Têtes et figures/Floraisons printanières

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La Compagnie de Publication de "Le Soleil" (p. 125-134).

Floraisons printanières


On était à la mi-juin.

Ce jour-là, quelle resplendissante matinée printanière !

Le blond Phébus saturait de lumière jardins, bosquets et vallons. Sous ses ardents rayons, la nature entière vibrait en se fécondant. Arbres, plantes et fleurs, se sentant revivre, dressaient vers lui leur feuillage épanoui, leurs corolles ouvertes, connue pour rendre hommage à sa puissance créatrice, en lui offrant les prémisses de leurs plus suaves parfums.

Devant pareille éclatante résurrection universelle, l’homme reste sous le coup d’une admiration muette. Elle lui suffit même à peine ; gêné qu’il est par les freins imposés à sa faculté de jouissance, comme, du reste, à ses autres facultés, il se prend à regretter de ne pouvoir se plonger tout entier dans les ondulations de ces flots de lumière, faire partie intégrante de cette atmosphère divinement embaumée.

Cependant, hypnotisé pour ainsi dire par le charme pénétrant de cette virile floraison, le voilà bercé dans de multiples rêveries auxquelles son imagination ne tarde pas à associer une apparition féminine, femme ou fillette, qu’il pare instantanément d’un mignon chapeau-bergère, d’une luxuriante chevelure, de prunelles de jais ou d’azur, d’un blanc corsage, de toutes petites chevilles, le tout enjolivé d’une désinvolture de gazelle.

Il lui semble la voir glissant comme une sylphide sur la grande route, ou bien émergeant d’ombreuses feuillées, ou encore paraissant dans l’angle d’un jardinet ou à la fenêtre d’une chaumière, et, enguirlandant cette belle nature d’une auréole de grâce et de séduction, dénouer le premier écheveau d’une ravissante idylle.

Prenez garde !

La dame blanche vous regarde,

La dame blanche vous attend.


Cet état d’âme, Paul était destiné à l’éprouver bien à son insu dans la vie réelle.

Paul était un gamin bien découplé, très robuste et de fort bonne taille pour son âge ; il dépassait de plusieurs mois sa treizième année. Deux grands yeux noirs, vifs, intelligents, c’était tout ce que l’on pouvait d’ordinaire distinguer dans sa physionomie. Véritable diablotin, suant la vie par tous les pores, espiègle, alerte, très habile à tous les jeux de son âge, il ne se connaissait pas de rival parmi tous les camarades avec lesquels il s’amusait durant les loisirs que lui laissait l’école du village.

La tenue de cet infatigable boute-en-train s’en ressentait notablement. Mais, la tenue ! Comme il s’en battait l’œil. Le fait est qu’il ne s’en occupait pas le moins du monde.

Invariablement jambes et pieds nus, la tignasse ébouriffée, recouverte seulement du fond d’une vieille casquette, une chemise déchirée dont maint lambeau resté accroché à un clou ou à une clôture, une culotte effilochée, percée en bien des endroits, et ne tenant que par une simple bretelle, pataugeant dans la boue d’une mare, ou se roulant dans la poussière du chemin, barbouillé jusqu’aux yeux, voilà dans quel état il gambadait à cœur de jour et finissait par réintégrer le logis paternel.

Bref, c’était, des pieds à la tête, tout ce qu’il y avait de plus gamin.

Bien inutilement sa mère, dégoûtée, le grondait sévèrement parfois, en le menaçant de tout dire à son père : naturellement, elle n’en faisait rien.

Le lendemain, c’était la même histoire.

Tout de même, malgré son caractère turbulent et sans-souci, Paul avait une petite amie qui demeurait porte voisine. Son nom était Irma, et elle avait à peu près l’âge de Paul. En dépit de tout, celui-ci avait toujours éprouvé une certaine considération pour Irma, joli brin de fillette, aux yeux bleus, à la chevelure châtaine, à la taille svelte, qui se développait admirablement.

Irma avait bien, autrefois, quelque peu partagé les jeux de Paul, mais, tout à coup, un jour, on la vit se tenir à l’écart, et ne faire que regarder les gamins s’amuser. Puis, elle prit des allures plus composées, des manières plus réservées. Était-ce instinct prémonitoire de pudeur, ou velléité de coquetterie naissante ? Qui saura jamais le fonds et le tréfonds d’un cœur de femme ?

Ce changement de venue n’avait pas toutefois complètement échappé à l’attention de Paul. Aussi avait-il essayé de la gouailler un peu, mais sans succès. Aussi, retourna-t-il aux camarades, et se laissa-t-il aller comme d’habitude à sa folâtre et tapageuse nature de gamin endiablé, sans se préoccuper davantage de ce qu’il appelait un caprice d’Irma.

Au cours de cette radieuse matinée de printemps, Paul, un peu las peut-être, se tenait nonchalamment debout, les mains dans les poches de son pantalon, adossé à la porte du fournil de la maison paternelle. Les amis étaient venus, mais il avait refusé de les suivre. D’un œil distrait, il regardait d’ici et de là. Rien ne lui disait quoi que ce fût. Il se sentait langoureux, en quête de quelque chose qu’il ne pouvait définir, et restait ennuyé, songeur, sans goût pour la moindre des choses.

Sur les entrefaites, Irma vint à passer et, se détournant à demi, aperçut son ami d’enfance.

— Bonjour, Paul, fit-elle…

Et comme Paul tardait à lui répondre :

— Il fait bien beau temps, n’est-ce pas, ajouta-t-elle ?

Paul se contenta de sourire en opinant d’un léger mouvement de tête.

Irma continua son chemin.

Elle était bien gentiment mise, cette matinée-là, Irma. Coiffée d’une toque de velours noir, de laquelle s’échappait une large tresse de cheveux châtains ornées d’un nœud de soie noire lisérée de blanc, vêtue d’un élégant boléro de couleur sombre, d’une robe de linon crême, mi-longue, en plissé fin, portant une paire de demi-guêtres, moulant adorablement son pied, elle avait bien gracieuse mine.

L’apparition soudaine d’Irma sembla impressionner profondément Paul, qui ne put s’empêcher de l’envelopper d’un regard mêlé à la fois de regret et d’admiration.

— C’est bien là Irma, balbutia-t-il, avec certain embarras, comme, s’il eût fait une découverte.

Il descendit machinalement la petite allée qui conduisait à la grande route, et, du coin de la clôture du jardin, à l’abri d’un pieu, il regarda Irma aller jusqu’au moment où elle entra dans une maison du voisinage.

Alors, il retourna à pas comptés reprendre sa place à la porte du fournil. Décidément, il était devenu rêveur. Foule d’impressions, de sentiments à demi-éclos, obsédaient son âme d’adolescent.

L’image d’Irma, pimpante dans ses beaux atours, lui trottait obstinément dans le cerveau.

Il finit par se regarder de la tête aux pieds, et, toujours pensant à Irma si élégamment vêtue, il eut là sincèrement honte de lui-même. Jamais il n’avait trouvé Irma aussi belle, et jamais non plus, en se comparant, il ne s’était vu aussi dégoûtant et comme tenue et comme propreté. Du coup, il se jugea absolument indigne même de lever les yeux sur sa jeune amie.

Il en était là de son retour sur lui-même, ayant toujours devant les yeux l’image d’Irma cheminant lestement dans la grande route, avec sa toque de velours, sa longue tresse de cheveux châtains, les joues légèrement colorées par la chaleur du jour, son petit boléro, et sa jupe de linon flottant au vent, lorsqu’il lui vint à l’idée qu’elle devait bientôt revenir, et, qu’elle le retrouverait dans son misérable accoutrement.

Vite, il s’enfuit et rentra au logis, d’où, dissimulé derrière les rideaux d’une fenêtre, il guetta le retour de la fillette qui, en effet, repassa quelques instants après, non sans jeter un coup d’œil dans l’endroit où elle avait vu Paul.

La seule apparition d’Irma avait été chez lui le signal d’une transformation complète qu’il n’aurait pu expliquer, du reste. À l’âge où il était arrivé, entre chien et loup, elle avait déterminé dans tout son être une crise décisive ; tel à l’aube, un paysage se dessine d’abord embrumé, confus, puis se montre peu à peu à la lumière solaire qui gravit l’horizon, et tout à coup se révèle tout entier sous l’éblouissante splendeur du premier rayon solaire qui franchit l’espace.

Pour la première fois, Paul trouva qu’Irma n’était plus elle et que lui-même n’était plus lui.

Ce jour-là, abandonnant pour de bon ses camarades, Paul n’osa pas dépasser les alentours de la maison paternelle.

Ce que voyant, sa mère, quelque peu ahurie, lui demanda s’il avait eu querelle avec quelqu’un de ses amis, ou s’il se sentait indisposé.

Paul hocha négativement la tête.

Le lendemain, debout de grand matin, on aurait pu le voir procéder minutieusement à sa toilette, et revêtir un costume décent. Durant la journée, il passa deux fois devant la maison d’Irma, mais celle-ci demeura invisible.

Le surlendemain, mêmes soins de toilette, même manège.

Sa mère, totalement abasourdie, ne comprenait rien à ce changement à vue. Il doit pourtant y avoir anguille sous roche, se disait-elle parfois.

Quant aux camarades, ils n’étaient, ni plus ni moins qu’esbrouffés.

Paul ne fut pas plus heureux que la veille : Irma persistait à ne pas reparaître. C’était simplement fortuit. Mais Paul n’était pas garçon à se laisser décontenancer par ces déconvenues.

Le lendemain était un dimanche. Paul se fit une toilette des grands jours. Il mit en réquisition les plus beaux habits de sa garde-robe. Il avait vraiment fière allure, ce gaillard de près de quatorze ans.

Quand il se mit en route pour l’église paroissiale, une blanche marguerite se pavanait, même à la boutonnière de son veston.

Il avait à peine fait quelques pas, que, heureux hasard, il se coudoya à Irma qui, elle aussi, s’en allait à la messe.

La jeune fille recula de stupéfaction.

Mais, c’est toi, Paul, s’écria-t-elle, c’est bien toi ! Est-ce bien possible ? Comme tu es bien mis. Vraiment on ne te reconnaît plus.

Paul se contenta de sourire d’un petit air triomphateur.

Irma, toute radieuse, qui n’avait jamais pensé que Paul pût se faire aussi élégant, s’empara de son bras avec sa naïve candeur d’antan, et voilà les deux jeunes gens partis cheminant du côté de l’église.

Sur le perron du temple, lorsqu’ils parurent, ce fut un feu roulant de chuchotements, surtout parmi les femmes.

— Tiens, firent d’aucunes, mais c’est ce diable de Paul bras dessus bras dessous avec Irma, la fille à Pierre-Jacques !… Sont-ils endimanchés un peu !…

Deux amoureux, gageons !…

— Déjà ? interrompirent d’autres.

— Il y a un commencement partout, observa un grand élingué.

Inutile de dire que Paul et Irma se rencontrèrent assez souvent, par hasard, dans la suite…

Et voilà comment il se fit que, quelque cinq ans plus tard, Paul et Irma reprenaient ensemble à nouveau le chemin de l’église paroissiale, pour assister à la messe, une messe particulière, qui consacrait leur union. Ce n’était plus un dimanche, mais bien un jour de semaine.

Tel fut le dénouement d’une apparition féminine, bien fortuite, par une éblouissante matinée printanière, au milieu d’une nature exubérante de virilité, vibrante de radieuses floraisons, et invitant l’âme ravie à donner généreusement son concours à la sublime harmonie de la création.