Têtes et figures/Drame intime

La bibliothèque libre.
La Compagnie de Publication de "Le Soleil" (p. 169-180).

Drame intime


Je commence à me faire vieux. Je suis déjà à quelques lustres de l’âge fiévreux, alors que les passions se pressent en foule dans le cœur de l’homme, l’agitent en tous sens, le font ou tomber ou grandir. Je revois encore dans la foule de mes souvenirs, cet âge où le sourire, la voix d’une femme aimée, vaut le monde entier.

Elle m’aimait bien sincèrement, cependant, et, pour nous deux, la vie semblait prendre une teinte de vrai bonheur ; pas un nuage à l’horizon, un ciel serein, l’azur du firmament limpide, une atmosphère des Champs Élysées.

Et, cependant, comment se fait-il qu’aujourd’hui, je sois seul, abandonné, et que je ploie le dos, comme sous le poids d’un écrasant fardeau, pendant qu’elle dort là-bas sous les cyprès du cimetière ? Ah ! c’est que la vie a de ces coups terribles qui, s’ils ne tuent pas instantanément, conduisent lentement leur victime à la tombe. Les cicatrices qu’ils laissent sont profondes et restent béantes.

Je suis solitaire en ce monde, et je vais vous dire pourquoi.

Par une belle matinée de juin, je venais de faire ma ronde ordinaire chez des malades. Nonchalamment étendu sur une ottomane dans mon bureau, je fumais tout en lisant le journal du matin. Soudain, mon domestique vint m’annoncer qu’une dame requérait mes services sans délai, pour son enfant qu’elle croyait dangereusement malade.

Le temps de revêtir mon pardessus, de crayonner à la hâte l’adresse de cette dame et de sauter dans un coupé, j’étais en route.

Bientôt, j’arrivai à la porte d’une maison d’extérieur bien modeste, dans une petite rue d’un quartier populeux de la ville.

On avait probablement entendu le bruit de la voiture, car, à peine avais-je touché le timbre, que la porte s’ouvrit toute grande et qu’une voix bien douce de femme me dit d’un ton ému :

— Vous êtes le médecin, monsieur, n’est-ce pas ?

Je m’inclinai en signe d’affirmation.

— Alors, monsieur, ajouta-t-elle avec des sanglots dans la voix, venez voir mon enfant. Vous le sauverez, n’est-ce pas ? Venez de ce côté-ci, fit-elle en prenant les devants et en m’introduisant dans une chambrette élégamment meublée. Tenez, regardez, docteur, ce pauvre petit front brûlant, ces lèvres desséchées par la fièvre ! Dites-moi ce que vous en pensez !

C’était un chérubin de quatre ans, aux grandes boucles blondes éparpillées sur l’oreiller de duvet. Le petiot avait les yeux grands ouverts, brillants de fièvre, mais entourés d’un cercle bleuâtre. Ses joues présentaient une légère coloration empruntée à la fièvre qui le dévorait.

Du premier coup d’œil, je vis que le mal était sans remède. Néanmoins, je fis les auscultations ordinaires, pour me donner le temps de trouver le moyen d’annoncer la sinistre nouvelle à l’infortunée jeune femme. Un médecin a souvent des devoirs bien pénibles à remplir ; et rien n’est plus accablant pour lui que d’avoir à formuler une sentence de mort.

— Mon Dieu, docteur, intervint-elle, tâchez de le réchapper ! Rien ne me coûtera à faire pour assurer sa guérison.

Je ne répondis rien. Je continuai à faire l’auscultation du petit malade, tout en m’indignant de mon mutisme, et de ma pusillanimité.

Enfin, il me fallut bien agir. Je relevai la tête et me dressai droit debout près du lit, comme pour me donner un aplomb que je n’avais pas du tout.

— Eh bien ! docteur, hasarda-t-elle nerveusement, qu’en pensez-vous ?

À ce moment-là, j’aurais donné beaucoup pour pouvoir lui répondre : Je vais le sauver. Mais, c’eût été mentir, et je décidai de m’en tenir à la triste vérité.

— Je ferai mon possible pour le sauver, madame, répondis-je tranquillement, mais je ne crois pas que mes soins puissent sensiblement améliorer son état.

— Comment, docteur ! ! ! Non ! ça n’est pas possible ! Voulez-vous dire qu’il va mourir ? articula-t-elle avec une expression saisissante d’anxiété et de douleur ?

— Mon Dieu, madame, j’adoucirai ses derniers moments, fis-je en baissant la voix.

— Oh ! non ! docteur, c’est impossible ! Il ne mourra pas. Mon Dieu ! Sauvez mon petit enfant ! Épargnez-moi la douleur atroce de le perdre ! Ah ! Je n’ai que lui ! Que vais-je faire ?

Et avec un cri déchirant, elle enveloppa de ses deux bras le pauvre petit être qui, déjà, râlait.

J’essayai, mais avec toutes les peines du monde, de délivrer l’enfant de l’étreinte maternelle.

La malheureuse jeune femme fut transportée sans connaissance sur un lit, dans une chambre voisine. Je lui donnai les premiers soins nécessaires, et je retournai près du lit de l’enfant.

Le chérubin rendait le dernier soupir. Une convulsion légère, une longue aspiration, et avec le dernier souffle, l’ange était retourné aux cieux…

La jeune femme demeura sans connaissance plusieurs jours durant.

Lorsqu’on mit le petit cadavre dans la bière et que l’on fit la procession funèbre, elle n’en eut pas le moindre soupçon. Après sa crise de nerfs, elle était demeurée comme un corps sans âme.

Je compris qu’il n’y avait pas à négliger son état, et je lui prodiguai mes soins.

La première fois qu’elle recouvra l’usage de sa raison, j’étais assis à ses côtés.

— Pourquoi, me dit-elle d’une voix mourante et en pleurant, m’avez-vous ramenée à la vie, lorsque vous n’avez pu sauver ce qui me rendait heureuse ?…

Quand, au bout de quelques jours, elle eut repris du calme et des forces, elle me remercia pour les soins dont je l’avais entourée, avec tant de douceur dans la voix que j’en fus troublé jusqu’au fond de l’âme. J’aurais préféré qu’elle m’eût adressé des reproches.

Six mois s’étaient déjà écoulés depuis la mort de son enfant.

Je continuais régulièrement mes visites.

C’est alors que je m’aperçus de mon état d’esprit et d’âme.

Un jour que j’arrivai chez elle comme d’habitude, je remarquai un certain embarras dans sa contenance. Au moment où j’allais m’enquérir s’il ne lui était pas survenu quelque désagrément dans la journée :

— Docteur, me dit-elle, vous ne m’avez pas encore envoyé votre note.

— C’est vrai, fis-je gravement, et je crois que le compte est assez élevé.

— Peu importe, répliqua-t-elle, je puis bien ne pas avoir à ma disposition toute la somme qu’il vous faut, car je ne suis pas riche ; mais, avec un peu de temps, je vous promets d’acquitter intégralement vos honoraires.

— Il me faut être payé de suite, dis-je. C’est le tout que je réclame.

Elle pâlit.

— Le tout ? balbutia-t-elle.

Incapable de garder plus longtemps le masque :

— Oui, ma chère amie, répondis-je, c’est ainsi que je désire être payé de mes services professionnels. Vous m’avez dit que vous regardiez votre vie comme inutile au monde : Je l’ai sauvée. Dites-moi, aujourd’hui, voulez-vous me la donner ?

— Docteur, dit-elle, mais vous ne savez rien de ma vie, et vous ne vous en êtes jamais enquis.

— Ma chère amie, je n’en veux rien savoir ; je vous aime, et je ne veux rien autre chose que votre amour.

— Comme vous êtes bon et généreux ! murmura-t-elle.

Et ses deux mains se glissèrent doucement dans les miennes.

Dans cette réponse muette, je devinai tout ce que je désirais.

Ce cœur de mère désolée, ayant besoin d’affection, s’était déjà depuis longtemps tourné vers moi, comme le naufragé se cramponne à l’épave qui le portera au rivage…

La date de notre mariage fut fixée et, de part et d’autre, nous fîmes les préparatifs nécessaires pour notre union. Il fut bien arrêté que la cérémonie serait modeste et tranquille. Pas de tapage, pas de décorations, pas d’avis dans les journaux. Est-ce que vraiment le bonheur a besoin de tant de démonstrations qui sentent le parvenu à cent lieues ? Pourquoi donc mettre tout un public dans la confidence ?

Mais si, à l’extérieur, il était bien convenu que nous ne ferions pas d’ostentation, à l’intérieur de notre futur logis commun, je préparais le nid avec une coquetterie même raffinée, au grand ébahissement de ma vieille ménagère qui ne m’avait jamais vu aussi délicat, ni aussi minutieux au chapitre de mon économie domestique.

Mes visites chez Antoinette — c’était son nom — se multipliaient, et, entre deux patients à soigner, je trouvais le moyen d’aller sous tout prétexte chez ma fiancée.

Un soir que, comme à l’ordinaire, je me disposais à me rendre chez elle, j’entendis des coups précipités à la porte de mon bureau.

J’allais ouvrir, mais la porte roula d’elle-même sur ses gonds, et Antoinette, pâle, tremblante, les yeux hagards, parut sur le seuil.

— Mon Dieu ! cher ange, qu’est-il arrivé, m’écriai-je en me précipitant vers elle ? Qu’est-ce qui vous amène ici ? Pour Dieu ! vite, parlez !

— Je viens vous annoncer, dit-elle d’un ton froid comme l’acier, que je ne serai peut-être jamais votre femme !

— Et pourquoi ?

— Parce qu’il est revenu — il est ici — et me réclame.

Et, avec un gémissement sourd, elle s’affaissa sur le parquet.

Je la pris dans mes bras, je la déposai sur l’ottomane et je parvins à lui faire reprendre ses sens.

Alors, elle me raconta sa lamentable histoire.

Elle avait épousé, alors qu’elle n’avait que dix-huit ans, un homme absolument indigne d’elle. Un jour, ce malheureux l’abandonna dans un moment où elle avait le plus besoin de ses soins et de son travail.

Quelques mois après, elle donnait le jour à un enfant. Grâce à son travail, à son industrie et à quelques lambeaux d’une fortune autrefois considérable, elle avait pu vivre modestement. L’enfant avait à peine un an, lorsque Dame Rumeur vint lui apprendre la mort accidentelle de son mari…

Cet après-midi, balbutia-t-elle, au moment où mes pensées s’envolaient vers vous et que je rêvais à notre vie future, quelqu’un frappa à la porte. J’allai ouvrir, croyant que c’était vous… C’était lui… mon mari…

Il revenait repentant, joyeux et tout heureux à l’idée qu’il pouvait avoir quelques jours de bonheur au logis. Il se jeta à mes genoux en me demandant de lui pardonner sa lâche désertion.

Son apparition, inutile de vous le dire, m’avait transformée en une statue de marbre. Je restai muette et sans mouvement, jusqu’au moment où l’idée que vous pouviez venir me tira de ma léthargie.

Je suis venue…

Ce coup d’assommoir me fit sur l’heure perdre tout sentiment de raison.

Arpentant la pièce comme un insensé, je lui demandai ce que valaient les droits de cet homme comparés aux miens. Je l’adjurai par tout ce qu’elle avait de plus sacré, d’être à moi et à nul autre, comme déjà, devant le ciel, elle devait être ma femme…

Grâces à Dieu !

Antoinette, je puis le dire encore, resta fidèle à elle-même, à moi, à la mémoire du petit chérubin mort, et au mari repentant qui lui était revenu…

Mais, l’ouragan qui passe ne laisse pas plus de ruines derrière lui que ce coup de foudre n’infligea de meurtrissures à nos âmes.

Quand nous nous séparâmes ce soir-là, nous savions que c’était pour toujours.

Je ne l’ai jamais revue.

Cinq années durant, elle vécut en épouse fidèle à l’homme qui, un jour, l’avait désertée, et qui fit — mais en vain — tout en son pouvoir pour lui faire oublier son crime, et sa douleur, ou plutôt un malheureux passé.

Un jour, je reçus un petit billet.

Il venait d’elle.

Sur son lit de mort, avant de rendre le dernier soupir, elle avait écrit sur un fragment de papier.

« Là-haut, Dieu ne nous séparera pas ».

Pas un mot de plus, pas une parole d’amour.

Mais ce billet versa dans mon âme un baume salutaire et vivifiant.

Je le lis et relis, le matin, le soir, le soir et le matin ; je le lis pour y puiser un nouveau courage, en attendant le moment béni de notre réunion là-haut.