Téhéran et la Perse en 1863, souvenirs d’un diplomate anglais
- I. Journal of a Diplomate’s three years’ Residence in Persia, by Edw. B. Eastwick, 2 vol. London, Smith, Elder and C°. 1861.— II. Persian Papers (Dickens’s All the year round), vol. VIII, IX et X.
Deux agens de la diplomatie anglaise nous communiquent aujourd’hui leurs souvenirs d’un récent séjour à Téhéran, où ils étaient chargés de représenter les intérêts de la Grande-Bretagne. L’un d’eux, M. Ed. B. Eastwick, a été un moment investi des fonctions de chargé d’affaires. Il se présente de face au public et décline résolument ses qualités. Il a même dédié son livre, non sans quelque prétention solennelle, au sultan Murâd-Mirza, « l’illustre fils de l’illustre Abbas-Mirza, vainqueur de Meshid, Merv et Hérat. » Murâd, fils d’Abbas, est l’oncle du shainshah régriant, Nasser-ed-Din (Nasirud’-Din), qui a régulièrement succédé le 6 septembre 1848 à son père Mohammed, investi lui-même de la couronne en vertu de son droit d’aînesse[1]. Sous un pareil patronage, les souvenirs du chargé d’affaires se recommandent particulièrement à notre attention, et, sous certaines réserves, à notre confiance. L’autre narrateur, moins officiel, puisqu’il est protégé par l’anonyme, porte une responsabilité plus légère. On s’aperçoit tout de suite, à la familiarité spirituelle de ses confidences, qu’il entend bien user, sinon abuser, des libertés du masque, et, sans prendre toutes celles que tel voyageur français facile à nommer ne se refuserait certainement pas, il s’aventure, pour un diplomate, assez près des limites périlleuses.
Au reste, tout est relatif : on peut confier plus de paroles à l’écho, lorsqu’il les répète à plus longue distance. Le shah ne lit pas l’anglais : les Mille et une Nuits, avec nos journaux illustrés, suffisent à défrayer ses loisirs. Pourquoi craindrait-on de le blesser par quelques révélations indiscrètes dont personne autour de lui n’oserait, à coup sûr, rebattre ses oreilles? Allez donc bercer de propos désagréables un prince qui par un simple geste, — en élevant horizontalement à la hauteur de son menton sa main posée à plat, — vous ferait étrangler ou décapiter ad libitum, séance tenante[2]!
Ici, et au moment d’entrer en matière, un léger scrupule nous arrête encore. Nous avons parlé de deux narrateurs différens; mais après tout ce n’est là qu’une hypothèse. En compagnie diplomatique, il est défendu d’être naïf, et si par hasard nous avions affaire au même écrivain s’offrant à nous sous la double face de Janus, sérieux et circonspect dans les pages à dédicace, audacieux et humoristique lorsqu’il dépose son habit brodé, nous lui fournirions belle matière à plaisanterie. Pourtant cette identité nous étonnerait. Si grande que puisse être la différence entre le négligé de l’anonyme et l’apprêt de l’œuvre signée, nous avons ici, — autant qu’un étranger peut voir clair en ces délicates questions, — deux esprits très distincts, quoique de la même famille. Celui qui a confié au recueil hebdomadaire de Charles Dickens ses esquisses légèrement touchées nous paraît avoir plus de poétique abandon et de fantaisie en plein essor. L’auteur du Journal obéit à des tendances plus « utilitaires, » pour nous servir de l’un de ces mots qu’il déclare antipathiques à sa nature. Il va plus droit au fait, et, sans quitter le ton de la causerie, sans se refuser le trait d’observation comique ou la saillie égayée que sa plume rencontre au passage, il prétend, on le voit, que son temps et sa peine ne soient pas absolument perdus. Il insiste où l’autre aurait glissé; il fond des balles au lieu de souffler des bulles de savon. Les géographes, les statisticiens, comme les hommes d’état, trouveraient çà et là de quoi glaner dans son livre, dont ils se méfieront peut-être sur l’étiquette du sac, et que leur feront dédaigner à tort certains détails plus ou moins futiles. Aucun lecteur sérieux n’en demandera tant aux esquisses de l’All the year round. On n’y cherchera autre chose qu’un passe-temps fugitif, une aimable diversion à des études plus substantielles. Notre tâche, à nous, est bien simple : elle consiste à recueillir, écoutant tour à tour les deux voyageurs, ce qu’ils ont à nous dire de plus curieux sur le moins connu des états musulmans, sur celui qui peut être appelé à jouer le plus grand rôle dans les complications de l’avenir, et à qui l’écroulement de l’empire turc léguerait infailliblement la haute direction de l’islamisme asiatique. Il y a là une population très intelligente et très corrompue sur qui pèsent les misères et l’avilissement du régime le plus absolu qui soit au monde ; il y a là un fanatisme vivace qui semble destiné à paralyser longtemps encore les progrès de la civilisation; il y a là les élémens plus ou moins désagrégés d’une puissance militaire qui peut, à un jour donné, peser d’un poids quelconque sur la solution de fort grands problèmes, ceux que soulèvent la possession de l’Inde par les Anglais et le développement fatal de la Russie dans l’extrême Orient. Autant de motifs, ce nous semble, pour étudier avec un certain intérêt ce pays, dont l’importance présente n’est rien auprès de sa grandeur passée, mais que les événemens au seuil desquels nous sommes relèveront peut-être de sa déchéance, si elle n’est pas tout à fait irrémédiable.
Pour aller dans le pays des divs et des Mille et une Nuits, nous aurions en quelque sorte le droit d’enfourcher la croupe ailée des chimères; mais, par respect pour notre époque si positive, et voulant conserver la confiance du lecteur, nous partirons tout simplement de Londres par une belle journée de juillet (1860) avec un aimable secrétaire de légation qui cite volontiers Alfred de Musset, voire Madelon, et, en attendant le narghileh, fume galamment sa cigarette au nez des orphéonistes français avec lesquels il s’embarque; le lendemain, il est à Paris chez l’ambassadeur d’Angleterre, prenant ses commissions pour Naples, Athènes, Constantinople. Le 5, nous le retrouvons à bord du Vatican, frété pour Messine, le 6 à Gênes, où un Doria, — autre agent de Downing-Street et son prédécesseur à la légation de Téhéran, — lui montre les palais Brignole et Spinola; le 8, il touche à Civita-Vecchia; le 9, il jette l’ancre dans la baie de Naples, où un officier de la marine britannique, mécontent de son équipage, constate la supériorité de nos matelots sur ceux que la vieille Angleterre peut mettre en ligne. Avant midi, le lendemain, il débarque à Messine, encore tout étourdi des chants et des clameurs enthousiastes qui saluaient à bord du Vatican les foudroyans succès de Garibaldi. Chez le consul anglais, on lui raconte l’attaque prochaine de la ville par ce merveilleux partisan, et avant de monter sur le Borysthène, qui va le transporter à Constantinople, il boit au succès du libérateur quelques verres de lacryma-christi. Le 12, il touche au Pirée, et deux rosses poudreuses le traînent péniblement au pied de l’Acropole. Athènes le désappointe, l’Hissus lui semble un mauvais canal de touage; on ne pourrait pas faire circuler une barque sur son lit fangeux. C’est tout au plus si un gentleman voudrait de l’arc d’Adrien pour décorer l’entrée de son parc; le temple de Jupiter approche seul du grandiose. Décidément la cité de Pallas vaut à peine un coup d’œil. En revanche, l’entrée des Dardanelles, par un beau soleil couchant, dans la soirée du 13, et le magnifique panorama de Constantinople, si souvent décrit par des gens qui le déclarent indescriptible, dédommagèrent le voyageur de sa déception classique. Quinze jours de halte lui étaient accordés, et malgré la terreur causée par la nouvelle des massacres de Syrie, malgré les sinistres présages que les résidens russes se plaisaient à répandre dans un esprit d’ironique rancune, il commença philosophiquement, sur ce volcan près de s’ouvrir, l’étude de la langue turque. Restait à choisir sa route ultérieure. Se rendrait-il à Téhéran par Trébizonde, Erzeroum, sans quitter les états du sultan, ou bien, — ce qui semblait plus prudent en de pareilles circonstances, — aborderait-il la Perse par les frontières russes, c’est-à-dire par Poti et Tiflis? L’ambassadeur (prince Labanof) trancha la question en offrant au voyageur de le recommander à un aide-de-camp du prince Bariatinski, le vice-roi du Caucase, et ce fut sous la conduite de cet officier que le diplomate anglais prit passage à bord du Mitidja, bateau à vapeur français, qui, après avoir fait escale à Ineboli, à Sinope (le 1er août), et le lendemain à Samsoun, le déposait dans la soirée du 3 sur les quais de Trébizonde. De cette ville à Batoum et à Poti, la traversée se fit sur un steamer russe, l’Empereur Alexandre, qui transportait à Tiflis une troupe de chanteurs italiens. Les cavatines, les duetti, les chœurs se succédaient sans interruption. Les actrices, loin des regards du public, s’abandonnaient à toutes les vivacités de leur humeur, et la prima donna, taillée dans des proportions herculéennes, accablait de ses caprices tyranniques un malheureux imprésario, modèle de résignation, qu’elle rendait responsable de tous les dés- agrémens du voyage. Ce fut ainsi que le 6 août, vers cinq heures du soir, on arriva devant l’embouchure du Rhion. Là s’élève une assez misérable bourgade infestée de moustiques et d’autres insectes, ravagée par la fièvre, sur une plage basse où déferlent au moindre souffle du vent les flots d’une mer furieuse. Telle est Poti, dont l’unique hôtel était tenu par une de nos compatriotes. Mme Jacquet, arrivée de Tiflis et engagée pour trois ans par le gouvernement russe, qui sans doute subventionnait son industrie. La pauvre femme réclamait en vain la résiliation anticipée du contrat qui l’obligeait à rester dans cette jungle pestilentielle.
Le 8 août seulement, après trente-six heures de pluie consécutives, le petit bateau à vapeur qui remonte ordinairement le Rhion jusqu’à Marand put faire franchir au voyageur les vingt premières verstes de cette traversée, qui en compte quatre-vingt-quatre. L’état de la rivière ne lui permettait pas de pousser plus loin. Il fallait donc, ou s’embarquer, pêle-mêle avec la troupe italienne, sur une grande barge sans abri contre les ardeurs du soleil et contre les mortelles rosées de la nuit, ou profiter des chevaux cosaques et de l’escorte que le chef de la station avait offerts au recommandé du prince Labanof. Disposé tout d’abord à s’apitoyer sur le sort des pauvres artistes nomades qu’il laissait derrière lui, le diplomate eut bientôt à se préoccuper de sa propre infortune. La selle cosaque où l’on est à califourchon sur deux planches du bois le plus dur, entre deux pointes aiguës situées à l’avant et à l’arrière, lui faisait amèrement regretter de n’être pas né avec le cuir d’un rhinocéros. Il n’en fallut pas moins galoper et trotter dix-huit verstes durant jusqu’à la villa du prince Micadza (fils de Michel), où en l’absence du maître son compagnon et lui reçurent une hospitalité d’ordre composite. Sur des sofas recouverts de toile peinte, — et faute de lit, bien entendu, — on pouvait s’envelopper de magnifiques couvre-pieds brodés, beaucoup trop épais pour la saison, et qui n’en étaient pas moins des barrières insuffisantes contre les myriades d’insectes acharnés après les malheureux voyageurs. L’accueil était excellent, mais le vin pouvait à peine se boire. L’intendant, jeune Mingrélien de la plus belle figure et de la physionomie la plus imposante, avait ébloui ses hôtes par son air grave et son attitude patriarcale; ils s’aperçurent trop tard, après lui avoir donné double gratification, qu’il leur manquait un mouchoir de soie. Sur les bords du Rhion, qu’ils côtoyaient au galop, ils rencontrèrent un cortège équestre digne du temps d’Ivanhoe : deux princesses russes, dont l’une, montée sur un beau palefroi, vêtue de soie noire, couverte de bijoux et belle encore malgré ses trente-cinq ans sonnés, était suivie d’une jeune fille, à cheval comme elle, portant la queue de sa robe. Trente magnifiques cavaliers mingréliens armés jusqu’aux dents lui servaient d’escorte, et l’un d’eux avait, passée à sa ceinture, une énorme cuiller dorée, insigne de ses fonctions, qu’il vint présenter pleine d’excellent vin de Gouriel aux deux voyageurs altérés. Une fois à Marand, où ils se séparèrent de leurs nouvelles connaissances, le plus grand danger était passé pour eux; ils semblaient du moins avoir impunément traversé la zone fiévreuse. Une telega les conduisit en poste jusqu’à Kutaïs. Après une selle cosaque, cette voiture ouverte, où de nombreux grelots remplacent les ressorts absens, gagne singulièrement à la comparaison. Dans la capitale de l’Imérétie, ils trouvèrent mieux encore : une antique dormeuse, d’un poids énorme et dont les roues prirent feu à la quatrième station. Il fallut s’installer alors au sommet d’une montagne de bagages empilés dans une misérable carriole. Suram, où ils arrivèrent ainsi, n’est qu’à vingt-sept verstes de Burjân, et le vice-roi du Caucase habitait alors dans cette résidence d’été, située sur les bords de la rivière Kur (ou Cyrus), qui va se jeter dans la Mer-Caspienne. Pouvait-on passer, sans lui rendre hommage, si près d’un personnage qu’on peut regarder après le tsar comme la seconde tête de l’empire russe? Son aide-de-camp ne le pensait pas, et le diplomate anglais, soit complaisance, soit curiosité, finit par se rendre à cet avis. Il y gagna, familier avec les paysages indiens, de retrouver parmi les gorges du Caucase quelque chose comme les Ghats de l’Himalaya; il y gagna aussi de faire connaissance avec le vainqueur de Schamyl, qui lui fit un excellent accueil, lui par la beaucoup de Constantinople, et sembla se complaire à lui montrer le théâtre des divers combats où, pendant la campagne de Crimée, l’armée turque eut à subir de si rudes échecs. Akshur, Akhaltzick, Abbâs-Tûmân, furent ainsi successivement explorés, avec force chroniques militaires dont le prince Tarkanof, le Bayard de l’armée du Caucase, était presque toujours le héros. C’est lui qui dirigea naguère à Gounieb l’assaut à la suite duquel Schamyl tomba entre les mains des Russes, et les mauvaises langues qui contestent au prince Bariatinski les qualités du chef d’armée racontent que le vice-roi ne se doutait nullement de cette attaque audacieuse au moment où elle eut lieu. Un de ses officiers qui venait de voir, à l’aide de son télescope, les bataillons moscovites se précipiter sur la brèche, l’avertit de ce qui se passait, et le prince, bien qu’il eût fait aussitôt seller son cheval, n’arriva qu’après la reddition de la place.
Toutes ces excursions occupèrent une huitaine de jours (du 13 au 21 août), et le voyage de Burjàn à Tiflis, accompli moitié dans la donneuse, moitié dans le fourgon d’un officier de cosaques, ne se fit ni très rapidement ni dans des conditions très favorables. Le secrétaire de légation y arriva le 22 août, et une fois là, payant d’un seul coup ses imprudences passées, se trouva aux prises avec une fièvre qui faillit l’emporter. Le 19 septembre seulement, après avoir assisté la veille dans une salle de spectacle fort élégante à une représentation de la Sonnambula, il en repartit dans une vieille tarantasse qu’il avait dû acheter, son état de souffrance ne lui permettant pas de supporter les rudes allures de la telega. Sur la route d’Erivan, où il arriva le 23 septembre au soir, il trouva, semées au bord du lac Gokchah (qu’on appelle aussi le lac de Sivan), plusieurs colonies russes, Chabluki, Élénooka, Nijni, Akhtinski, Fontanken, Eliar, qui lui parurent en voie de grande prospérité agricole. Les deux Ararat étaient alors devant lui avec leurs flancs dépouillés et leurs cimes neigeuses, puis, au sommet da plus haut des deux pics, avec cette plate-forme ou terrasse qui semble disposée pour qu’après un second déluge une arche nouvelle vienne encore s’y arrêter. La physionomie des habitans, comme l’aspect des lieux, se prête à l’évocation des souvenirs bibliques. On rencontre, allant aux champs, des patriarches à longue barbe grise, de grands jeunes gens à la chevelure bouclée qui rappellent les types traditionnels de nos ancêtres les plus éloignés. Nakhshevan (mot à mot la première halte), ville autrefois populeuse, maintenant ruinée, porte ce nom parce que Nùh (Noé) s’est arrêté là pour la première fois en descendant l’Ararat. Sa tombe plus ou moins apocryphe s’y voit encore dans un cimetière arménien dominé par une forteresse en ruine. A quelque vingt verstes plus loin commencent les gorges étroites bordées de rochers perpendiculaires qui, se prolongeant sur une étendue de plusieurs milles, vont déboucher au bord du large fleuve Aras. Ce défilé terrible, sur les pentes duquel le voyageur se laissait pour ainsi dire glisser, lui apparaissait, au clair de la lune, balayé par les bouffées d’un vent impétueux, dans la nuit du 25 au 26 septembre. Julfah, la station de quarantaine, ne le retint que très peu d’heures, et dans l’après-midi de ce dernier jour, l’Aras une fois traversé, il se trouva sur le territoire persan. Ce n’était pas sans quelque effort. La garde placée à la frontière se porta au-devant de lui; les anciens se rassemblèrent pour le complimenter et lui offrir des fruits, et dès qu’il eut répondu comme il le devait à ces marques de courtoisie, il se remit en route sur un cheval boiteux (car la tarantasse ne l’avait pas mené bien loin), affrontant les ardens rayons du soleil et les menaces d’un orage prochain.
L’aspect général de la Perse, fidèlement décrit par certains voyageurs[3], contraste singulièrement avec les riantes idées que laisse dans l’esprit le souvenir des poésies et des contes d’Orient. Où sont ces jardins de roses peuplés de rossignols, ces vignes fertiles célébrées par le poète Haliz, ces frais bosquets, ces eaux courantes, ces palais d’été où, comme Horace à Tibur, il contemplait les pâles réalités de la vie à travers le prisme doré d’un flacon de Chiraz? A des montagnes arides et dénudées succèdent des plaines tantôt incrustées d’argile dure, tantôt revêtues d’un sable épais. Au début du printemps, au mois d’avril et de mai, sous l’influence bienfaisante des pluies qui tombent alors à torrens, le pays se colore de quelques teintes plus douces; l’herbe pointe çà et là parmi les granits et les graviers, mais aux premières chaleurs d’été tout se dessèche, le sol reprend sa livrée uniformément prune ou grise. L’eau manque à la culture, qui dans les meilleurs districts forme à peine quelques oasis dispersées. Autour des villages seulement, et le long des rares cours d’eau, se maintient une végétation insuffisante; dans le premier cas, ce sont des arbres à fruit, et dans le second ceux qui fournissent la petite quantité de bois de charpente que réclame la construction des bâtimens : le shinar[4] majestueux, le peuplier élancé, le noir cyprès qui, lorsqu’ils viennent à se grouper, ajoutent à la tristesse de ces immenses plaines grisâtres celle de leurs sombres massifs. Dans ces vastes espaces, quand l’œil les parcourt du sommet de quelque montagne, rien qui arrête ou repose le regard. Une fois le printemps passé, les champs cultivés se confondent avec ceux que la charrue a laissés en friche, les villages bâtis en argile avec la terre dont leurs murailles sont faites. Dans ces paysages d’ensemble, une ville, même considérable, trace à peine son relief confus parmi les ruines amoncelées au sein desquelles elle persiste à vivre, et dont l’étendue atteste sa décadence. C’est tout au plus si, en arrivant à la limite de ces plaines monotones, le voyageur les distingue des vastes déserts au seuil desquels elles l’ont peu à peu conduit. Il ne reconnaît ceux-ci qu’à l’éclat miroitant de leurs efflorescences salines qui s’étendent à perte de vue, et d’où jaillit çà et là brusquement quelque massif de roche noire, transformé par la réfraction solaire et prenant tour à tour les aspects les plus fantastiques.
Cette description, dans sa généralité, ne s’applique point à l’Azerbidjân, que le diplomate anglais traversait, toujours en courrier, pour gagner Tébriz, où il arriva le dernier jour de septembre. Trois cent cinquante milles le séparaient encore de Téhéran. Il ne put entreprendre qu’après une halte de quinze jours cette dernière partie du trajet. « Moins affaibli par les fièvres, j’aurais, nous dit-il, franchi cette dernière étape à la tartare, en quatre ou cinq fois vingt-quatre heures. » A la tartare veut dire au galop, sans bagages, et presque sans nourriture. Dans l’état où il était, sur des routes détestables et avec les chevaux souvent très vicieux que lui fournissait le chappar-khânah (le bureau de poste), il ne pouvait adopter cette méthode expéditive. Le repos qu’il prenait le soir dans quelque sale kharavanseraï, peuplé de mouches et d’insectes plus fâcheux encore, lui était enlevé dès quatre heures du matin par la nécessité de hâter lui-même le chargement du bagage et les préparatifs du départ. Selon qu’il faisait plus ou moins chaud, on allait plus ou moins vite, on fournissait des traites plus ou moins longues, chacune de trois à six farsakh[5]. Ce fut ainsi qu’après beaucoup de fatigues, quelques inquiétudes (les routes n’étant pas absolument sûres), et sans avoir couru néanmoins aucun danger réel, sinon d’être mordu par les tarentules, les scorpions ou les punaises de Miyani (argas persicus), dont la piqûre passe pour mortelle, il arriva le 23 octobre à sa destination finale.
Sur une vaste plaine semée de cailloux, une muraille en terre, haute de vingt pieds, entoure un périmètre d’environ quatre milles où dans des « huttes de boue » fourmillent et pullulent cent mille habitans. Telle est la nouvelle capitale de la Perse, — un camp plutôt qu’une ville, — choisie par les souverains et préférée aux antiques splendeurs d’Ispahan, sans autres motifs que sa situation militaire au centre de la ligne où doivent être réunies les forces défensives du pays, et dans le voisinage des montagnes où peuvent se recruter parmi des tribus belliqueuses ses soldats les plus valeureux. Point de lacs, point de rivières, point de forêts; au nord-est de la cité, seulement la chaîne des monts Elburz, véritables murs de titans, remparts de dix mille pieds, et que domine à l’une de ses extrémités le pic du Démavend, portant sa cime deux fois plus haut. L’enceinte franchie, vous êtes dans des rues étroites et encombrées sur lesquelles empiètent les degrés des maisons et se projette l’ombre des toitures en relief. Là grouille et glapit un peuple tumultueux et bavard; la circulation y devient un véritable problème. Les bêtes de somme, aiguillonnées par d’insoucians conducteurs, renversent ou collent à la muraille l’imprudent qui se laisse aller à quelque rêverie. L’âne chargé de glace, la mule pliant sous son double faix de bûches et de fagots, le chameau bossu qui sert de base à toute une pyramide de bagages, passent sans s’occuper des obstacles que la foule peut offrir. Avec moins de cérémonie encore, les coureurs ou messagers du shah, signalés par leur livrée rouge, leurs pantalons courts, leurs guêtres brodées, leurs bonnets pailletés de clinquant, la dispersent à coups de canne. Ce cheval qui va l’amble entre ses deux cajowas[6] porte deux femmes équilibrées l’une par l’autre. Une troisième, en toilette bleu clair, encapuchonnée de calicot, se prélasse sur un âne blanc dont la crinière et la queue sont teintes avec du henné. Ce personnage coiffé d’un chapeau bizarre à glands de soie multicolore, et qui tient en main une longue javeline à pointe d’argent, c’est un des gardiens de la citadelle. Cet autre vêtu de blanc, dont les gestes violens vous inquiètent et qui vous assourdit de ses vociférations insolentes, c’est un fou à qui les mœurs du pays assurent une liberté, une impunité complètes. Les portes, parfois entr’ouvertes, encadrent alors quelques tableaux de la vie orientale : un mollah qui, le nez sur son livre et feignant de s’absorber en ses études, guette d’un œil avide le mouvement extérieur, un voyageur dévot qui prie agenouillé près d’une-fontaine jaillissante. Ainsi à chaque pas, dans les plus insignifians détails, s’offrent à l’étranger des nouveautés imprévues. Un tailleur, par exemple, se sert d’une large faucille en guise de ciseaux pour couper l’étoffe enroulée autour d’un bloc de bois. Au coin des rues siègent les changeurs devant des tables mobiles pareilles à celles que renversa le Sauveur dans un transport de sainte colère. Un misérable caveau dans lequel, chez nous, un ramoneur se trouverait mal logé, représente ici l’hôtel des monnaies; le premier venu peut y voir fabriquer des tomans[7]. Muni de son diplôme, que lui ont délivré les murschids ou guides spirituels, et que son premier soin est d’exhiber, un afsungar (un sorcier) va se livrer devant vous, lui et ses aides, à la morsure des vipères les plus venimeuses : il égouttera sur un couteau leur bave mortelle, il léchera la lame empoisonnée, le tout pour la plus infime rétribution. Au milieu d’un groupe attentif, le conteur des rues répète pour la centième fois un récit pareil à ceux de la sultane Shéhérazade, et le pauvre diable qui vous demande l’aumône vous poursuit en chantant les versets du Coran. Le Coran se chante et ne se récite pas.
Dans la pénombre des bazars obscurs que vous rencontrez à chaque instant, vous pouvez entrevoir ces magasins où la poterie orientale varie à l’infini le caprice de ses formes élégantes; les selles brodées aux housses de velours, les beaux fusils de Bokhara incrustés d’ivoire, les armes de prix y forment d’éblouissans étalages. Les fleurs s’épanouissent dans des corbeilles de filigrane. L’orfèvrerie étincelle et chatoie sous ce demi-jour favorable ; les pierres fausses, les joyaux d’émail y jettent des feux trompeurs. A côté des oiseaux en cage et des perroquets criards, l’orange y baigne dans une eau qui semble limpide, les melons reposent sur un fit de glace. Il faut que tout brille et prenne l’œil, jusqu’aux viandes, bœuf ou mouton, que le boucher parsème de paillettes scintillantes, et signale ainsi à l’attention émoustillée des gourmets.
Ces dehors bariolés et dorés, cette fantasmagorie de richesses dissimulent mal des misères inouïes. Si la curiosité vous emporte au-delà d’une certaine zone, et si vous vous aventurez dans les faubourgs où la populace pauvre est reléguée, vous voyez se vautrer dans la fange, au seuil d’habitations effondrées et disjointes, des enfans absolument nus. Le mendiant que la mort est venue frapper en pleine rue y reste à l’état de cadavre jusqu’à ce que l’un de ses pareils, le traînant par les pieds, aille charitablement le jeter à la voirie. En Orient, le contraste est partout. Partout les surfaces éclatantes, la réalité misérable; sous ces costumes splendides, des corps flétris et souillés; sous cette courtoisie obséquieuse qui vous excède de ses vaines formules, des calculs à coup sûr intéressés, parfois et souvent des trames hostiles. Les riches décors d’un palais masquent les fissures qui peuvent le faire crouler à l’improviste; une philosophie sentencieuse, des maximes austères, un sérieux de commande, servent à cacher la corruption la plus effrénée. L’enfance est grave comme l’âge mûr, la jeunesse a des rides au cœur, la vieillesse n’en a pas sur le visage. Au sortir d’un de ces bains d’eau malpropre où il va se plonger chaque jour, un Persan de haute volée ne laisse jamais paraître plus de trente ans. Quelques éclaircies dans sa barbe, soigneusement lustrée, quelques blancheurs suspectes à la racine de ses cheveux, certains plis inévitables que le progrès des ans et l’abus de la vie ont dessinés au coin de ses paupières peuvent seuls laisser deviner qu’il a passé la soixantaine. En Perse, du reste, la beauté physique, assez commune chez les hommes, très rare dans l’autre sexe, est évaluée à son plus haut prix. Un Adonis anglais, M. Strachey (les indigènes l’appelaient Istargi), chanté par l’empereur Feth-Ali-Shah dans une ode encore populaire, y a laissé des souvenirs qui paraissent ne pas devoir s’effacer de sitôt. Son portrait, — en costume de cour tel qu’on le portait vers la fin du siècle dernier, — décore le Kasr-i-Kajar (le Windsor-Castle des successeurs de Darius). Il est curieux de l’y voir en culottes courtes et l’épée en verrouil, à côté de Nadir-Shah et de ses pahlavans[8]. Moyennant la nécessité absolue de ne sortir qu’avec une escorte et la distance absurde qui sépare l’une de l’autre les diverses missions européennes, les membres du corps diplomatique à Téhéran sont, à peu de chose près, des prisonniers d’état. L’été venu, ils s’enfuient dans leurs résidences rurales, les Anglais à Gulhek, les Russes à Zargandah; mais dans la capitale même ils n’ont d’autre passe-temps, en dehors des solennités officielles, qu’une promenade équestre aux environs de la ville. Il n’est pas jusqu’à la terrasse de leurs hôtels qui ne leur soit interdite par la jalousie des maris persans et le souvenir tragique de Griboédof[9]. Un hiver passé dans ces conditions doit être quelque chose de sinistre, et les Persian Papers, aussi bien que le journal du secrétaire de légation, portent l’empreinte du découragement qu’éprouvent parfois ces brillans exilés de la diplomatie. En 1857, la mauvaise saison se montra plus rigoureuse encore que de coutume, et la neige, dans certains endroits du plat pays qui environne Téhéran, avait jusqu’à trente pieds d’épaisseur; les malles d’Europe et celles de l’Inde n’arrivaient plus qu’après d’interminables retards. Le charbon et le bois étaient hors de prix. Les « maisons de boue » se lézardaient peu à peu; les toits laissaient filtrer la neige fondue ; aucunes portes, aucunes fenêtres ne fermaient complètement. Les domestiques, à moitié gelés et tapis dans les recoins de l’habitation, n’en bougeaient non plus que des marmottes. Les rues étaient à peu près impraticables dans ces pays où, faute de pavé, les voitures sont encore un luxe inconnu. Point de livres, aucun travail possible; le journal le plus récent avait deux mois de date. La colonie étrangère ne comptait pas en tout plus de vingt têtes; la mission anglaise, prise à part, se composait de cinq personnes, dont deux domestiques. Nulle autre ressource que de sortir à cheval en se faisant accompagner de deux grooms pour diriger et soutenir votre monture, toujours près de glisser en quelque fondrière. On allait ainsi, en désespoir de cause, fumer le kalioun[10] chez les indigènes sur l’hospitalité desquels on croyait pouvoir compter; mais le soir cette distraction n’était plus de mise. On retombait dans la somnolence du cercle intime, et quand les rideaux étaient tirés, les portes calfeutrées par tous les moyens disponibles, quand les lampes allumées avaient un peu réchauffé l’atmosphère, on s’engourdissait en prenant le thé dans une molle torpeur, au bruit du vent qui sifflait et des crieurs publics qui donnaient le signalement de quelque enfant perdu ou volé. En 1861, les circonstances prirent un caractère encore plus grave. La Perse était en proie au triple fléau de la peste, de la famine et de la guerre. Une armée de quarante mille hommes, étourdiment lancée contre les Turcomans-Taki et dirigée par un vizir imbécile, avait été battue à plate couture. La frontière nord-est se trouvait sans défense contre les incursions des maraudeurs qui saccageaient les villages et entraînaient avec eux des milliers de captifs désormais esclaves. Le choléra tuait trente ou quarante personnes par jour; la famine en moissonnait bien davantage.
Ce fut sur ces entrefaites qu’au retour d’une partie de chasse entreprise avec son chef hiérarchique dans le district de Viramin[11], et que la rigueur de la saison fit complètement avorter, le secrétaire de légation vit éclater à Téhéran une émeute formidable. Nous le laisserons raconter lui-même ce curieux incident, qui met en lumière les moyens de gouvernement à l’usage des monarques absolus, et montre comment ils entendent le grand principe de la responsabilité ministérielle.
« La détresse de la capitale était à son comble, et par suite de l’état des routes, où la circulation trouvait des obstacles presque infranchissables, les approvisionnemens de blé n’arrivaient plus. Autour des boutiques de boulanger, la populace criait pour avoir du pain. Dès qu’un Européen se montrait dans les rues, des femmes à qui la faim faisait oublier leurs propres scrupules et qu’elle rendait sourdes aux remontrances de leurs maris, entouraient « l’infidèle « avec des supplications larmoyantes. Les affaires prenaient évidemment une tournure fort sérieuse, et le 1er mars, au moment où nous passions en revue, M. Alison[12] et moi, les présens que nous destinions à nos serviteurs pour la fête du nauroz, alors prochaine, le principal secrétaire persan vint nous dire, tremblant et pâle, qu’une insurrection éclatait au moment même, que le kalantâr ou maire de la ville avait été mis à mort, et qu’on traînait dans les bazars son cadavre dépouillé de tout vêtement. Nous entendîmes aussitôt un grand tumulte, et, courant aux croisées, nous vîmes ces misérables restes, qu’une foule exaspérée tirait vers la place de l’exécution, où ils restèrent trois jours durant, suspendus par les talons et la tête en bas, dans cet état de nudité révoltante.
« Voici, d’après les renseignemens qui nous furent fournis, comment les choses s’étaient passées. Le 28 février, à son retour de la chasse, le shah s’était vu entourer par des milliers de femmes qui, lui demandant du pain à grands cris, pillèrent ensuite, sous les yeux mêmes de ce prince, plusieurs boutiques de boulangers. Leurs violences prenaient de telles proportions, qu’une fois rentré à grand’peine, il fit fermer sur ces forcenées les portes de son palais. «Le lendemain 1er mars, les troubles se renouvelèrent, et, bien que les portes de la citadelle fussent fermées, plusieurs centaines de femmes, qui parvinrent à y pénétrer, commencèrent à jeter de grosses pierres sur la garnison, incitées en ceci par leurs proches de l’autre sexe, qui, à l’ombre de cette manifestation nécessairement impunie, guettaient l’occasion d’un soulèvement plus sérieux. Cependant le shah était monté dans la grande tour d’où Morier, dans son roman d’Hadjji-Baba fait précipiter la belle Zaïnab, et de là il examinait avec un télescope les progrès de la révolte. Le kalantàr, qu’on venait de voir entrer au palais revêtu d’un costume magnifique et suivi d’un long train de serviteurs, se rendit auprès du souverain, qui lui reprocha sévèrement d’avoir laissé naître et grandir un pareil tumulte. Le kalantàr se fit fort de l’apaiser aussitôt, et, redescendu au milieu de ces femmes, à la tête de ses domestiques, il frappa plusieurs d’entre elles avec un énorme bâton dont il s’était muni. L’une de celles qu’il avait blessées courut jusqu’aux portes de la mission anglaise, où, faisant parade de ses vêtemens ensanglantés, elle demandait du secours. Ses compagnes continuant à réclamer justice et à montrer partout la trace des coups qu’elles avaient reçus, le shah fit comparaître le kalanlàr, et l’apostropha de ces mots : « Si devant mes yeux tu te permets envers mes sujets des cruautés pareilles, quels ne doivent pas être tes crimes cachés! » Puis, se tournant vers sa suite : « Bâtonnez cet homme, reprit le monarque, et rasez sa barbe!» Tandis qu’on exécutait cette sentence, le mot décisif tomba des lèvres royales : « tanat (la corde)!» c’est-à-dire «qu’on l’étrangle.» Une seconde après, le cordon fatal était passé au cou de la malheureuse victime, et les pieds de ses bourreaux, comprimant sa poitrine, en faisaient sortir le dernier souffle de vie. A la même heure, les kadkhudas ou magistrats municipaux de tous les quartiers de Téhéran recevaient une bastonnade publique, et devant ces châtimens, qui lui donnaient satisfaction tout en le frappant de terreur, le peuple s’apaisait comme par miracle. Dieu seul peut savoir combien il s’en fallut ce jour-là qu’une révolution complète ne vînt bouleverser la capitale et le royaume tout entier.
«Dans la matinée suivante, on vit le shah se montrer vêtu d’une robe rouge, indice des mesures sanglantes qu’il voulait adopter au besoin, et plusieurs autres personnes furent soumises à divers supplices, si bien que le populaire, malgré l’agitation qui subsistait encore et qui ne demandait qu’à se renouveler, fut définitivement tenu en respect. Il y eut néanmoins quelques réunions tumultueuses dans lesquelles l’imam-jumah ou grand-prêtre faillit être étouffé par la foule, du sein de laquelle on le retira complètement évanoui. Un des projets de la multitude consistait à partager en deux corps les femmes de Téhéran, qui se porteraient à la fois chez l’envoyé d’Angleterre et chez le ministre russe pour leur demander de faire auprès du shah une démarche collective dont le résultat devait être une distribution d’alimens. Il nous en vint effectivement un certain nombre, dont nous nous débarrassâmes avec toutes les peines du monde, et à qui l’agitation de ces heures critiques avait complètement fait oublier la « règle du voile. »
Le nauroz (nouveau jour), dont il est incidemment question ici, n’a rien de commun avec le culte de Mahomet. C’est une fête essentiellement nationale, dont la tradition remonte peut-être à l’époque où le Boundchesrh[13] fut écrit, autant vaut dire avant ce Ke-Kurous qu’Hérodote et Xénophon nous ont révélé sous le nom de Cyrus. C’est une grande journée pour les habitans de Téhéran. Le roi quitte de bonne heure sa capitale, suivi de ses ministres et de ses principaux courtisans, pour aller passer la revue de toutes les troupes qu’il a pu réunir. Le cortège royal ne manque pas d’une certaine majesté; mais les manœuvres en revanche laissent beaucoup à désirer sous le rapport de l’exactitude et de la précision. L’auteur anonyme des Persian Papers se raille fort agréablement des efforts désespérés que font les instructeurs venus d’Europe pour mettre un peu d’ensemble dans les évolutions guerrières. Il les représente galopant tout en sueur sur le front des escadrons et criant à tue-tête des commandemens inintelligibles, puis se lassant de ces tentatives inutiles et venant exécuter sous les yeux du shah les prouesses d’équitation qu’ils apprirent jadis dans les manèges de Hongrie et de Bohême, « pour montrer, ajoute-t-il, ce que feraient les professeurs d’Allemagne, si seulement, — ce qui paraît impossible, — ils parvenaient à se faire comprendre. » Le shah cependant, balançant sa belle tête hautaine, semble marquer la mesure des musiques militaires qui lui déchirent les oreilles. Avec une magnanimité, une condescendance toutes royales, il envoie à chacun de ces merveilleux écuyers soit un message flatteur, soit un cheval de ses écuries, soit quelque autre présent approprié à la circonstance, et, malgré la poussière que les vents du mois de mars font voler de toutes parts (le nauroz n’a jamais lieu que pendant l’équinoxe de printemps), tout le monde a l’air fort heureux. La bonne humeur de sa majesté n’est pas difficile à expliquer : le moment est venu pour elle de recevoir le tribut annuel que lui paient ses sujets des frontières et les présens que chaque gouverneur de province est tenu d’apporter au pied du trône. Ces derniers mots ne sont point une métaphore. Le trône est placé, — comme il convient à celui d’un roi de Perse, — sous une tente magnifique dressée en rase campagne. Le prince demeure au camp plusieurs jours, pendant lesquels se succèdent toute sorte de divertissemens, courses de chevaux, luttes d’athlètes, tours de jongleurs, etc. Le « nouveau jour » est d’ailleurs l’époque où la libéralité d’un chacun se donne carrière. Le prince distribue à ses courtisans des robes d’honneur, ceux-ci des gratifications à leurs subalternes; les domestiques enfin reçoivent un supplément de gages qui équivaut, règle générale, à deux mois de service. On s’envoie du sucre, du thé, des confitures. Tout homme qui, dans la matinée du nauroz, vient à rencontrer un ami lui donne un de ces baisers que les Russes échangeaient naguère encore en l’honneur du jour de Pâques. Quant aux résidens européens, cette semaine de délices est pour eux une semaine de corvée. L’étiquette du pays leur impose des visites en grand uniforme, besogne assez rude quand elle dure plusieurs jours de suite, et qui se complique un peu plus tard des visites à recevoir en échange de celles qu’ils ont faites. L’éléphant blanc du monarque vient entre autres, avec son cornac, et à l’instar de notre bœuf gras, leur offrir des vœux de bonne année. Il en coûte gros, paraît-il, pour reconnaître une démarche si honorable; mais s’abstenir en pareil cas serait de la plus haute imprudence.
« Parmi les hôtes importuns que nous ramène le nauroz, il faut compter, dit l’auteur des Persian Papers ces mendians vagabonds qui s’intitulent derviches, et dont la plupart, sous prétexte de folie ou de sainteté, s’attribuent le droit de venir s’installer chez « l’infidèle, » pour s’y livrer à toute sorte de tapages nocturnes jusqu’au moment où une contribution plus ou moins volontaire les détermine à quitter la partie. La loi sanctionne ces exorbitans procédés, et nos drôles en profitent pour élever des prétentions quelquefois ridicules. Elles montèrent si haut en certaine circonstance, que le ministre britannique, un de nos compatriotes du nord, — gentleman d’humeur narquoise et dont on ne venait pas facilement à bout, — forma le projet de se refuser à ce qu’il regardait très légitimement comme une extorsion des plus impudentes. Un derviche était venu planter sa tente au beau milieu du jardin de son excellence, précisément à l’endroit où l’envoyé faisait le plus volontiers sa promenade du soir. On lui avait offert, mais sans succès, une indemnité de déménagement que tout autre à sa place aurait certainement acceptée. Aussi notre Écossais résolut-il de déloger cet hôte incommode sans s’imposer pour cela le moindre sacrifice. L’emploi de la force eût tout simplifié; mais il ne fallait pas y songer, et le diplomate dut recourir aux subtilités qui caractérisent sa race. Il guetta le moment où le prétendu saint se retirait sous sa petite tente déguenillée pour se gorger outre mesure et dormir une fois repu. Ceci lui prenait (on s’en assura) douze heures environ sur vingt-quatre, et c’était ce long sommeil quotidien, précédé chaque matin d’un bon repas, qui le renvoyait frais et dispos à son travail de chaque nuit. Notre ministre réunit en conséquence les Européens de sa maison, prépara les matériaux nécessaires, et, dans un laps de temps incroyablement abrégé, se mit à élever un mur circulaire autour de la hutte de toile où nichait le derviche. Quand celui-ci s’éveilla, on posait déjà les charpentes de la toiture, et comme on n’avait ménagé ni portes ni fenêtres, il put craindre, il craignit un emmurement qui n’est pas sans exemple dans les fastes criminels du pays. Le pardon qu’il demandait à grands cris lui fut accordé en toute indulgence, sans autres conditions que celle d’une retraite immédiate, et en effet, à peine un passage ouvert, il disparut avec plus d’empressement que n’en comportait la dignité de son rôle. Toute l’affaire, ébruitée dès le lendemain, devint pour ses compatriotes un sujet de risées. Une bonne plaisanterie, un tour subtil, même quand un derviche en est victime, seront toujours bien accueillis à Téhéran. »
Il faut revenir cependant à des sujets plus sérieux. Dès les premiers jours de mars 1861, le diplomate actif et résolu qu’on vient de voir à l’œuvre, et dont la santé se remettait à peine, reçut une mission sur le but de laquelle il a gardé le silence le plus complet, mais qui s’explique d’elle-même par l’itinéraire qu’il suivit. De la capitale, l’agent anglais se rendit à Kasvin, puis à Resht, d’où il repartit le 1er avril pour Enzelli. C’est le nom, assez peu connu, d’un port que possèdent les Persans sur une vaste lagune qu’un étroit goulot met en communication avec la Mer-Caspienne. Là, il prit passage (au grand regret du capitaine) sur un bateau russe, la Vodka, frété par l’entreprise fusionnée qui exploite la navigation de ces parages (Kavkas and Mercurei company). Mal manœuvré par un officier dont la paresse et l’ignorance ne sont malheureusement pas tout à fait exceptionnelles, le navire alla s’envaser à la côte en vue d’une vingtaine de barques de pêche montées par des Turcomans. Passer la nuit dans le voisinage de ces prétendus pêcheurs, qui se transforment volontiers en pirates, n’avait au fond rien de très rassurant; mais, avec l’insouciance qui les caractérise, les Russes ne chargèrent même pas leur unique pièce de canon. L’événement justifia leur sang-froid hors de saison, et la Vodka, dégagée le lendemain, transporta le voyageur sur le point qu’il lui importait d’explorer, c’est-à-dire dans le port d’Ashuradah. C’est seulement en 1841 que Hajji-Mirza-Aghassi, le premier ministre de Mohammed-Shah, laissa les Russes occuper amiablement deux îlots inhabités qui servaient jusqu’alors de retraite aux flibustiers turcomans. Ils constituent le seul port digne de ce nom qui se puisse trouver sur la Mer-Caspienne. Sa position en fait le point de départ et la base des opérations militaires les plus importantes. Apte à recevoir un nombre illimité de vaisseaux, il est de plus admirablement placé pour favoriser un débarquement sur les côtes voisines. Une armée russe, transportée dans ce havre parfaitement sûr, trouverait à l’est, presque parallèles à la ville d’Asterabad, des passes, praticables en toute saison, qui lui permettraient de déboucher sur le plateau persan. Maîtresse d’Asterabad, qui ne saurait lui offrir une résistance sérieuse, elle avancerait jusqu’à Shârhûd, et de là, suivant le but, l’objectif de l’expédition, marcherait soit à l’est, du côté de Hérat, soit à l’ouest, dans la direction de Téhéran. « Il est indubitable, dit l’écrivain anglais, que les Turcomans, en pareille occurrence, prêteraient secours aux Russes, car un de leurs principaux chefs, Kâdir-Khan, a fait d’Ashuradah sa résidence habituelle, et chaque année voit grandir l’influence moscovite sur ces tribus nomades. La Russie exploite d’ailleurs en ce moment les circonstances qui ont semblé l’affaiblir. La ruine des ambitieux projets qu’elle avait sur la Mer-Noire et ses récens désastres en Crimée ont apaisé les soupçons et calmé les terreurs qu’elle inspirait à l’Angleterre; elle peut donc mûrir ses plans tout à l’aise, sans craindre qu’ils attirent l’attention, et l’heure venue, le monstre n’aura qu’à refermer ses mâchoires gigantesques pour faire de la Caspienne un lac russe. »
A un tout autre point de vue, l’occupation du port d’Ashuradah peut servir au développement commercial de l’empire des tsars. En jetant les yeux sur les cartes récemment dressées, on verra qu’une triple série de canaux unit maintenant la Caspienne à la Baltique. Ce sont ceux qui vont de la première de ces mers à Tver et au lac Ladoga : la Vyashnevolotskia, la Tiekvinskaya et la Mariinskaya. Le coton de la Perse, pour le moins égal à ceux d’Amérique (sauf toutefois le sea-island), pourrait donc arriver par voies navigables, — et, sans aucun transbordement onéreux, — d’Ashuradah, où il coûterait 3 pence ½ la livre (0,36,47) en Angleterre, où, tous frais payés, on réaliserait encore, en le vendant 1 shilling, des bénéfices notables.
Une des curiosités d’Asterabad, que le diplomate anglais visita tout à loisir avant de reprendre la route de Téhéran, est l’ambar (la prison) dans laquelle sont détenus les Turcomans capturés les armes à la main, en attendant que le bourreau vienne les réclamer. Il vit, formant un horrible tas au coin de cet affreux réduit, quarante et une têtes bourrées de paille et séchées au soleil. Entre le gouverneur persan d’Asterabad et les hardis brigands qui viennent sans cesse rôder autour de la ville existe un continuel échange d’attaques et de surprises; mais les Turcomans comptent beaucoup d’amis parmi les habitans, et sont presque toujours avertis en temps utile des expéditions projetées contre eux. Souvent même les troupes régulières qu’on leur oppose, trahies par leurs guides, arrivent harassées dans quelque embuscade où l’ennemi qui les attend a bon marché d’elles.
Sur cette terre, aujourd’hui maudite, on rencontre à chaque pas les traces de sa splendeur passée. Ashraf, par exemple (à deux ou trois journées d’Asterabad), germe, cité renaissante, à travers les débris de palais immenses habités, à l’heure qu’il est, par quelques centaines de mendians; le Chasmah-Imarat (palais des fontaines), le Chihal-Situn (palais des quarante colonnes), le Sâhib-i-Zâman (seigneur du siècle). Il y a là des jardins dévastés, le Bâgh-i-Harim le Bagh-i-Tappé, dont les arbres, plantés, dit-on, par le grand Shah-Abbas, ont deux siècles et demi d’existence. On retrouve par endroits, sur les murs noircis de ce qui était un boudoir, des tableaux galans dans le style de Greuze ou de Watteau; mais les grenouilles ont envahi les pièces d’eau où se baignaient les sultanes, et le long des avenues de cyprès quelques pauvres paysannes courbées vers la terre cherchaient parmi les plantes que le hasard y avait semées un misérable équivalent au riz dont elles étaient dépourvues. La disette, les Turcomans, on ne parlait point d’autre chose au sahib en voyage. Les paysans accouraient vers lui comme vers un protecteur naturel; les agens du pouvoir se plaignaient presque à l’égal de leurs administrés : la dépopulation du pays le livre, selon eux, aux bêtes féroces, les tigres le disputent à l’homme. Le gouverneur d’Ashraf organisait un chapäo (une razzia) pour se venger de je ne sais quelle incursion récente. Les villageois de Farahâbad, dix jours auparavant, s’étaient vu enlever leur kadkhuda, dont il fallait maintenant trouver la rançon. « Ayez pitié de nous! disaient-ils, et faites savoir au shah ce que nous souffrons. Il faudra bien, s’il ne nous protège, ou se laisser enlever par les Turcomans, ou passer la frontière et fuir chez les Russes. » Et comme le voyageur alléguait, pour s’abstenir, sa qualité d’étranger : «Vous êtes Anglais, lui disaient-ils; eh bien ! nous serons Anglais quand vous voudrez... Nous serons à quiconque pourra nous défendre. »
Plus loin, à Sari, ce sont d’autres griefs : un prince du sang, remarquable par son intelligence, racontait que son frère, étant gouverneur d’Asterabad, avait demandé au ministère persan l’autorisation d’exploiter de vastes houillères signalées dans le voisinage de Shârùd, et dont le produit était acheté d’avance en totalité par le Commodore russe d’Ashuradah ; mais ce haut fonctionnaire n’aurait pu ni obtenir le droit de se livrer à cette spéculation, ni décider les autorités de Téhéran à la faire pour le compte de l’état. Kubad (dans le Mazanderan) possède, à ce qu’il paraît, des mines de cuivre et de plomb que des appréciateurs compétens regardent comme très importantes; la même incurie empêche d’en tirer parti. Sari, où ces discours se tenaient, nous est décrite comme une ville moderne, bâtie à peu de distance d’une grande cité du même nom où, s’il faut en croire les traditions du pays, le fabuleux Afrasiab, 3000 ans avant Jésus-Christ, avait rassemblé tous les nobles de la Perse pour les y garder prisonniers. Un ancien voyageur, Jonas Hanway, y signale quatre « temples du feu » qui subsistaient encore de son temps, bien que la construction en remontât évidemment à une époque très reculée. Sari, perdue en un vaste marécage, n’est renommée aujourd’hui que pour ses grenouilles et ses fièvres.
Pendant ce rapide et fatigant voyage de deux mois, le secrétaire de la légation britannique eut mainte occasion de souhaiter à la Perse un réformateur, un organisateur qui recommençât pour elle une œuvre pareille à celle de Pierre Ier. Provisoirement il consignait avec soin parmi ses notes quotidiennes les besoins de chaque localité, les travaux d’utilité publique nécessaires pour ramener un peu de bien-être et de sécurité dans les provinces désolées qu’il venait de traverser. Il faut bien espérer, puisqu’il semble l’espérer lui-même, que ses peines n’auront pas été tout à fait perdues, et que le compte-rendu de son excursion dans les districts voisins de la Mer-Caspienne, remis au shah sur la demande formelle de ce prince, n’aura point passé inutilement sous ses yeux.
A partir des premiers jours de mai 1861, les affaires de la mission anglaise rentrèrent dans l’ordre habituel. On négociait patiemment, et sans avancer beaucoup, sur deux points d’importance fort différente : d’abord la construction d’un télégraphe électrique destiné à traverser la Perse, et faisant partie d’une grande ligne qui doit assurer les communications de l’Angleterre avec ses possessions indiennes, — puis l’indemnité réclamée depuis la paix dite de Paris (1857) au profit d’un très grand seigneur persan, dévoué partisan de la Grande-Bretagne, et qui, lors de la rupture des deux pays, avait vu son palais livré au pillage. Ces pertes, évaluées à 50,000 liv. sterl. (1,250,000 fr.), n’étaient pas de celles que le gouvernement persan devait tenir à compenser le plus vite. Aussi épuisait-il les voies dilatoires, et l’affaire de Mir-Ali-Naki-Khan, la partie lésée, était peu à peu devenue u l’opprobre de la mission. » — Ainsi du moins la qualifie celui même à qui l’honneur de la terminer était réservé par la providence diplomatique.
En attendant, sa patience était épuisée. Certaine divergence de vues à laquelle il fait de loin en loin des allusions discrètes, mais transparentes, certains procédés dont il se plaint en termes couverts, mais expressifs, l’avaient peu à peu dégoûté de son poste. Il demandait son changement avec insistance, et prenait soin d’indiquer la légation d’Athènes comme celle où il servirait le plus volontiers, quand, à la date déjà indiquée (fin juin 1862), arriva une nouvelle appelée à modifier tous ses projets. Dost-Mohammed, l’émir du Caboul, venait d’envahir le Khorassan et de mettre le siège devant Hérat, en même temps que ses deux fils, Amir-Khan et Mohammed-Sharif-Khan, investissaient Farah[14], dont la prise était imminente. Effectivement, Farah succomba dès le 8 juillet, et l’armée qui l’avait conquise put aller immédiatement rallier celle de l’émir lui-même, qui s’empara presque aussitôt de Sabzawar[15].
Les rapides succès obtenus coup sûr coup par les Afghans et la présence de Dost-Mohammed sur un territoire que la Perse regarde avec assez de raison comme une indispensable annexe de ses frontières consternèrent la cour de Téhéran. Les forces dont elle pouvait disposer depuis le rude échec que les Turcomans lui avaient infligé au mois d’octobre 1860, suffisantes à peine pour protéger les frontières du royaume lui-même, ne permettaient guère d’entreprendre une campagne au dehors, et cependant il était bien difficile de laisser à la merci d’une défaite éminemment probable le propre neveu du shah Nasser-ed-Din, ce même sultan Ahmed qu’une intrigue persane avait fait monter naguère sur le trône désormais compromis. L’appui de l’Angleterre dans de pareilles circonstances pouvait seul détourner le coup; aussi le shah demanda-t-il qu’un des membres de la légation britannique appuyât les démarches du grand-officier qui devait aller porter à l’émir des paroles conciliatrices. Le chargé d’affaires, M. Alison, assigna cette mission délicate à son premier secrétaire, et, au lieu de s’acheminer vers la Grèce, l’aventureux diplomate prit dans la première semaine d’août la route du Khorassan.
Il pourrait sembler de prime abord que, pour ce voyage, entrepris à la requête et dans l’intérêt du monarque persan, l’agent anglais devait trouver toute sorte de facilités et de garanties; mais bien que l’aminu’d-daidah[16], Ferruck-Khan, le même que nous avons vu à Paris, le recommandât par lettre autographe, et comme un ami particulier, au prince-gouverneur du Khorassan, bien que ses secrétaires eussent enjoint en son nom à toutes les autorités des districts que les commissaires pacificateurs devaient traverser de traiter le sahib avec les plus grands égards et de lui fournir les escortes nécessaires, le hardi voyageur dut affronter encore beaucoup de périls. La fièvre l’attendait presque au départ, et aucun arrêté ministériel ne pouvait modérer l’ardeur du soleil, changer l’état des routes, ni même lui procurer d’autres moyens de transport que ceux dont le pays est pourvu. Ferruck-Khan ne pouvait le garantir davantage ni des scorpions et des serpens, que plus d’une fois le sahib trouva cachés au fond de la couche sur laquelle il allait s’étendre, ni des insectes de tout ordre, — entre autres la « punaise venimeuse, » — qui le harcelaient impitoyablement. Il faut se figurer maintenant un malheureux invalide dévoré de soif, tourmenté de souffrances névralgiques, assiégé par les fantômes qu’évoque la fièvre, et néanmoins obligé d’avancer, coûte que coûte, tantôt pour ne pas rester en plein désert, tantôt pour ne pas affamer son escorte, tantôt sous le coup des plus menaçans pronostics. Les zawwar ou pèlerins qui, tout le long de l’année, affluent vers Meshid, la ville sainte, jetaient d’étranges regards et parfois d’étranges imprécations au « Nazaréen, » qu’ils voyaient si bien entouré de topchis (artilleurs) et de shamkhalchis (carabiniers à pied), sans compter quatre-vingts cavaliers du shah, dont l’un portait l’étendard royal ; mais en somme, trouvant leur compte à voyager en si sûre compagnie, ils venaient se joindre à la caravane, qui bientôt se trouva grossie de quatre ou cinq cents individus des deux sexes. Devant cette foule secrètement malveillante, ne fallait-il pas faire bonne contenance, masquer d’un front calme l’angoisse intérieure, dompter la plainte, forcer la fièvre à sourire, à écouter, à répondre? Il vint un moment, — entre Shâhrûd et Naishapore[17], — où le mal sembla devoir rester vainqueur. Frémissant de la tête aux pieds, la face et les mâchoires envahies par un tic convulsif, pris d’intolérables douleurs dans la région des reins, le voyageur sentait se former sur toutes les parois de sa bouche desséchée une espèce de voile qui menaçait de fermer passage à l’air. Il profita du peu de voix qui lui restait encore pour demander au chef de son escorte « de lui donner quelques gouttes d’eau et de le laisser ensuite mourir tranquille. » Mutallib-Khan, loin d’obtempérer à cette requête funèbre, commanda aux muletiers de presser le pas, et, mêlant les menaces aux prières, hâta de son mieux la marche, car il songeait avec terreur à la responsabilité qu’il encourrait, si le sahib venait à « passer » entre ses mains. Celui-ci finit par se jeter hors de sa litière et se fit porter à force d’instances dans l’enceinte ruinée d’un antique imamzadah, où il demeura plusieurs heures à peu près sans connaissance, étendu sur la terre nue. On parvint enfin à se procurer de l’eau, et le khan prépara du thé. Le malade en avala coup sûr coup plusieurs tasses, et le soir même se remit en route, monté sur un cheval frais. Ceci se passait le 28 août, et il n’atteignit Naishapore que le 4 septembre. Un de ses compatriotes l’y attendait heureusement, le colonel Dolmage, un des principaux Européens au service du shah. Il était accouru de Meshid (cent vingt milles de distance) au secours du voyageur, qu’on lui avait à bon droit représenté comme moribond. Ses soins intelligens l’eurent bientôt remis en état de marcher en avant, et deux jours après ils repartirent ensemble pour Meshid, où ils firent une entrée presque solennelle dans un carrosse à six chevaux que le mashiru’d-daulah prit soin d’envoyer à leur rencontre. Ce grand personnage, élevé en Angleterre, enthousiaste de lord Palmerston, était pour l’agent anglais, qu’il avait connu à Téhéran, un protecteur naturel. Son grand âge, sa surdité presque complète l’éloignant des affaires actives, on venait de le nommer mutawali, ou gardien du temple de l’imam Riza, glorieuse sinécure à laquelle est attaché un revenu de 40,000 tomans, soit 500,000 francs environ. Si quelqu’un pouvait, par sa position et son influence, paralyser le mauvais vouloir que les habitans de Meshid, imbus des préjugés les plus exclusifs, portaient sans doute au voyageur survenu parmi eux[18], c’était bien certainement le mashir. La bonne volonté de ce dignitaire ecclésiastique devait néanmoins, et contrairement à toute prévision possible, attirer sur la tête du diplomate anglais un des plus grands périls que lui ait jamais fait courir son aventureuse carrière. Nous le laisserons raconter lui-même, en abrégeant toutefois quelques détails, cet épisode, un des plus saisissans de sa curieuse odyssée ; mais auparavant, il importe de rappeler ici que dans cette ville de Meshid, peuplée de quatre-vingt à cent mille âmes, le fanatisme est poussé plus loin que dans le reste du pays. Les tombes des plus grands saints de l’islamisme y attirent, nous l’avons déjà dit, une foule de pèlerins, population flottante dont le trait caractéristique est un zèle passionné pour les intérêts de la religion musulmane; il domine chez eux toutes les notions de justice et d’humanité[19]. N’oublions pas en second lieu que le Khorassan, dont l’état normal est une incessante agitation, se trouvait complètement bouleversé, au mois de septembre 1862, par la guerre d’invasion dont il était le théâtre. Dost-Mohammed devant Hérat, le prince gouverneur en campagne à la tête de toutes les forces disponibles et occupant avec quinze ou vingt mille hommes une espèce de camp d’observation à trois marches en avant de Meshid, cette ville elle-même livrée aux fauteurs de désordres, la désertion chez les chefs qui partaient l’un après l’autre pour le camp des Afghans, la méfiance, la panique et la colère au sein des foules, les pays adjacens ravagés par les razzias turcomanes, d’autant plus multipliées que la situation générale semblait les favoriser davantage, tels sont les principaux traits du tableau. Voici, maintenant que nous les avons rassemblés, l’incident particulier auquel ils prêtent une partie essentielle de son intérêt :
« Le 16, vers onze heures du matin, le mashir m’envoya un serviteur de confiance pour me prier de l’aller voir et m’annoncer qu’il comptait me montrer le haram ou sanctuaire. Je supposai naturellement qu’il s’agissait, — ainsi qu’avait fait le fils de l’imam-jumah[20], — de me procurer à bonne distance l’occasion d’examiner les dehors de la mosquée; je savais en effet de quelle furieuse jalousie les Meshidis entourent le temple de l’imam Riza; elle va jusqu’à interdire l’accès des abords de cette mosquée à tous autres qu’aux vrais croyans : regardés comme faisant partie du bast ou saint des saints, ces abords mêmes sont un asile inviolable pour le criminel ou le débiteur qui s’y réfugie. Le chemin direct de ma résidence à la maison occupée par le vakil britannique traversant sur une longueur de quelques pas ce terrain sacré, j’étais obligé de prendre un détour assez long, car le vakil m’avait prévenu que, si je mettais le pied dans le bast, je risquais d’offusquer la population et de provoquer des troubles où ma vie pourrait se trouver compromise. Je n’imaginai donc pas que le mashir voulût nous exposer, lui et moi, aux plus imminens périls en me conduisant jusque dans le temple même.
« Ce fut dès lors sans aucune arrière-pensée que j’allai passer trois heures consécutives chez ce brave homme, la conversation roulant sur mille sujets divers dont aucun n’avait trait à la réalisation de sa promesse... Le jour baissait néanmoins, et je m’étonnais que le vieillard parût avoir si complètement oublié ce qui concernait la mosquée. — Peut-être, pensais-je, veut-il simplement me faire admirer de quelque fenêtre les illuminations du jeudi soir[21]. Tout à coup le mashir se leva. — Voici, me dit-il, le moment venu de nous mettre en route... Au bas des degrés; je trouvai une foule de serviteurs et d’assistans, deux cents personnes, ou peu s’en faut. Nous traversâmes la cour, puis plusieurs couloirs, et, gravissant quelques marches, nous pénétrâmes dans une enfilade de pièces jadis décorées avec une certaine magnificence. Là mon guide fit halte un moment, et je pus remarquer que les gens de sa suite, parlant à voix basse, paraissaient fort agités, fort troublés. Riza particulièrement[22], homme de courage, mais d’une dévotion outrée, était devenu tout pâle. Cependant le mashir se remit en marche, un rideau s’écarta devant nous, et je me trouvai tout ébloui, au sortir de ces ténébreux corridors, par le vif éclat au sein duquel nous passâmes brusquement. — « Grand Dieu! m’écriai-je in petto, après le premier moment de stupéfaction, serait-il vraiment possible?... Nous voici dans la grande mosquée!... »
« Nous y étions en effet. Nous venions de nous glisser dans une espèce d’alcôve à dix pieds du sol, au centre d’une des quatre parois du temple magnifiquement illuminé par les ordres exprès du mashir. L’enceinte regorgeait d’assistans, pour la plupart en prière; des centaines de curieux se pressaient en outre sous les hauts portiques voûtés : en tout, de sept à huit mille individus, parmi lesquels il se fit un profond silence au moment où cette foule vit pénétrer dans l’enceinte sacrée le gardien du sanctuaire ayant à ses côtés un Nazaréen maudit, un infidèle, vêtu de ce costume féringi qui soulève à lui seul mille passions haineuses. Ce fut, je l’affirme, un instant critique. Il me vint à la pensée, — sachant combien les autorités persanes en voulaient à l’Angleterre de ne pas être encore intervenue pour empêcher la prise d’Hérat, — qu’on m’avait attiré là dans le dessein prémédité d’exaspérer le peuple contre nous et de favoriser ainsi la proclamation d’une « guerre sainte. » Cependant, tout assuré que j’étais de me voir assailli au sortir de la mosquée, je ne jugeai pas convenable de manifester la moindre émotion. J’allai donc m’asseoir dans le fauteuil que le mashir m’indiquait du doigt, et je rassasiai mes yeux d’un spectacle féerique tout à fait digne des Mille et une Nuits.
« Au centre du quadrangle de la mosquée, pavée de larges dalles, s’élevait un beau kiosque ou pavillon doré qui recouvrait la citerne destinée à recevoir l’eau des ablutions. Ce pavillon a été construit par Nadir-Shah. Sur trois faces, au nord, à l’ouest, au sud, court à dix pieds de terre une rangée de niches pareilles à celle que nous occupions, mais remplies de mollahs enturbannés et vêtus de blanc. Les niches elles-mêmes sont blanches (pierre ou plâtre, je ne sais), mais les gigantesques arcades qui occupent le centre de chaque paroi sont en briques bleues ou recouvertes de vernis bleu; on y fit des inscriptions en beaux caractères blanc et or. Au-dessus du portique occidental, une cage blanche pour le muezzin, laquelle semble taillée dans l’ivoire, et à l’extérieur un minaret d’environ cent vingt pieds couronnée par un chapiteau sculpté de la manière la plus merveilleuse : une légère colonne le dépasse encore, haute de dix pieds et revêtue de lames d’or, ainsi que le chapiteau lui-même et toute la partie supérieure du minaret. Sur la façade orientale, deux grands portiques ouverts à la foule lui donnent accès dans l’adytum ou mosquée intérieure. C’est là qu’est la tombe de l’imam, entourée d’une grille d’argent à boulons d’or. On monte à ces portes par une série de degrés, et en dedans se trouvent deux autres plus petites incrustées de pierreries. Le mashir m’a dit, — car la distance m’empêchait de les voir, — que les rubis, en particulier, sont d’une beauté remarquable...
« Le vaste édifice, garni de lampes étincelantes, ruisselait de lumière, et parmi cette foule qui se pressait à nos pieds il n’y avait pas un être vivant dont les yeux ne fussent en ce moment fixés sur nous. Des groupes s’étaient formés où s’échangeaient sans doute des propos hostiles et qui nous envoyaient des regards chargés de menaces. Jusqu’au muezzin qui, perché sur le haut minaret à l’avant du portique occidental et immobile de surprise, me contemplait par-dessus la balustrade! Cependant le mashir s’amusait à me faire le compte de la dépense quotidienne de la mosquée. Il me signalait pour ce jour-là même l’arrivée de sept cent cinquante pèlerins; deux cents en revanche étaient partis, et depuis le commencement de l’année leur nombre dépassait déjà cinquante mille. Pour moi, j’avoue que je comptais les minutes, mais sans détourner les yeux d’un spectacle aussi rare que splendide[23]. Je m’attendais de seconde en seconde à entendre le cri : mort aux infidèles! et finis par me lever au bout d’un quart d’heure pour remercier le mashir de m’avoir procuré une satisfaction qui valait à elle seule le voyage de Perse; je lui demandai en même temps la permission de me retirer. La foule délibérait justement alors si on ne nous tuerait pas sur place le gardien et moi. Il est fort possible qu’une ou deux minutes plus tard nous ne fussions pas sortis vivans de l’enceinte profanée. Nous reprîmes cependant le chemin par lequel nous étions venus, et, après avoir fait mes adieux à mon guide (car je devais me rendre prochainement au camp de Murâd-Mirza), je remontai à cheval pour rentrer chez moi. Une foule nombreuse assistait à mon départ, mais pas un mot ne fut prononcé. Le lendemain, ayant à sortir, je trouvai encombrée de monde la rue où je demeurais, ce qui me parut étrange, vu qu’elle était située dans un des quartiers les moins fréquentés. — Le samedi 18, je dormais du plus profond sommeil quand Riza, vers minuit, vint m’éveiller en frappant aux carreaux de ma fenêtre. Le colonel Dolmage désirait me parler à l’instant même. Je me précipitai à bas du lit pour lui ouvrir tout aussitôt. Dolmage est d’une bravoure éprouvée, et son sang-froid résiste ordinairement aux plus rudes épreuves; mais en ce moment il était, à ne pas s’y tromper, sous le coup d’une impression assez vive. — Le vâzir, me dit-il, chez lequel j’ai dîné, m’a paru en proie à de singulières préoccupations : on avait peine à lui arracher quelques paroles. Quand il m’a vu me disposer à prendre congé, il m’a demandé en grâce de changer mon uniforme contre un costume persan qu’il s’offrait à me prêter, et comme je me refusais à cette mascarade, il m’a dénoncé l’exaspération qui règne, paraît-il, chez le populaire. Plus de trente lettres lui ont été adressées par les principaux employés de la mosquée : ils se plaignent qu’on ait souillé les reliques du saint imam par la présence d’un infidèle, et demandent que cette insulte soit vengée. Si le vâzir ne fait pas droit à leur requête, ils déclarent nettement qu’ils se chargeront de suppléer à son inaction. Notre homme assure qu’il a veillé toute la nuit dernière et tenu son monde sous les armes; mais il ajoute qu’il lui serait impossible de réprimer une émeute provoquée par des ressentimens religieux dans une ville comme celle-ci. Enfin il m’a donné dix de ses farrashes[24] pour me ramener chez moi, et je suis accouru vous trouver sans perdre de temps... Vous voyez, ajoutait Dolmage, que nous avons grand’chance d’être massacrés... Si l’on vous attaque en effet, je viendrai me placer à vos côtés, et dans tous les cas nous ne nous laisserons pas tuer sans leur montrer de quoi nous sommes capables...
« J’avoue que j’étais fortement contrarié d’avoir mis mon compatriote et de m’être mis moi-même dans une pareille passe. Je lui fis part de l’idée qui m’avait traversé la tête relativement aux intentions compromettantes dont le mashir pouvait être animé quand il m’embarquait à mon insu dans une démarche si complètement absurde. — Je serais peut-être de votre avis, répliqua Dolmage, s’il s’agissait de tout autre; mais cet homme-ci connaît trop bien l’Angleterre; il l’aime et la redoute à la fois. Telle n’a donc pas été sa pensée. Il aura voulu dompter de haute lutte les préjugés populaires, et aura saisi comme une bonne fortune cette occasion de vous introduire dans la mosquée. Je vous quitte maintenant; mais sortons de la ville le plus tôt possible, c’est-à-dire lundi, puisque l’escorte n’arrivera que ce jour-là...
« Nous partîmes en effet le lundi, et je profitai, pour ne pas me montrer dans la journée du dimanche, de ce que j’avais déjà dit adieu à mes principaux hôtes. Il est assez remarquable qu’au moment où je prenais congé du mashir, comme je lui manifestais l’espoir de le retrouver avant peu, il m’arrêta court par un geste négatif. — Vous ne me reverrez plus, disait-il, je mourrai ici, selon mes désirs : j’y suis venu pour cela, et je mourrai. — Prédiction qui se réalisa de point en point, car au bout de quelques semaines ce bon vieillard fut soudainement enlevé à ses proches. Il serait au fond très possible que l’affaire de la mosquée eût abrégé ses jours. »
En arrivant au camp de Kalandarâbâd, où il fut reçu par un istikbal[25] de cinq cents chevaux, l’agent anglais trouva le prince gouverneur persuadé que l’Angleterre allait intervenir entre le sultan d’Hérat et Dost-Mohammed. Ainsi l’annonçait le chargé d’affaires persan à Constantinople d’après un télégramme expédié par Mirza-Husain-Khan, lequel était alors à Londres en rapports directs avec lord John Russell. Le secrétaire de légation n’avait aucun motif de croire d’emblée à cette bonne nouvelle, mais il n’en avait aucun de la contredire expressément. Une rapide inspection lui suffit pour constater que Murâd-Mirza, disposant à peine de dix-huit mille hommes, sur lesquels quatorze mille seulement se trouvaient à Kalandarâbâd, ne pouvait se mesurer avec l’émir du Caboul, dont les troupes étaient deux fois plus nombreuses[26]. A sa troisième entrevue avec le prince, qui d’abord s’était tenu sur la réserve, mais qui se laissait aller peu à peu à plus de confiance et d’épanchement, celui-ci prit soin de lui expliquer par quelles raisons la possession d’Hérat et de son territoire, ou du moins une étroite alliance avec le chef de ce petit pays, est une des nécessités de la politique persane. « Hérat, lui disait-il dans un entretien dont nous résumons la substance, Hérat ne rapporte pas de quoi suffire à sa défense. Les revenus peuvent être évalués à 80,000 de nos tomans[27]. Sur cette somme, il faut prélever la paie des forces indispensables à la sécurité du district, pour le moins cinq régimens d’infanterie et quatre mille chevaux. Viennent ensuite les charges civiles, bref un déficit manifeste et notable que Yùr-Mohammed parvenait à combler au moyen des 36,000 tomans qu’il tirait du Sistan et du Ghurat. Vous voyez qu’il n’y a pas grand bénéfice à espérer d’une pareille conquête. Aussi les expéditions de la Perse contre Hérat n’ont-elles jamais eu pour but d’ajouter ce territoire à un pays déjà trop vaste pour être facilement gouvernable, et dont les populations insuffisantes ne fournissent pas assez de soldats pour résister aux agressions étrangères. Notre unique préoccupation est de rétablir le bon ordre et la paix dans le Khorassan, et pour cela il n’est qu’un moyen, c’est d’en fermer l’accès aux incursions continuelles des tribus turcomanes. Vérifiez par vous-même l’état du district où nous nous trouvons. De mon camp aux frontières du pays des Turcomans, il y a près de deux cents milles en ligne directe. Vous trouveriez partout, dans cette zone, des villages, même des villes, dont les forteresses, les mosquées, les bains, les habitations sont encore debout, mais qui restent complètement abandonnés, soit par suite d’exterminations, soit que leur population ait été peu à peu chassée vers le sud. De trois routes qui traversent la plaine où nous sommes, — sa largeur varie de quinze à trente milles, — il en est deux qui sont devenues complètement impraticables, et par lesquelles ne passe plus un seul des voyageurs circulant entre Hérat et Meshid. La troisième seule, qui longe le pied des hauteurs du sud, a pu être suffisamment protégée contre les brigandages des Turcomans. La Perse et le pays d’où viennent ces maraudeurs sont limitrophes sur une si grande étendue de frontière, qu’on ne saurait se garer de leurs incursions en se bornant à leur fermer les défilés de la montagne. Ils sont âpres au gain et trouvent de notables bénéfices dans le commerce des esclaves persans qu’ils vendent aux gens de Khiva et de Bockhara. On n’arrêtera donc leurs razzias, leurs chasses à l’homme, que si nous pouvons occuper sur leur territoire même une forte position, Merv par exemple, qui d’une part commande la rivière où les Turcomans-Taki viennent s’approvisionner d’eau, et de l’autre est assez près de Bockhara pour qu’en la voyant en notre pouvoir le maître de ce pays redoute un peu plus qu’il ne le fait maintenant de nous offenser en achetant des esclaves pris chez nous. La Perse peut revendiquer Merv aussi légitimement qu’aucune autre portion des domaines du shah; mais le vrai motif qui nous en fait désirer la possession, je viens de vous le faire connaître à l’instant même. Maintenant, pour nous établir dans cette place, il est indispensable que Hérat soit à nous ou dans les mains d’un allié fidèle, car la route directe par laquelle nous pouvons communiquer avec Merv, traversant un désert complètement aride, est à peu près impraticable pour nos troupes. Il existe d’ailleurs dans les montagnes voisines d’Hérat certains défilés par lesquels depuis des siècles les Turcomans sont venus piller sur notre territoire les districts de Tabbas, Kain, Turbat et tout le sud du Khorassan. Lorsque nous possédons Hérat, ou lorsque ce pays est entre des mains amies, nos garnisons-frontières sont prévenues de l’approche des maraudeurs, et les habitans des villages qu’elles sont appelées à protéger viennent s’y réfugier avec leurs troupeaux. Vous expliquez-vous maintenant cette tendance de la Perse à devenir maîtresse d’Hérat, ou du moins à lui donner un maître choisi par elle? Quant à moi, chargé de défendre une province qui devrait être le plus beau joyau de la couronne portée par mon neveu, je ne comprends rien à la conduite de l’Angleterre. Elle se targue d’être notre alliée et résiste obstinément aux mesures que la sûreté de nos frontières nous fait regarder comme indispensables. Elle se proclame l’ennemie de l’esclavage, elle a dépensé des sommes énormes pour y soustraire des races africaines auxquelles un simple lien d’humanité la rattache ; il m’est donc permis de trouver inexplicable qu’elle n’ait jamais rien fait pour ces pauvres Persans que les Turcomans emmènent captifs, et de la liberté desquels ils trafiquent sans remords. Que dis-je, rien fait? elle gêne, elle paralyse tous les efforts de notre gouvernement quand il travaille à protéger ses propres sujets, et en nous expulsant d’Hérat, en faisant son possible pour empêcher une alliance intime entre nos deux pays, elle met obstacle à la pacification du Khorassan. »
Ce langage était-il rigoureusement sincère et devons-nous regarder comme irréfragables les raisonnemens par lesquels Murâd-Mirza justifiait la politique de son pays? Bien que l’agent anglais les admette presque sans réserve, ce qui permet de les regarder comme assez plausibles, nous éviterons de-nous prononcer à cet égard. La Russie, pour justifier ses entreprises sur la Géorgie et sur les plus belles portions des provinces arméniennes, se plaignait aussi, du temps de Catherine, que sa frontière fût constamment violée, que ses sujets fussent emmenés hors du pays et réduits à la plus dure captivité. Si les khans de Khiva et de Bockhara étaient appelés à justifier les incursions des tribus turcomanes sur le territoire persan, ils ne manqueraient certainement pas de griefs qui leur permettraient de faire envisager ces incursions comme les représailles les plus légitimes. Bien habile qui se démêlerait dans le conflit de ces allégations et de ces argumentations par lesquelles la force tâche de s’assimiler au droit. Nous ne pouvons dégager de celles-ci que les traits généraux de la situation actuellement faite à la Perse. Placée entre la Russie, qui semble disposée à l’envahir lentement, les petits états turcomans qui dévastent ses frontières, et l’Angleterre, que les traités lui donnent pour protectrice, mais qui la protégera toujours dans la limite exacte de ses intérêts, on comprend qu’elle ait recherché l’appui de la France lorsqu’elle a cru pouvoir l’obtenir, c’est-à-dire lorsque Napoléon Ier, dans ses rêves ambitieux, dans sa haine passionnée contre la Grande-Bretagne, préméditait la ruine de l’empire anglo-indien. Aujourd’hui les circonstances ont changé. Sauf des catastrophes et des reviremens difficiles à prévoir, nous ne serons plus assez étroitement liés avec la Russie, nous n’aurions plus à lui offrir d’assez belles compensations pour lui imposer par notre seule influence le sacrifice de ses projets de conquête, et d’un autre côté nos bons rapports avec la Grande-Bretagne, si bien consolidés qu’ils puissent être, ne comportent guère une communauté d’action tellement étroite que nous soyons tenus d’aller guerroyer en Orient pour l’aider à maintenir debout les états dont elle essaie de faire autant d’ouvrages extérieurs appelés à protéger sa frontière indienne contre les progrès de l’invasion russe. Il résulte de là que, faute d’un intérêt direct et réel, nous n’avons pas de rôle à jouer dans les affaires persanes ; une intervention officieuse dans certaines questions qu’on pourrait appeler d’ordre privé, des conseils quand on nous en demande, un concours purement administratif aux réformes que tel ou tel sadr-azim voudrait introduire dans le régime financier ou militaire, là se borne pour le moment toute la part que nous pouvons y prendre. Si les circonstances devenaient plus graves, notre situation particulière se prêterait merveilleusement à ce que nous fussions choisis comme médiateurs par des puissances moins désintéressées que nous ; mais nous n’avons rien à prétendre au-delà.
Cette position, quelque peu subalterne, a au moins le mérite d’être simple. Celle de l’Angleterre, infiniment plus importante, est aussi beaucoup plus compliquée. Un moment peut venir où elle aurait à compter très sérieusement avec le bon vouloir de la Russie : supposons que celle-ci prenne ce moment pour régler à son profit, comme elle l’a déjà fait plusieurs fois, une question de frontières tout exprès laissée dans le vague par les traités antérieurs qui la lient vis-à-vis de la Perse, — que fera la Grande-Bretagne et que deviendra sa mission protectrice ? Il est aisé de le deviner en se reportant à l’incident même qui nous a suggéré toutes ces réflexions. Le gouvernement persan, pour conjurer la prise d’Hérat, faisait valoir, on a pu s’en assurer, des motifs assez sérieux. Dost-Mohammed était un protégé, un pensionné de l’Angleterre; elle n’avait en apparence qu’un mot à dire pour qu’il reprît le chemin du Caboul, et ce mot devait lui être dicté par le désir bien naturel de faire oublier à la Perse l’humiliation d’une défaite encore récente. Pourtant, et malgré cette puissante considération, malgré les tendances nettement dessinées de ses agens diplomatiques, l’Angleterre craignit ou sembla craindre de s’aliéner les belliqueux Afghans, et après quelque hésitation refusa définitivement d’intervenir, même comme arbitre-conciliatrice, dans la question soulevée par le siège d’Hérat.
Cette décision fut notifiée le 18 novembre 1862 au prince gouverneur du Khorassan par le secrétaire de légation, qui venait d’être promu aux fonctions de chargé d’affaires et qui repartit en cette qualité pour Téhéran, sans même avoir vu Dost-Mohammed[28]. Ce trajet qu’il avait fait trois mois auparavant en butte à des chaleurs insupportables, il le recommença dans des conditions nouvelles, par un froid de Sibérie, sous des pluies torrentielles, ayant à ses trousses, outre le terrible fantôme des bandits turcomans, celui des « tempêtes de neige » (burrân) qui ont mainte et mainte fois englouti, sur ces routes funestes, le voyageur assez imprudent pour les affronter. Parti de Khalandarâbad le 20 novembre, arrivé dans la capitale de la Perse le 9 du mois suivant, il avait du moins, pour tenir tête aux misères de ces vingt journées, les dédommagemens de l’ambition satisfaite. Tant de fatigues et de souffrances allaient être récompensées ; aux travaux anonymes et méconnus d’un agent subalterne allait succéder l’action directe d’une influence bien établie et bien reconnue. Hélas ! ces flatteuses chimères lui masquaient une amère déconvenue. A peine installé dans ses hautes fonctions et lorsqu’il attendait de ses supérieurs les témoignages de satisfaction qu’il pensait avoir mérités en faisant régler coup sûr coup les deux affaires les plus épineuses de la mission, — celle de la ligne télégraphique et celle de Mir-Ali-Naki-Khan, — il reçut, le 2 février 1863, l’ordre de quitter Téhéran. Ce rappel imprévu, dont il ne nous fait pas connaître les causes, arrêta court les travaux auxquels il se livrait déjà pour hâter la solution d’une question qui intéresse la paix de l’Orient. Il y a, paraît-il, sur les districts limitrophes de la Perse et de la Turquie, des tribus pastorales qui passent alternativement l’hiver dans les plaines turques, l’été dans les montagnes qui bordent l’Iran, et ne manquent pas de se dire tour à tour sujettes du sultan lorsqu’elles résident sur un territoire soum.is au shah, sujettes du shah lorsqu’elles résident chez le sultan, excellent moyen pour elles de n’être gouvernées ni par l’un ni par l’autre, — excellent surtout en ce qu’il dispense de payer tribut à aucun des deux. Depuis bien des années, une commission mixte où figurent des officiers anglais et russes s’occupe à dresser une carte qui, en fixant définitivement les prétentions contradictoires des deux pays, détruise ainsi une cause perpétuelle de conflits et d’irritation.
Tandis qu’on cherche un remède à cet abus local, dont la destruction laisserait en pleine vigueur beaucoup d’autres élémens de discorde et de ruine, la politique de la Perse reste celle de tous les pays où la civilisation chrétienne vient entraver inévitablement, par ses exigences de plus en plus pressantes, le mécanisme élémentaire des gouvernemens orientaux. Ni les peuples dont nous voudrions améliorer la destinée, ni les gouvernemens auxquels il nous conviendrait d’assurer une certaine stabilité provisoire, ne comprennent nos mobiles et nos vues. Si quelque pacha turc ou quelque gouverneur persan s’avise d’y conformer l’exercice de son autorité, s’il supprime ce qu’elle a de plus antipathique à nos habitudes, — la bastonnade par exemple, — loin de lui en savoir gré, on le méprise; sa modération passe pour faiblesse, et il ne tarde pas à s’apercevoir que, dans un état où tel ministre en faveur porte encore à la plante des pieds la trace d’une correction infamante, il n’est pas permis de tenir pour inviolable l’épiderme du premier venu. Averti par l’insolence, l’indocilité toujours croissante des subordonnés qui l’entourent, il revient à regret, mais il revient infailliblement au seul procédé qui leur fasse reconnaître l’autorité dont il est investi. « Nous sommes habitués à être battus; si vous vous abstenez de nous battre, nous tirons de là cette conclusion que vous ne pouvez, que vous n’osez pas vous le permettre, et nous regardons dès lors comme assez humiliant qu’on ait placé au-dessus de nous un personnage de si mince valeur. » Ainsi parlait un vieillard à un fonctionnaire persan quelque peu entiché des idées européennes. Celui-ci, converti sur place et voulant lui témoigner combien sa logique l’avait touché, le lit immédiatement passer par les verges. Voilà du moins l’historiette que nous raconte, en la donnant comme très authentique, l’ingénieux auteur des Persian Papers. Le même écrivain a aussi consigné dans un dialogue imaginaire ce qu’il pense des politiques avec lesquels sa position le mettait en rapport. L’un des interlocuteurs, — un diplomate anglais qu’il désigne sous le nom générique de sahib Smith, — déplore avec amertume, devant je ne sais quel notable courtisan du shah, le malentendu qui depuis plusieurs années tend à aigrir les rapports de leurs deux gouvernemens. L’autre, — Boosey-Khan, — dans un accès de franchise inusitée, cherche à le lui faire comprendre.
« Nous ne connaissons ici-bas, dit Boosey-Khan, que deux valables raisons d’agir : c’est la crainte des coups et l’espoir du lucre. On peut nous contraindre, on peut nous acheter : hors de là, nulle influence. La force, vous ne l’emploierez pas contre nous ; ce que vous appelez le parlement ne le permettra jamais. Vos journaux ont eu soin de nous apprendre Combien notre alliance vous est nécessaire tant que vous conserverez votre grande vice-royauté d’Orient. Nous nous savons, par conséquent, garantis de toute hostilité sérieuse. Resterait l’autre alternative. Pourquoi ne nous achetez-vous point ? Avec la moitié de l’argent que vous a coûté votre dernière guerre[29], si vous aviez su le distribuer à propos, vous nous auriez eus pour serviteurs très humbles pendant une centaine d’années. — Le moyen serait pratique, à supposer que vous fussiez seuls sur le marché, répond flegmatiquement le sahib Smith ; mais, avec toutes ces richesses dont vous nous croyez pourvus, nous ne pouvons vous prendre à notre solde, et pensionner en outre le sultan d’Hérat, l’émir du Caboul, les Usbeks, les Turcomans, et tous les pays de l’Inde encore insoumis. Nous préférons par conséquent avoir l’œil sur vous, et, quand votre amitié nous manque, faire œuvre de notre supériorité militaire. — A quoi cela vous mène-t-il ? réplique aussitôt Boosey-Khan… A jeter bas sur nos côtes quelques forteresses d’argile ; mais vous vous garderiez bien de fournir des précédens à la Russie en nous prenant ne fût-ce qu’un pouce de territoire. Et alors qu’importent vos canonnades ? — Nous pourrions marcher sur votre capitale et détrôner votre roi ; nous pourrions le remplacer par quelqu’un des princes qui se reconnaissent nos feudataires. — Eh bien ! après ?… Nous prenez-vous pour des légitimistes, dans le sens que vous attachez à ce mot ?… Un changement de roi, voire un changement de dynastie, rien de plus divertissant pour nous. Que d’intrigues à nouer ! que de combinaisons subtiles pour tirer parti du nouveau pouvoir ! Et la belle occasion de s’enrichir en s’amusant ! — Il se peut que vous l’envisagiez ainsi, mais le shah lui-même… — Jamais le roi des rois ne croirait à pareille catastrophe. S’il pouvait s’estimer en danger, il transigerait immédiatement, heureux de vous avoir irrités d’abord, mystifiés ensuite. Sachez de plus que le tsar ne vous laisserait pas occuper ainsi par délégué le trône de Perse. Nous l’appellerions au secours, et fallût- il payer son appui d’une province, il accourrait aussitôt, n’en doutez pas. Plus tard, nous nous dédommagerions en occupant, de son aveu, soit Hérat, soit tout autre district à notre convenance… Remarquez en outre que nous pourrions invoquer la France, généralement un peu jalouse de votre suprématie orientale, et vous n’aimeriez point, j’imagine, à voir l’aigle impériale déployer ses ailes dans le Golfe-Persique. — Vaines espérances, je vous en préviens charitablement. La Russie a le Caucase sur les bras et de la besogne taillée pour un demi-siècle. Vos déserts salés, vos grands territoires incultes et peuplés de mendians, n’excitent nullement sa soif de conquête. Pour la France, animée envers nous de dispositions si fraternelles, par quelles tentations comptez-vous les lui faire oublier ? En admettant qu’elle nous devînt hostile, de quelle utilité lui serait un établissement chez vous? Nous tenons toutes les grandes routes qui mènent d’Europe ou Asie; comment pourvoirait-elle, dans quelqu’une de vos provinces, à l’existence de la colonie la plus insignifiante? Et que serait une colonie française installée dans votre pays, sinon une source d’inquiétudes, un sujet de dépenses inutiles? Ne vous fiez pas non plus aux dispositions récalcitrantes de notre parlement; le langage de l’opposition vous abuse sur son influence. Soyez certain d’ailleurs qu’une fois la guerre entamée, nous serions tous du même avis, et alors... — Alors, interrompt Boosey-khan avec une affabilité souriante, vous auriez affaire, non pas à un peuple uni par les liens de la solidarité patriotique, mais à une collection d’individus ayant chacun ses vues personnelles et son intérêt distinct. Moi qui vous parle, je me soucie fort médiocrement de l’issue que la guerre pourrait avoir. Si je tenais bien mes cartes, elle me rapporterait toujours quelque chose. J’aurais soin de ne pas me mettre à portée des balles; mes bijoux et mes tomans, logés dans quelque trou, défieraient vos recherches; je vous verrais sans émotion coucher par terre autant de nos soldats qu’il vous en faudrait pour donner satisfaction à vos belliqueux instincts, et ceci fait, lorsque vous auriez besoin de mes services, je vous les vendrais à beaux deniers comptans, sans le plus léger scrupule. Vous n’espérez certainement pas les obtenir à titre gratuit... Achetez-moi donc, sahib Smith, et laissons la vergogne aux imbéciles. »
Comme il s’agit ici d’un personnage haut placé, de l’un des hôtes habituels de l’anderoon impérial[30], nous ne rabattrons pas grand’chose de cet exposé légèrement ironique; mais, en dehors des préoccupations égoïstes de « Boosey-Khan » et de ses pareils, il reste à compter avec d’autres entraînemens, d’autres passions qu’il faut bien reconnaître au peuple persan pris en masse. Rappelons-nous par exemple la dernière guerre avec la Russie, — celle de 1828, qui se termina par le traité de Turkumanchai, — entreprise à l’encontre de toute prudence et de tout calcul par un aveugle élan que suscitèrent les prédications du syoud (chef des mollahs), et nous nous convaincrons qu’il existe, en Perse comme ailleurs, autre chose qu’une bassesse sans remède, une vénalité absolue. Malheureusement, en Perse comme ailleurs, l’ignorance des classes inférieures fait équilibre à leurs plus généreux instincts, et les livre sans défense aux trahisons intéressées des gens qui ont su se ménager la possession du pouvoir; malheureusement aussi la grande majorité de ces « habiles » ressemble trait pour trait au personnage fictif que nous venons de voir mettre en scène.
E.-D. FORGUES.
- ↑ Abbas-Mirza, père de Mohammed, était, sous Feth-Ali-Shah, l’héritier présomptif de la couronne. Sa mort, arrivée en 1833, quelques mois avant celle de son père, est encore regrettée comme un désastre national par tous les Persans que préoccupent à un degré quelconque les intérêts de leur pays. Le second de ses fils, Bahman-Mirza, dont on vante les talens, a longtemps vécu dans un exil rigoureux sous la protection de la Russie, et depuis lors, rentré en faveur, il a gouverné l’Azerbidjân. Le troisième, Kharawan-Mirza, est mort à Tébriz, dont il était gouverneur. Le quatrième, Bahrâm-Mirza, l’avait déjà remplacé quand M. Eastwick, en septembre 1860, mit le pied sur le territoire persan. Le cinquième est Murâd-Mirza, le prince gouverneur du Khorassan. On peut se permettre de passer légèrement sur les six autres fils d’Abbas-Mirza. Rappelons seulement que l’un d’eux, Khanlar-Mirza, gouverneur de l’Arbistân et du Louristân, commandait à Muhammarâh l’armée envoyée contre les Anglais.
- ↑ Une conversation curieuse entre sir John Malcolm et le shah de Perse prouve que ce glorieux privilège est celui auquel les monarques orientaux attachent le plus de prix. Après s’être fait expliquer les droits constitutionnels du roi d’Angleterre : « Peut-être un pareil pouvoir est-il durable, disait-il à l’envoyé britannique; mais il n’offre pas de grandes jouissances. Le mien n’a de limites que ma volonté... Je puis faire couper la tête à tous ces personnages, même aux plus éminens, continuait-il en désignant ses principaux officiers... N’est-ce pas vrai, ce que je dis là?» Et celui qu’il interrogeait répondit prosterné : « Idole du monde, rien de plus facile, si cela peut vous être agréable. »
- ↑ Entre autres par James Baillie Fraser dans ses voyages au Khorassan (1825).
- ↑ Le platane d’Orient.
- ↑ Le farsakh compte pour trois milles et demi, mesure anglaise.
- ↑ Ce sont de véritables cacolets, pareils à ceux qu’on voit aux environs de Bayonne, mais avec un petit couvercle ou toit d’osier.
- ↑ Pour faire cette monnaie d’or, on emploie des impériales russes, qui, d’abord bien battues en lingots, sont ensuite jetées dans le creuset. Le toman vaut à peu près la moitié de la livre sterling.
- ↑ Pahlavan veut dire héros. C’est probablement de là que vient notre mot paladin. De même tàs veut dire coupe, et nous en avons fait tasse : de même tilisr en langue persane signifie charme ou sortilège, et l’expression de talisman ne nous paraît pas avoir d’autre origine. Ces étymologies et bien d’autres nous reportent au temps des croisades.
- ↑ Diplomate et poète russe massacré à Téhéran (1829) avec toute sa suite pour avoir recelé quelques femmes géorgiennes qui s’étaient soustraites à la captivité du harem.
- ↑ Kalioun, le narghilé persan.
- ↑ Situé entre Téhéran et le grand désert salé.
- ↑ Le chargé d’affaires de la mission anglaise.
- ↑ Livre très ancien, mais qui n’existe plus qu’en pelhvi, et qui renferme la cosmogonie des Perses, leur système général du monde et leurs plus anciennes traditions historiques.
- ↑ Farah, si l’on ne compte que la distance à vol d’oiseau, est à cent quarante milles au sud d’Hérat.
- ↑ Sur la route d’Hérat à Farah, soixante-cinq milles au nord de cette dernière ville. Sabzawar fut prise le 22 juillet.
- ↑ Titre équivalent à celui de « seigneur ou lord président. » Ne pas le confondre avec celui de sadr-azim ou grand-vizir, c’est à-dire premier ministre. Ferruck-Khan remplissait les fonctions de ministre de l’intérieur.
- ↑ A la frontière du Khorassan, non loin du Pul-i-Abrishim ou Pont-de-Soie.
- ↑ Ils avaient contre lui des griefs de plus d’une espèce, car à leurs yeux il n’était pas seulement un infidèle, mais encore un représentant de l’Angleterre, de l’Angleterre qui payait un subside à Dost-Mohammed, et qu’ils regardaient comme soldant les troupes afghanes dont Hérat était entourée. Or le siège d’Hérat portait un grand préjudice aux Meshidis, qui font un commerce très actif avec cette ville.
- ↑ Un des imams de Meshid, « vrai sayd » ou descendant du prophète, à qui notre agent demandait si « la ville sainte » renfermait beaucoup de sectaires, lui répondit avec une parfaite naïveté: « Non, vraiment, nous ne connaissons rien de semblable. Il y avait bien quelques Juifs, mais nous les avons ramenés à la religion de Mahomet... Nous tuons, voyez-vous, ceux qui ne sont pas orthodoxes, et par conséquent l’hérésie n’existe pas chez nous. »
- ↑ Le «grand-prêtre » de Meshid.
- ↑ Le jeudi soir ou plutôt le vendredi, suivant la manière de compter usitée en Orient, est le jour férié, le dimanche des sectateurs de Mahomet.
- ↑ Riza était le valet de chambre et le factotum du diplomate anglais.
- ↑ « Je me crois le seul Européen qui ait jamais pénétré, du moins sous le costume de sa race, dans la mosquée de l’imam Riza. La description de M. Ferrier atteste implicitement qu’il n’en parle que par ouï-dire ou après y avoir jeté un simple coup d’œil en traversant l’avenue Khiyaban. »
- ↑ Le farrash, littéralement le « serviteur qui étend les tapis, » est aussi, par extension, un des agens subalternes de la police.
- ↑ L’istikbàl ou peshwaz est un cortège d’honneur qui va au-devant des hôtes de distinction pour rendre plus solennel l’accueil auquel ils ont droit.
- ↑ Deux fois n’est pas assez dire, car Dost-Mohammed avait amené trente-deux mille hommes sous les murs d’Hérat. Il possédait en outre une nombreuse artillerie, et la petite armée persane, beaucoup moins bien partagée sous ce rapport, n’avait que deux cents artilleurs et six canons de campagne.
- ↑ Il y a le toman d’Hérat et le toman de Téhéran, qui vaut 20 pour 100 de plus, La somme indiquée dans le texte cité représente en bloc de 38 à 40,000 livres sterling, soit près de 1 million de francs.
- ↑ Une fois en route, il écrivit à ce prince (déjà frappé du mal qui allait l’emporter dès le lendemain de la prise d’Hérat) pour lui recommander de fermer aux Turcomans les passes dont sa conquête allait le rendre maître.
- ↑ Celle de 1856, terminée le 14 mars 1857 par le traité de Paris.
- ↑ Andiruni, intérieur (de maison), par opposition à biruni, extérieur.