Sébastopol/3/Chapitre13

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 159-161).
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XIII

Resté seul avec ses idées, le premier sentiment de Volodia fut la peur de cet état troublé, sans issue, dans lequel se trouvait son âme. Il voulait s’endormir et oublier tout ce qui l’entourait et principalement lui-même. Il souffla la bougie, s’allongea sur le lit et ôtant sa capote s’en cacha la tête pour se débarrasser de la peur de l’obscurité qu’il avait gardée de l’enfance. Mais tout à coup il pensait : « Et si la bombe arrive, brise le toit et me tue ! » — Il se mit à écouter ; au-dessus de sa tête s’entendaient les pas du commandant de la batterie.

« Cependant si la bombe arrive, elle tuera ceux qui sont en haut, ensuite moi, au moins pas moi seul ». Cette idée le tranquillisa un peu et il allait s’endormir : « Mais, si tout à coup on prend Sébastopol, pendant la nuit. Si les Français arrivent ici ? Avec quoi me défendrai-je ! » Il se leva et se mit à marcher dans la chambre. La peur d’un danger réel avait effacé la peur mystérieuse de l’obscurité. Hors la selle et le samovar, il n’y avait dans la chambre aucun objet dur. « Je suis lâche, poltron, vil poltron ! » pensa-t-il tout à coup et de nouveau il éprouva un sentiment pénible de dégoût et de mépris de soi-même. Il se recoucha et tâcha de ne pas penser. Alors, les impressions du jour revinrent à son imagination accompagnées de sons ininterrompus qui faisaient trembler les vitres de l’unique fenêtre et lui rappelaient de nouveau le danger. Tantôt il voyait les blessés et le sang ; tantôt les bombes et les éclats tombent dans la chambre ; tantôt la jolie infirmière lui fait un pansement à lui mourant et pleure sur lui ; tantôt sa mère le conduit dans une ville de province et prie ardemment avec des larmes devant l’icône miraculeuse, et de nouveau, il lui semble impossible de dormir. Mais soudain, l’idée de Dieu tout-puissant qui peut faire tout et entend chaque prière, lui venait vivement en tête. Il se mit à genoux, se signa, et joignit les mains, comme on le lui avait appris dans l’enfance. Ce geste le ramena tout à coup aux sentiments heureux, longtemps oubliés.

« S’il faut que je meure, s’il faut que je n’y sois plus, Seigneur, que ce soit au plus vite », pensa-t-il. « Mais si le courage et la fermeté que je n’ai pas sont nécessaires, donne-les moi ; délivre moi de la honte et du déshonneur que je ne pourrais supporter, mais apprends-moi ce qu’il me faut faire pour remplir Ta volonté ».

L’âme enfantine, craintive, bornée, tout d’un coup s’agrandissait, s’éclairait ; il aperçut un nouvel horizon vaste et clair. Il pensa et sentit encore beaucoup dans ce court laps de temps qui vit s’agiter ces sentiments. Bientôt il s’endormit tranquillement et sans soucis, au grondement continu de la canonnade et au tremblement des vitres.

Grand Dieu ! Toi seul écoutes et connais ces prières simples mais ferventes et désespérées, les prières de l’ignorance, du vague repentir, de la guérison du corps, de l’éclairement de l’âme qui montent vers Toi de cet endroit terrible de la mort, depuis le général qui une seconde avant rêvait de la croix de Saint-Georges et qui, avec crainte, la sentait toute proche, jusqu’au simple soldat qui s’allongeait sur le sol nu de la batterie de Nicolas et te demandait de lui envoyer là-bas, inconsciemment pressenti par lui, le dédommagement de toutes les souffrances !…