été amenés à restreindre l’importation des articles des fabriques étrangères et à protéger leurs propres fabriques. Avec quel succès, nous l’avons fait voir. L’expérience des États-Unis eux-mêmes et l’histoire de l’industrie chez les autres peuples montrent que, sans ces mesures, le littoral de l’Atlantique ne serait jamais devenu manufacturier.

Les crises commerciales, si fréquentes en Amérique, ont été représentées à tort comme une conséquence de ces restrictions. L’expérience antérieure de l’Amérique du Nord, tout comme la plus récente, enseigne, au contraire, que ces crises n’ont jamais été plus fréquentes ni plus désastreuses que dans les moments où les relations avec l’Angleterre étaient le moins entravées. Les crises commerciales, dans les États agricoles qui s’approvisionnent d’articles fabriqués au dehors, proviennent du manque d’équilibre entre l’importation et l’exportation. Les États manufacturiers, plus riches en capital que les États agricoles, et toujours préoccupés d’augmenter leurs débouchés, livrent leurs marchandises à crédit et poussent à la consommation. C’est comme une avance sur la prochaine récolte. Or, si la récolte est insuffisante, de telle sorte que sa valeur reste au-dessous de celle des consommations antérieures, ou si elle est trop abondante, et que les produits faiblement demandés ne se vendent qu’à vil prix, si en même temps le marché demeure encombré d’articles des fabriques étrangères, cette disproportion entre les moyens de payer et les consommations antérieures, comme entre l’offre et la demande des produits agricoles et des produits fabriqués, donne naissance à la crise commerciale. Cette crise est accrue, aggravée, mais elle n’est pas produite par les opérations des banques de l’étranger et du pays. Nous donnerons dans un chapitre ultérieur des explications à ce sujet.

  1. Le dollar = 5 fr. 35 cent
  2. Tableau statistique du Massachusets pour l’année finissant le 1er avril 1837, par J. P. Bigelon, secrétaire de la République, Boston 1838. — Aucun autre Etat américain ne possède de pareils relevés statistiques. Celui qui est mentionné ici est dû au gouverneur Everett, aussi distingué comme savant et comme écrivain que comme homme d’État.
  3. La livre = 0 kil. 4.535.
  4. Le yard = 0 mètre 9.143
  5. Les journaux américains de juillet 1839 rapportent que, dans la seule ville de Lowel, on comptait plus de cent ouvrières ayant déposé à la caisse d’épargne au delà de 100 dollars (5.350 francs).
  6. On voit que List pressentait les réformes commerciales et financières que l’Angleterre était à la veille d’accomplir.