Système national d’économie politique/Livre 2/02

La bibliothèque libre.


CHAPITRE II.

La théorie des forces productives et la théorie des valeurs


L’ouvrage célèbre d’Adam Smith a pour titre : « De la nature et des causes de la richesse des nations. » Le fondateur de l’école régnante a ainsi indiqué avec exactitude le double point de vue sous lequel on doit envisager l’économie des nations aussi bien que celle des particuliers. Les causes de la richesse sont tout autre chose que la richesse elle-même. Un individu peut posséder de la richesse, c’est-à-dire des valeurs échangeables ; mais s’il n’est pas capable de produire plus de valeurs qu’il n’en consomme, il s’appauvrira. Un individu peut être pauvre, mais, s’il est en état de produire au delà de sa consommation, il deviendra riche.

Le pouvoir de créer des richesses est donc infiniment plus important que la richesse elle-même ; il garantit non-seulement la possession et l’accroissement du bien déjà acquis, mais encore le rétablissement de celui qu’on a perdu. S’il en est ainsi des simples particuliers, c’est plus vrai encore des nations, qui ne peuvent pas vivre de rentes. L’Allemagne a été dans chaque siècle désolée par la peste, par la famine ou par la guerre civile et étrangère ; mais elle a toujours sauvé une grande partie de ses forces productives, et ainsi elle a toujours recouvré promptement quelque prospérité, tandis que l’Espagne riche et puissante, mais foulée par les despotes et par les prêtres, l’Espagne en pleine possession de la paix du dedans est tombée dans une pauvreté et dans une misère toujours plus profondes. Le même soleil éclaire encore les Espagnols ; ils possèdent toujours le même sol, leurs mines sont encore aussi riches, c’est toujours le même peuple qu’avant la découverte de l’Amérique et avant l’établissement de l’Inquisition ; mais ce peuple a peu à peu perdu sa puissance productive, et c’est pour cela qu’il est devenu pauvre et misérable. La guerre de l’émancipation a coûté à l’Amérique du Nord des centaines de millions ; mais la conquête de son indépendance a immensément accru sa puissance productive ; aussi, dans l’espace de peu d’années après la paix, a-t-elle acquis infiniment plus de richesses qu’elle n’en avait jusque-là possédées. Comparez l’état de la France en 1809 et en 1839, quelle différence ! Et pourtant la France a perdu depuis 1809 la domination sur une partie considérable du continent européen, subi deux invasions dévastatrices, et payé des milliards en contributions de guerre et en indemnités.

Un esprit aussi pénétrant que l’était Adam Smith ne pouvait pas méconnaître entièrement la différence qui existe entre la richesse et ses causes, ni l’influence décisive de ces causes sur la condition des peuples. Dans son introduction, il dit en termes nets que « le travail est le fonds qui fournit à une nation ses richesses, et que l’accroissement de ces richesses dépend principalement de la force productive du travail, c’est-à-dire du degré d’habileté, de dextérité et d’intelligence qu’on apporte dans l’application du travail, et de la proportion existante entre le nombre de ceux qui sont employés à un travail utile et le nombre de ceux qui ne le sont pas. » On le voit, Smith avait parfaitement reconnu que la condition des peuples dépend principalement de la quantité de leurs forces productives.

Mais il paraît qu’il n’est pas dans l’ordre de la nature qu’une science sorte tout achevée de la tête d’un seul penseur. Évidemment, l’idée cosmopolite des physiocrates, celle de la liberté générale du commerce, et sa grande découverte de la division du travail l’absorbèrent trop pour lui permettre de poursuivre cette idée de la force productive. Quelque nombreuses obligations que lui ait la science dans ses autres parties, la découverte de la division du travail était, à ses yeux, son titre le plus éclatant. Elle devait faire la réputation de son ouvrage et la célébrité de son nom. Trop habile pour ne pas comprendre que celui qui veut vendre une pierre précieuse d’une grande valeur ne porte pas le joyau au marché dans un sac rempli de blé, quelque utile que le blé puisse être d’ailleurs, mais qu’il entend mieux son intérêt en le mettant en vue ; trop expérimenté pour ignorer qu’un débutant, et il l’était en matière d’économie politique au moment de la publication de son ouvrage, qu’un débutant qui a le bonheur de faire fureur au premier acte, obtient aisément de l’indulgence si, dans les actes suivants, il ne fait que s’élever un peu au-dessus du médiocre, il fut entraîné à commencer son ouvrage par la doctrine de la division du travail. Smith ne s’est pas trompé dans ses calculs, son premier chapitre a fait la fortune de son livre et fondé son autorité.

Pour notre part, nous croyons pouvoir l’affirmer, ce fut ce désir de mettre dans un jour avantageux l’importante découverte de la division du travail[1], qui empêcha Adam Smith de poursuivre cette idée de la force productive énoncée dans son introduction, puis souvent reproduite, en passant il est vrai, dans le reste de son livre, et de donner à sa doctrine une forme plus parfaite. Le haut prix qu’il attachait à son idée de la division du travail l’a conduit à représenter le travail comme le fonds de toutes les richesses des nations, bien que lui-même ait vu clairement et qu’il déclare que la productivité du travail dépend du degré d’habileté et d’intelligence avec lequel le travail est employé. Nous le demandons, est-ce raisonner scientifiquement, que donner pour cause à un phénomène ce qui n’est que le résultat d’une multitude de causes plus profondes ?

Il est hors de doute que la richesse ne saurait être acquise autrement qu’à l’aide d’efforts de l’esprit et du corps ou du travail ; mais ce n’est pas là assigner une cause d’où l’on puisse tirer des déductions utiles ; car l’histoire apprend que des nations entières, malgré les efforts et l’économie des citoyens, sont tombées dans la pauvreté et dans la misère. Celui qui désire se rendre compte comment une nation s’est élevée de la pauvreté et de la barbarie à l’opulence et à la civilisation et comment une autre est tombée de la richesse et de la prospérité dans la pauvreté et dans la détresse, sur cette réponse, que le travail est la cause de la richesse et la paresse celle de la pauvreté (remarque que, du reste, le roi Salomon avait faite longtemps avant Adam Smith), ne manquera pas de faire cette nouvelle question : Quelle est donc la cause du travail et quelle est celle de la paresse ? On pourrait avec plus d’exactitude donner pour causes de la richesse les membres de l’homme, sa tête, ses mains et ses pieds ; du moins serait-on ainsi beaucoup plus près de la vérité ; il s’agirait alors de savoir ce qui fait que ces têtes, ces mains et ces pieds s’appliquent à la production et que leurs efforts sont fructueux. Qu’est-ce autre chose que l’esprit qui anime les individus, que l’ordre social qui féconde leur activité, que les forces naturelles dont l’usage est à leur disposition ? Plus l’homme comprend qu’il doit songer à l’avenir, plus ses idées et ses sentiments le porà assurer la destinée de ceux qui lui touchent de plus près et à les rendre heureux ; plus il est habitué dès le bas âge à la réflexion et à l’activité, plus ses instincts généreux ont été cultivés, son corps et son esprit exercés ; plus il a eu dans son enfance de beaux exemples sous les yeux, plus il a occasion d’employer ses forces intellectuelles et physiques à l’amélioration de son sort ; moins il est entravé dans son activité légitime, plus ses efforts sont heureux et plus les résultats lui en sont garantis ; plus l’ordre et l’activité lui donnent de titres à l’estime et à la considération publiques, moins, enfin, son esprit est en proie aux préjugés, à la superstition, à l’erreur et à l’ignorance ; plus il appliquera sa tête et ses membres à la production, plus il sera capable de produire, et mieux il saura tirer parti des fruits de son travail. Sous tous ces rapports, le principal est l’état de la société dans laquelle l’individu a été élevé et se meut ; il s’agit de savoir si les sciences et les arts y fleurissent, si les institutions et les lois y engendrent le sentiment religieux, la moralité et l’intelligence, la sûreté pour les personnes et pour les biens, la liberté et la justice, si, dans le pays, tous les éléments de la prospérité matérielle, agriculture, industrie manufacturière et commerce, sont également et harmonieusement développés, si la puissance nationale est assez grande pour assurer aux individus la transmission des progrès matériels et moraux d’une génération à l’autre, et pour les mettre en état non-seulement d’utiliser en totalité les forces naturelles du pays, mais encore, au moyen du commerce extérieur et des colonies, de disposer des forces naturelles des pays étrangers.

Adam Smith a si peu compris la nature de ces forces en général qu’il ne considère même pas comme productif le travail intellectuel de ceux qui s’occupent de la justice et de l’ordre, qui donnent l’instruction, qui entretiennent le sentiment religieux, qui cultivent la science ou l’art. Ses recherches se restreignent à cette activité de l’homme qui produit des valeurs matérielles. Il reconnaît que le pouvoir productif de cette activité dépend de l’adresse et de l’intelligence avec lesquelles on l’emploie, mais ses investigations sur les causes de cette adresse et de cette intelligence ne le conduisent pas au delà de la division du travail, qu’il explique uniquement par l’échange, par l’accroissement du capital matériel et par l’extension du marché. Ainsi sa doctrine devient de plus en plus matérialiste, particulière et individuelle. S’il avait poursuivi l’idée de force productive sans se laisser dominer par celle de valeur, de valeur échangeable, il serait arrivé à comprendre qu’à côté d’une théorie des valeurs, une théorie indépendante des forces productives est nécessaire pour expliquer les phénomènes économiques. Mais il s’est égaré jusqu’à expliquer les forces morales par des circonstances purement matérielles, et de là découlent toutes les absurdités et toutes les contradictions dont son école, ainsi que nous le montrerons, est coupable jusqu’à ce jour, et qui sont la cause unique pour laquelle les leçons de l’économie politique ont trouvé si peu d’accès dans les meilleurs esprits. L’école de Smith n’enseigne autre chose que la théorie des valeurs, et c’est ce qui ressort de cette idée de valeur échangeable qui sert partout de base à sa doctrine, et de la définition même qu’elle donne de la science.

C’est, d’après J.-B. Say, la science qui enseigne comment les richesses ou les valeurs échangeables se produisent, se distribuent et se consomment. Évidemment, ce n’est pas là la science qui apprend comment les forces productives sont éveillées et entretenues, et comment elles sont comprimées ou anéanties. Mac Culloch l’appelle expressément la science des valeurs, et de récents auteurs anglais la désignent sous le nom de science de l’échange[2].

Des exemples tirés de l’économie privée mettent dans tout son jour la différence qui existe entre la théorie des forces productives et la théorie des valeurs.

Si, de deux pères de famille, pareillement propriétaires, économisant chacun la même somme de 1.000 thalers (3 750 francs) par an, et ayant chacun cinq fils, l’un place ses épargnes et retient ses fils au travail manuel, tandis que l’autre emploie les siennes à faire de deux de ses fils des agriculteurs intelligents, et à préparer les trois autres à des professions conformes à leur aptitude, le premier agit suivant la théorie des valeurs, et le second d’après celle des forces productives. Au moment de sa mort, celui-là sera plus riche que celui-ci en valeurs échangeables ; mais, quant aux forces productives, ce sera tout le contraire. La propriété de l’un sera divisée en deux parts, et chacune d’elles, plus habilement exploitée, donnera un produit net égal à celui que la totalité donnait auparavant ; en même temps les trois autres fils auront dans leurs talents de larges moyens d’existence. La propriété de l’autre sera divisée en cinq parts, et chacune d’elles sera aussi mal cultivée que l’ensemble l’avait été jusque-là. Dans l’une des familles ont été éveillées et développées beaucoup de forces morales, beaucoup de talents destinés à s’accroître de génération en génération ; et chaque génération nouvelle possédera ainsi plus de ressources pour acquérir de la richesse que celle qui l’a précédée. Dans l’autre famille, au contraire, la stupidité et la pauvreté croîtront à proportion que la propriété se divisera davantage[3]. C’est ainsi que le planteur augmente, au moyen des esclaves, la somme de ses valeurs échangeables, mais ruine la force productive des générations à venir. Toute dépense pour l’instruction de la jeunesse, pour l’observation de la justice, pour la défense du pays, etc. est une destruction de valeurs au profit de la force productive. La majeure partie de la consommation d’un pays a pour but l’éducation de la génération nouvelle, le soin de la force productive à venir.

Le christianisme, la monogamie, l’abolition de l’esclavage et du servage, l’hérédité du trône, les inventions de l’imprimerie, de la presse, de la poste, de la monnaie, des poids et des mesures, du calendrier et des montres, la police de sûreté, l’affranchissement de la propriété territoriale et les moyens de transport, sont de riches sources de la force productive. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à comparer l’état de l’Europe avec celui de l’Asie. Pour se faire une juste idée de l’influence que la liberté de penser et la liberté de conscience exercent sur les forces productives d’une nation, on n’a qu’à lire l’une après l’autre l’histoire d’Angleterre et l’histoire d’Espagne. La publicité des débats judiciaires, le jury, le vote des lois par un parlement, le gouvernement soumis à un contrôle public, l’administration des communes et des corporations par elles-mêmes, la liberté de la presse, les associations dans un but d’utilité générale communiquent, dans les États constitutionnels, aux citoyens comme au pouvoir, un degré d’énergie et de force qui s’acquerrait difficilement par d’autres moyens. On ne saurait guère imaginer de loi ou d’institution publique qui n’exerce plus ou moins d’influence sur l’accroissement ou sur la diminution de la puissance productive[4].

Si l’on présente le travail corporel comme la cause unique de la richesse, comment expliquerait-on ce fait, que les nations modernes sont incomparablement plus riches, plus populeuses, plus puissantes et plus prospères que les nations de l’antiquité ? Chez les anciens, il y avait, par rapport à la population totale, infiniment plus de bras occupés ; le travail était beaucoup plus rude ; chacun possédait plus de terre, et cependant les masses étaient beaucoup plus mal nourries, beaucoup plus mal vêtues que chez les modernes. Ce fait, nous l’expliquons par tous les progrès que le cours des siècles écoulés a vus s’accomplir dans les sciences et dans les arts, dans la famille et dans l’État, dans la culture de l’esprit et dans la capacité productive[5]. L’état actuel des peuples est le résultat de l’accumulation des découvertes, des inventions, des améliorations, des perfectionnements, des efforts de toutes les générations qui nous ont précédés ; c’est là ce qui constitue le capital intellectuel de l’humanité vivante, et chaque nation n’est productive que dans la mesure où elle a su assimiler cette conquête des générations antérieures et l’accroître par ses acquisitions particulières ; qu’autant que les ressources naturelles, l’étendue et la situation géographique de son territoire, le nombre de ses habitants et sa puissance politique lui permettent de cultiver chez elle, supérieurement et harmonieusement, toutes les branches de travail, et d’étendre son action morale, intellectuelle, industrielle, commerciale et politique sur d’autres nations moins avancées et sur le monde en général.

L’école voudrait nous faire croire que la politique et la puissance de l’État n’ont rien de commun avec l’économie politique. En tant qu’elle restreint ses recherches aux valeurs et à l’échange, elle peut avoir raison ; il est possible de définir la valeur et le capital, le profit, le salaire et la rente territoriale, de les décomposer dans leurs éléments, et de raisonner sur les causes qui les font hausser et baisser, sans tenir compte de la situation politique. Mais c’est là évidemment un élément de l’économie privée aussi bien que de l’économie des nations. Il suffit de lire l’histoire de Venise, celle de la Ligue anséatique, celle du Portugal, de la hollande et de l’Angleterre, pour comprendre à quel point la richesse matérielle et la puissance politique réagissent l’une sur l’autre. Partout où cette réciprocité d’action se manifeste, l’école tombe dans les contradictions les plus étranges. Nous nous bornerons à rappeler le singulier jugement d’Adam Smith sur l’acte anglais de navigation.

Faute de pénétrer dans la nature des forces productives, et d’embrasser l’ensemble de la civilisation des peuples, l’école méconnaît en particulier l’importance d’un développement parallèle de l’agriculture, de l’industrie manufacturière et du commerce, de la puissance publique et de la richesse nationale, et surtout celle d’une industrie manufacturière indépendante et développée dans toutes ses branches. Elle commet l’erreur d’assimiler l’industrie manufacturière à l’agriculture, et de parler en général du travail, des forces naturelles, du capital, etc. sans avoir égard aux différences qui existent entre l’une et l’autre. Elle ne voit pas qu’entre le pays purement agriculteur et le pays agriculteur et manufacturier la différence est beaucoup plus grande qu’entre un peuple de pasteurs et un peuple de cultivateurs. Sous le régime de l’agriculture pure et simple règnent l’arbitraire et la servitude, la superstition et l’ignorance, le manque de civilisation, de relations, de moyens de transport, la pauvreté, l’impuissance politique enfin. Dans un pays purement agriculteur, la plus faible partie seulement des forces intellectuelles et corporelles est mise en jeu et développée, la plus faible partie des forces naturelles dont il dispose est employée, il ne s’accumule que peu ou point de capital. Comparez la Pologne avec l’Angleterre ; les deux pays ont été autrefois au même degré de culture, et aujourd’hui quelle différence ! Les manufactures et les fabriques sont les mères et les filles de la liberté civile, des lumières, des arts et des sciences, du commerce intérieur et extérieur, de la navigation et des voies de transport perfectionnées, de la civilisation et de la puissance politique. Elles sont le moyen principal d’affranchir l’agriculture, de l’élever au rang d’industrie, d’art, de science, d’augmenter la rente de la terre, les profits agricoles, le salaire du manouvrier, et de donner au sol de la valeur. L’école a attribué cette puissance civilisatrice au commerce extérieur ; en cela elle a pris l’intermédiaire pour la cause. Ce sont les manufactures étrangères qui fournissent au commerce étranger les marchandises qu’il nous apporte, et qui consomment les produits agricoles et les matières brutes que nous livrons en échange. Si les relations avec des manufactures éloignées exercent une action si bienfaisante sur notre agriculture, combien doit être plus féconde l’influence des manufactures qui sont avec nous dans une intimité à la fois locale, commerciale et politique, qui nous demandent non pas seulement une faible partie, mais la majeure partie des denrées alimentaires et des matières brutes qui leur sont nécessaires, dont les produits ne sont pas renchéris pour nous par des frais de transport considérables, dont les relations avec nous ne peuvent être interrompues, ni par l’ouverture de nouveaux marchés aux manufactures étrangères, ni par la guerre, ni par les prohibitions !

Voyons maintenant dans quelles erreurs, dans quelles contradictions étranges l’école est tombée, pour avoir borné ses recherches à la richesse matérielle ou aux valeurs échangeaet en n’admettant comme force productive que le travail corporel.

D’après elle, celui qui élève des porcs est dans la société un membre productif ; celui qui élève des hommes est un membre improductif. Celui qui fabrique pour les vendre des cornemuses ou des guimbardes, est un producteur ; les plus grands virtuoses ne le sont pas, parce que ce qu’ils jouent ne peut être apporté sur le marché. Le médecin qui sauve son malade n’appartient pas à la classe productive ; mais le garçon pharmacien en fait partie, bien que les valeurs échangeables ou les pilules qu’il produit n’aient que quelques minutes d’existence avant d’être anéanties. Un Newton, un Watt, un Kepler ne sont pas aussi productifs qu’un âne, qu’un cheval, qu’un bœuf de charrue, travailleurs que récemment M. Mac Culloch a rangés parmi les membres productifs de la société humaine.

Ne croyez pas que J.-B. Say, par sa fiction des produits immatériels, ait redressé cette erreur de la doctrine d’Adam Smith ; il n’a fait que masquer l’absurdité de ses conséquences, mais il ne l’a pas retirée du matérialisme dans lequel elle est plongée. Pour lui, les producteurs intellectuels ou immatériels ne sont productifs que parce qu’ils sont rémunérés avec des valeurs échangeables, et que leurs connaissances ont été acquises au prix de pareilles valeurs, mais non parce qu’ils produisent des forces productives[6]. Ils ne sont pour lui qu’un capital accumulé. Mac Culloch va plus loin ; il dit que l’homme est un produit du travail tout aussi bien que la machine qu’il fabrique, et il lui semble que, dans toutes les recherches économiques, l’homme doit être envisagé de ce point de vue. Smith, dit-il, a compris la justesse de ce principe, mais il n’en a pas tiré la conséquence légitime. Une des conséquences que lui-même en tire, c’est que manger et boire sont des occupations productives. Thomas Cooper évalue un bon jurisconsulte américain 3.000 dollars (16.050 fr.), environ trois fois autant qu’un bon esclave de labour.

Les erreurs et les contradictions de l’école que je viens de signaler peuvent aisément se rectifier au point de vue de la théorie des forces productives. Ceux qui élèvent des porcs et ceux qui fabriquent des cornemuses ou des pilules sont en effet productifs, mais les instituteurs de la jeunesse et de l’âge mûr, les virtuoses, les médecins, les juges et les administrateurs, le sont à un plus haut degré. Ceux-là produisent des valeurs échangeables, et ceux-ci des forces productives ; l’un de ces derniers prépare la génération future à la production, l’autre développe dans la génération présente le sens moral et religieux, le troisième travaille à ennoblir et à élever l’esprit humain, le quatrième conserve les forces productives de son malade, le cinquième produit la sûreté légale et le sixième l’ordre public ; le septième, enfin, par son art et par les jouissances qu’il procure, encourage à la production de valeurs échangeables. Dans la doctrine des valeurs, ces producteurs de la force productive ne peuvent être pris en considération qu’autant que leurs services sont rémunérés avec des valeurs échangeables, et cette manière d’envisager leurs fonctions peut avoir dans plus d’un cas son utilité pratique, par exemple, en matière d’impôts, lesquels doivent être acquittés en valeurs échangeables ; mais, quand il s’agit des rapports internationaux ou de l’ensemble des rapports du pays, ce point de vue est insuffisant, et il conduit à une série d’idées étroites et fausses[7].

La prospérité d’un peuple ne dépend pas, comme Say le pense, de la quantité de richesses et de valeurs échangeables qu’il possède, mais du degré de développement des forces productives. Si les lois et les institutions ne produisent pas directement des valeurs, elles produisent du moins de la force productive, et Say est dans l’erreur quand il soutient qu’on a vu des peuples s’enrichir sous toutes les formes de gouvernement, et que les lois ne peuvent pas créer de richesses.

Le commerce extérieur de la nation ne doit pas être apprécié, comme celui du marchand, exclusivement d’après la théorie des valeurs, c’est-à-dire par la seule considération du profit matériel du moment ; la nation doit en même temps embrasser du regard l’ensemble des rapports d’où dépendent son existence, sa prospérité et sa puissance dans le présent et dans l’avenir.

La nation doit faire le sacrifice et supporter la privation de richesses matérielles, pour acquérir des forces intellectuelles ou sociales ; elle doit sacrifier des avantages présents pour s’assurer des avantages à venir. Pour une nation, ainsi que nous croyons l’avoir historiquement établi, une industrie manufacturière développée dans toutes ses branches est la condition d’un haut degré de civilisation, de prospérité matérielle et de puissance politique. S’il est vrai, comme nous croyons pouvoir le démontrer, que, dans l’état actuel du monde, une jeune industrie manufacturière, dénuée de protection, ne saurait soutenir la concurrence d’une industrie affermie depuis longtemps, d’une industrie protégée sur son propre territoire ; comment, avec des arguments empruntés à la théorie des valeurs, peut-on entreprendre de prouver qu’une nation, de même qu’un particulier, doit acheter les marchandises dont elle a besoin là où elle les trouve au meilleur marché ; qu’on est insensé de fabriquer soi-même ce qu’on pourrait se procurer au dehors à plus bas prix ; qu’on doit abandonner l’industrie du pays aux efforts des particuliers ; que les droits protecteurs sont des monopoles dont les industriels sont pourvus aux dépens de la nation ?

Il est vrai que les droits protecteurs renchérissent au commencement les articles fabriqués ; mais il est également vrai, et l’école même l’admet, qu’à la longue, chez un peuple capable d’un vaste développement industriel, ces articles peuvent être produits à meilleur marché qu’on ne peut les importer du dehors. Si donc ces droits protecteurs entraînent un sacrifice de valeurs, le sacrifice est compensé par l’acquisition d’une force productive, qui non-seulement assure à la nation pour l’avenir une quantité infiniment supérieure de richesses matérielles, mais encore l’indépendance industrielle en cas de guerre. À l’aide de l’indépendance industrielle et de la prospérité qui en résulte, la nation acquiert les moyens de se livrer au commerce extérieur, et d’étendre sa navigation ; elle élève sa civilisation, elle perfectionne ses institutions au dedans, elle affermit sa puissance au dehors.

Ainsi une nation qui a une vocation manufacturière se conduit, en recourant au système protecteur, absolument comme ce propriétaire qui sacrifie des valeurs matérielles afin de faire apprendre à quelques-uns de ses enfants une industrie productive.

À quel point s’est fourvoyée l’école en appréciant, d’après la théorie des valeurs, des rapports qui doivent être principalement envisagés du point de vue de la théorie des forces productives ; on le verra ressortir avec clarté du jugement que J.-B. Say porte sur les primes qu’accorde une nation étrangère dans le but de favoriser son exportation ; il soutient que ce sont des cadeaux qu’elle fait à notre pays. Supposons donc que la France considère comme suffisant un droit protecteur de 25 pour cent pour ses fabriques encore incomplètement affermies, mais que l’Angleterre alloue des primes de sortie de 30 pour cent ; quelle serait la conséquence du cadeau que l’Angleterre aurait ainsi fait à la France ? Pendant quelques années les consommateurs français obtiendraient à bien meilleur marché qu’auparavant les articles fabriqués dont ils ont besoin ; mais les fabriques françaises seraient ruinées, et des millions d’hommes réduits à la mendicité, ou obligés, soit de s’expatrier, soit de se livrer à l’agriculture. Dans l’hypothèse la plus favorable, les consommateurs acquis jusque-là aux agriculteurs français deviendraient leurs concurrents, la production agricole augmenterait en même temps que diminuerait la consommation. De là nécessairement en France dépréciation des produits agricoles et des propriétés, appauvrissement et affaiblissement du pays. Le cadeau de l’Angleterre en valeurs serait chèrement payé en forces productives ; il ressemblerait au présent que le sultan a coutume de faire à ses pachas, lorsqu’il leur envoie un cordon de soie précieux.

Depuis que les Troyens ont été gratifiés par les Grecs d’un cheval de bois, il est délicat pour un peuple de recevoir des présents d’un autre. Les Anglais ont fait au continent des cadeaux d’une valeur énorme sous la forme de subsides ; mais les nations continentales les ont payés chèrement en perte de forces. Ces subsides ont opéré comme des primes d’exportation en faveur des fabriques anglaises et au détriment des fabriques allemandes. Si l’Angleterre s’engageait aujourd’hui à fournir gratuitement aux Allemands, durant plusieurs années, tous les articles manufacturés qui leur sont nécessaires, nous ne leur conseillerions pas d’accepter cette offre. Supposons que les Anglais se trouvent, par de nouvelles inventions, en état de fabriquer la toile à 40 pour cent meilleur marché que les Allemands par les anciens procédés, et qu’ils aient sur les Allemands, dans l’emploi des procédés nouveaux, une avance de quelques années, une des plus importantes et des plus anciennes industries de l’Allemagne sera ruinée faute d’un droit protecteur ; ce sera comme si la nation allemande avait perdu un de ses membres ; mais qui pourrait se consoler de la perte d’un bras, par ce motif que ses chemises lui ont coûté 40 pour cent de moins ?

Souvent les Anglais sont dans le cas de faire des cadeaux aux étrangers ; la forme est différente, et il n’est pas rare qu’ils soient généreux contre leur gré ; les étrangers ne doivent pas moins se demander si le présent est acceptable. En possession, dans le monde, du monopole manufacturier et commercial, leurs fabriques se trouvent de temps en temps dans cet état qu’ils désignent par le mot de glut (engorgement), et qui provient de ce qu’ils appellent overtrading (excès de la spéculation). Alors chacun jette sur les bateaux à vapeur tout ce qu’il a de marchandises en magasin. Elles sont rendues au bout de huit jours à Hambourg, à Berlin et à Francfort, au bout de trois semaines à New-York, où elles sont offertes à 50 pour cent au-dessous de leur valeur réelle. Les fabricants anglais éprouvent une souffrance temporaire, mais ils sont sauvés et ils s’indemnisent plus tard par de meilleurs prix. Les fabricants allemands et américains sont punis pour les fautes des Anglais ; ils sont ruinés. Le peuple anglais voit le feu, entend le bruit de l’explosion, c’est dans d’autres pays que le désastre éclate ; et, lorsque les habitants de ces pays gémissent sur leurs blessures qui saignent, le commerce intermédiaire soutient que ce sont les conjonctures qui ont fait le mal. Quand on réfléchit combien de fois, par de telles conjonctures, l’ensemble de l’industrie manufacturière, le système de crédit, l’agriculture elle-même, en un mot toute l’économie des peuples qui admettent la libre concurrence de l’Angleterre, ont été ébranlés de fond en comble, quand on songe que plus tard ces mêmes peuples ont largement indemnisé les fabricants anglais en leur payant de plus hauts prix, n’est-il pas permis de douter que la théorie des valeurs et les maximes cosmopolites doivent servir de règle au commerce entre les nations ? L’école n’a pas jugé à propos d’expliquer les causes et les effets de ces crises commerciales.

Les grands hommes d’État des temps modernes, presque sans exception, ont compris la grande influence des manufactures et des fabriques sur la richesse, sur la civilisation et sur la puissance des nations, et la nécessité de les protéger : Édouard III comme Élisabeth, Frédéric le Grand comme Joseph II, Washington comme Napoléon. Sans plonger dans les profondeurs de la théorie, leur coup d’œil intelligent a compris l’industrie manufacturière dans son ensemble et l’a jugée sainement. Il était réservé aux physiocrates, égarés par de faux raisonnements, de l’envisager sous un autre aspect. L’édifice fantastique de cette école s’est évanoui ; l’école nouvelle elle-même l’a renversé, mais elle ne s’est point affranchie des erreurs fondamentales de sa devancière, elle n’a fait que s’en écarter un peu. N’ayant point fait la distinction entre la force productive et la valeur échangeable, et ayant subordonné la première à la seconde au lieu de l’étudier séparément, elle ne pouvait pas se rendre compte de la différence qui existe entre la force productive agricole et la force productive manufacturière. Elle ne voit pas que l’industrie manufacturière, en surgissant dans un pays agriculteur, emploie et utilise une masse de forces de l’esprit et du corps, de forces naturelles et de forces instrumentales, ou de capitaux comme l’école les appelle, qui jusque-là étaient restées inactives, et qui, sans elle, auraient toujours dormi. L’école s’imagine que l’introduction de l’industrie manufacturière dérobe ces forces à l’agriculture pour les porter sur les fabriques, tandis qu’une puissance en majeure partie nouvelle a été créée, puissance qui, bien loin d’avoir été acquise aux dépens de l’agriculture, aide celle-ci à prendre un plus grand essor.

  1. On sait qu’Adam Smith n’a découvert la division du travail ni comme fait ni comme principe. Il a eu le mérite d’en faire usage dans un Traité d’économie politique. La division du travail était si évidente pour les hommes pratiques, même pour les moins attentifs, qu’il ne peut y avoir à rechercher par qui elle a été découverte. Divers écrivains l’avaient nettement expliquée longtemps avant Smith. Il suffira de citer un passage d’un philosophe chinois, Mencius, qui vivait il y a deux mille ans : « Le fermier tisse-t-il le drap ou confectionne-t-il le chapeau qu’il porte ? Non, il les achète avec du grain. Pourquoi ne les fait-il pas lui-même ? Pour ne pas nuire à son exploitation. Fabrique-t-il ses ustensiles de cuisine ou ses outils en fer ? Non, il les achète avec du grain. L’industrie du mécanicien et celle du fermier ne doivent pas être réunies. (S. Colwell.)
  2. Il y a plusieurs observations à faire sur ce passage. J’admets volontiers qu’Adam Smith n’a pas tiré de l’idée de force productive tout le parti possible ; mais, loin de l’avoir méconnue, il l’a très-nettement comprise, au contraire. Qu’est-ce que sa division du travail, sinon un moyen efficace d’augmenter notre puissance productive ? Ne revient-il pas fréquemment sur la sécurité générale en tant que condition nécessaire de la fécondité du travail ? Bien qu’Adam Smith n’ait pas établi scientifiquement, à proprement parler, le travail comme source unique de la richesse, et que, pour désigner la richesse, il se serve habituellement de cette expression, le produit annuel du travail et de la terre, List a mauvaise grâce à lui contester l’honneur d’avoir mis le travail en relief vis-à-vis des physiocrates qui refusaient à l’industrie humaine la faculté de produire des richesses.
      Il fait aussi une mauvaise chicane à J.-B. Say et à Mac Culloch.
      La définition de l’économie politique par J.-B. Say est restée comme la plus simple et la plus claire de celles qu’on a produites jusqu’à ce jour ; on peut seulement la formuler d’une manière plus brève, en disant simplement que l’économie politique est la science de la production et de la distribution des richesses. Elle n’implique rien de contraire aux idées de l’auteur du Système national ; la richesse est incontestablement l’objet de l’économie politique:mais l’énoncé de cette proposition n’empêche nullement de préférer à la richesse les facultés qui la produisent.
      Quant à Mac Culloch, après avoir défini la science à peu près comme J.-B. Say, il ajoute, page 3 de ses Principes:« L’économie politique pourrait être appelée la science des valeurs ; car aucun objet dépourvu de valeur échangeable ne peut entrer dans le cercle de ses investigations. » Mac Culloch, distinguant la valeur de l’utilité, veut ici tout simplement éliminer, comme étrangères à l’économie politique, les richesses que la nature prodigue gratuitement à tous, et auxquelles le travail ou tout au moins l’appropriation n’a pas communiqué de valeur échangeable. Ailleurs il assigne pour mission à l’économie politique de rechercher les moyens d’accroître la puissance productive du travail.
      M. J. Stuart Mill a signalé le vice de la définition par laquelle quelques-uns de ses compatriotes ont fait de l’économie politique la science des échanges ; il a établi que les lois de la production seraient les mêmes, quand l’échange n’existerait pas, et que, bien que la rémunération du travail, dans notre état social, dépende du prix des marchandises, l’échange n’est pas plus la loi fondamentale de la distribution, que les routes et les voitures ne constituent les lois du mouvement. Les deux faits essentiels de l’économie politique sont la production et la distribution des richesses ; ce sont eux seuls qui doivent entrer dans sa définition.
      Quoi qu’il en soit, la distinction entre la théorie des valeurs et celle des forces productives ne me paraît pas plus admissible que celle du précédent chapitre entre l’économie politique ou l’économie cosmopolite ; elle ne sert, comme cette dernière, qu’à faire ressortir des erreurs ou des omissions commises par les devanciers de List. On a dit avec raison, que les forces productives ne peuvent pas plus être séparées des valeurs créées par elle que les causes de leurs effets, d’autant moins que, dans l’enchaînement des phénomènes économiques, ce qui était effet devient cause à son tour. Tous les traités d’économie politique contiennent une analyse telle quelle des forces productives ; mais il est très-vrai que des économistes, et des meilleurs, ont trop souvent porté dans la science un esprit étroit, en se préoccupant uniquement des gains actuels ou des pertes immédiates des valeurs. Toutefois, au lieu de construire une théorie nouvelle à côté d’une théorie déjà existante, il s’agit purement et simplement d’élargir celle-ci en substituant à un point de vue rétréci un point de vue plus vaste. Dans le paragraphe qui suit, List montre d’une façon saisissante en quoi ils différent l’un de l’autre. (H. R.)
  3. Dans la leçon déjà citée sur la théorie de la liberté commerciale, Rossi emploie aussi cette comparaison du père de famille et des sacrifices qu’il fait en vue de l’avenir, sous une autre forme, il est vrai, mais pareillement pour motiver des exceptions temporaires au principe de la liberté : « Au point de vue économique, demander si le principe de la liberté commerciale admet des exceptions, c’est demander s’il y a des circonstances où le système restrictif puisse augmenter la somme de la richesse nationale. Or, si l’on entend par là une augmentation immédiate, de pareilles circonstances ne peuvent jamais se rencontrer. Jamais on ne s’enrichira du premier coup en payant cher ce qu’on peut avoir à bon marché. Mais il n’y a pas de père de famille qui ne sache qu’il est des circonstances où le sacrifice d’aujourd’hui peut être suivi plus tard d’un bénéfice qui le compense et le dépasse. Une administration à la fois prudente et éclairée commande dans certains cas des tentatives aléatoires, des avances qui peut-être ne rentreront pas en entier. Il n’est pas de père de famille qui, ayant de fortes raisons de croire qu’il existe dans son domaine un grand dépôt de richesses minérales, ne se crût obligé, s’il en avait les moyens, de faire des essais pour vérifier le fait et ouvrir à ses enfants cette nouvelle source de prospérité. La même chose peut être vraie d’une nation. » (H. R.)
  4. Say dit dans son Économie politique pratique : « Les lois ne peuvent pas créer des richesses. » Sans doute elles ne le peuvent pas, mais elles créent une force productive, qui est plus importante que la richesse ou que la possession de valeurs échangeables.
  5. Pour le développement de la puissance productive dans les sociétés modernes, je renvoie à la deuxième leçon du Cours d’économie politique de M. Michel Chevalier, année 1841-42. On y voit que l’accroissement de cette puissance productive, dans l’industrie du fer, est, depuis quatre ou cinq cents ans, dans le rapport de 1 à 25 ou à 30 ; que, dans la mouture du blé, le progrès a été dans le rapport de 1 à 144 depuis Homère ; que, dans la fabrication des tissus de coton, il est de 1 à 320 depuis 70 ans, et, dans la filature du lin, de 1 à 210 depuis quelques années seulement ; que, dans l’industrie des transports enfin, de l’autre côté de l’Atlantique, la force productive est dans le rapport de 1 à 11.500 comparativement avec ce qu’elle était dans l’empire de Montézuma. (H. R.)
  6. Entre les nombreux passages où J.-B. Say exprime cette opinion, nous nous bornerons à emprunter celui-ci à son Économie politique pratique : « Le talent d’un avocat, d’un médecin, qui a été acquis au prix de quelques sacrifices et qui produit un revenu, est une valeur capitale, non transmissible, à la vérité, mais qui réside néanmoins dans un corps visible, celui de la personne qui le possède. »
  7. On a beaucoup disserté sur le travail productif et sur le travail improductif. Cette distinction remonte aux physiocrates qui, ne comprenant pas que la production consiste à changer de forme ou de lieu les choses qui nous entourent de manière à leur donner une utilité qu’elles n’avaient pas, et non à faire de rien quelque chose, considéraient, très-gratuitement d’ailleurs, le travail agricole comme le seul productif ; elle a été adoptée par Adam Smith, qui a étendu la dénomination de productifs à tous les travaux donnant de la valeur à l’objet matériel sur lequel ils s’exercent, mais l’a refusée à tous les autres, sans méconnaître d’ailleurs le mérite de ces derniers. Aujourd’hui elle est unanimement rejetée, et l’on reconnaît que tout travail utile est un travail productif. (Voir en particulier sur ce sujet le chapitre de la Consommation de la richesse dans les Principes d’Économie politique de Mac Culloch.)
      Néanmoins c’est une question de savoir si l’on doit ranger parmi les producteurs, au point de vue de l’économie politique, tous ceux qui se livrent à un travail utile, de quelque nature qu’il soit ; la solution de cette question dépend du plus ou du moins d’étendue qu’on assigne au domaine de la science. Certains esprits, et Malthus, par exemple, était de cet avis, pensent que l’objet propre de l’économie politique est la richesse, la richesse matérielle, et que la production de ces choses immatérielles auxquelles le mot de richesse a été appliqué par métaphore, appartient à un autre ordre d’études ; ils remarquent que le terme même d’économie politique réveille habituellement dans les esprits l’idée d’intérêts matériels et que les auteurs qui élargissent le plus l’horizon de la science ne traitent guère d’autre chose. Pour ceux-là, les magistrats et les administrateurs, les savants et les poètes, les avocats et les médecins, enfin, tous les producteurs de ces biens moraux sans lesquels on ne conçoit pas de civilisation, ne sont au point de vue économique proprement dit, que des producteurs indirects. En les appelant ainsi, on ne veut pas, bien entendu, rabaisser des services, qui non seulement sont souvent supérieurs en thèse générale à ceux des producteurs directs, mais quelquefois même concourent à la production de la richesse plus puissamment que les plus rares efforts du génie industriel ; un essaie seulement de définir le genre de concours qu’ils prêtent à cette production matérielle.
      En qualifiant ces producteurs indirects de producteurs de forces productives, List se place au même point de vue ; peut-être seulement fait-il mieux ressortir leur importance sociale et économique, et indique-t-il mieux les rapports qui lient le monde matériel au monde moral.
      Je crois inutile de relever dans le passage ci-dessus quelques plaisanteries fort injustes de l’auteur à l’égard de Mac Culloch. (H. R.)