Sébastopol/3/Chapitre11

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 149-153).
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XI

Le grondement des canons continuait avec la même force, mais la rue Ekaterinenskaia que suivait Volodia accompagné du silencieux Nikolaïev, était déserte et calme. Dans l’obscurité il voyait seulement la large rue avec les murs blancs des grandes maisons détruits en beaucoup d’endroits, et le trottoir pavé. De temps en temps il rencontrait des soldats et des officiers. En passant du côté gauche, près de l’amirauté, à la lumière d’un feu vif qui brillait derrière les murs, il aperçut les acacias plantés le long du trottoir, leurs supports verts et leur feuillage jeune empoussiéré. Il entendait nettement ses pas et ceux de Nikolaïev qui, en poussant de gros soupirs, marchait derrière lui. Il ne pensait à rien. La jolie petite infirmière, la jambe de Martzov avec les doigts s’agitant dans la chaussette, l’obscurité, les bombes et les diverses images de mort se présentaient vaguement à son imagination. Toute son âme, jeune, impressionnable se troublait et il était navré de la conscience de sa solitude et de l’indifférence générale de son sort dans le danger. « On me tuera. Je souffrirai et personne ne pleurera ! » Et tout cela, au lieu de la vie d’un héros pleine d’énergie et de générosité qu’il avait rêvée avec tant d’enthousiasme. Les bombes éclataient et sifflaient de plus en plus près. Nikolaïev soupirait plus souvent sans rompre le silence. En traversant le pont qui conduisait à Korabelnaia il aperçut quelque chose qui, en sifflant, tombait non loin de lui dans la baie, éclairait pour une seconde, d’une lumière rouge les ondes violettes, disparaissait et ensuite bondissait de l’eau en la faisant jaillir.

— Voilà, elle n’a pas crevé ! — dit d’une voix rauque Nikolaïev.

— Oui, — répondit-il tout à fait involontairement, se surprenant lui-même, et d’une petite voix menue, aiguë.

Ils rencontrèrent des brancards avec des blessés, de nouveau des charrettes du régiment avec des gabions ; un régiment se rencontra avec eux à la batterie Korabelnaïa, les cavaliers passaient devant. Un officier avec un Cosaque allait au trot, mais en apercevant Volodia, il arrêta son cheval, le dévisagea fixement, se détourna et s’éloigna en cravachant sa monture. « Seul, seul ! Personne ne s’intéresse à ce que je vive ou non ! » pensait le jeune garçon, et il voulait vraiment pleurer.

En gravissant la montée, devant un haut mur blanc, il entra dans la rue dont les petites maisons étaient écrasées et éclairées sans cesse par les bombes. Une femme ivre, déguenillée, qui sortait d’une porte cochère avec un matelot se buta contre lui.

— C’est pourquoi… si c’était un homme noble — murmurait-elle. — Pardon, Votre Noblesse, monsieur l’officier !

Le cœur du pauvre garçon se serrait de plus en plus, et sur l’horizon noir l’éclair s’enflammait de plus en plus souvent, et les bombes de plus en plus souvent sifflaient et éclataient près de lui. Nikolaïev soupirait et soudain il se mit à parler, comme il sembla à Volodia, d’une voix effrayée et contenue :

— Voilà, vous êtes toujours pressé de partir. Partir, partir, il n’y a vraiment pas de quoi se hâter !

— Mais quoi ! Puisque mon frère est maintenant guéri, répondit Volodia, espérant au moins dissiper par la conversation, le sentiment pénible qui l’envahissait.

— Guéri ! Quelle santé, quand il est tout malade ; même pour ceux qui se portent tout à fait bien, il vaudrait mieux en pareil temps vivre à l’hôpital. Est-ce qu’il y a beaucoup de plaisir ici, hein ? On arrache une jambe ou le bras, voilà tout. Il ne faut pas longtemps ! Même ici, à la ville, ce n’est pourtant pas le bastion, et quelle horreur !

Quand on marche, on récite toutes ses prières ! Voilà, canaille ! droit devant et dzinn ! — ajouta-t-il en faisant attention aux sons d’un éclat qui bourdonnait très près. — Voilà, maintenant, — continuait Nikolaïev, il m’a ordonné de conduire votre Noblesse. Notre métier, c’est entendu, on fait ce qu’on nous ordonne, je dois le faire, et le chariot, il est là-bas aux soins d’un petit soldat quelconque, le paquet est défait… et va, va… et si quelque chose se perd dans les bagages, c’est Nikolaïev qui sera responsable !…

Après avoir fait encore quelques pas, ils débouchèrent sur la place. Nikolaïev se taisait et soupirait.

— Voilà votre artillerie, Votre Noblesse ! — dit-il tout à coup. — Demandez à la sentinelle, on vous montrera.

Volodia fit quelques pas et cessa d’entendre derrière lui les soupirs de Nikolaïev.

Tout à coup il se sentit complètement seul. Cette conscience de la solitude dans le danger, devant la mort, comme il lui semblait, tomba sur son cœur comme une pierre terriblement lourde et froide. Il s’arrêta au milieu de la place, se retourna pour regarder si personne ne le voyait, se prit par la tête et avec effroi prononça et pensa : « Seigneur ! suis-je un poltron, un poltron, un lâche, un misérable !… Ne puis-je pas mourir pour la patrie, pour le tzar pour qui encore, récemment, je rêvais de mourir avec plaisir ! Non ! Je suis une créature malheureuse, misérable ! »

Et Volodia, pénétré d’un sentiment de vrai désespoir et de désenchantement de soi-même, demanda à la sentinelle le logement du commandant de la batterie et marcha dans la direction indiquée.