TITRE OEUVRE/L’Amour à passions/11

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Jean Fort (p. 173-197).

XI

L’Adultère fouetté


La Comtesse de Marnay s’ennuyait atrocement…

Elle rêvassait sans cesse… Elle rêvassait… sur la terrasse supérieure du manoir — au plein midi. Cette terrasse dominait à pic la rivière, les plaines, les champs, les bois qui s’étendaient, désespérément, à perte de vue, bornés, tout au loin, par des collines embuées qui se confondaient avec le ciel implacablement bleu. À cette heure, l’eau de la rivière avait les reflets du miroir, c’était une nappe d’argent aveuglante, une masse de métal en fusion. Les champs de blé mûr, brûlé faisaient de grandes taches jaunes que, par instants, une brise, un souffle de fournaise plutôt, parcourait, les ridant longuement. Les oiseaux se taisaient, terrés à l’ombre. L’on n’entendait qu’une immense vibration monotone, la voix, la vie de la nature accablée de soleil…

La Comtesse rêvassait à l’heure du crépuscule, lorsque la boule rouge incendiait les faîtes, déchirait le ciel en loques sanglantes, laissant sur l’eau des traînées de feu…

Elle rêvassait, la nuit, lorsque, le rossignol égrenant ses trilles les plus sublimes, la nue azurée se piquait des points lumineux des étoiles, lorsque la lune ironique et discrète laissait tomber sa poussière glaciale, soulevant des écailles d’argent sur la rivière…

Elle rêvassait à l’aube lorsque le ciel, se lilaçant, s’éclairait des premières lueurs du jour, lorsque l’alouette joyeuse de la belle journée qui s’annonçait lançait ses petits cris aigus, réveillant les moineaux encore serrés frileusement les uns contre les autres…

Elle rêvassait lorsque la pluie, tambourinant sur les vitres, tombait avec un crépitement monotone…

Elle rêvassait…

Tout lui conseillait d’aimer, tout lui chantait l’amour, sans cesse la Nature lui disait son grand poème… Les fleurs se penchaient l’une au-devant de l’autre, les oiseaux se becquetaient… Elle seule n’aimait pas !

Et ses suivantes, aussi, aimaient ! Et les filles de ferme ! et les femmes de la cuisine ! Et les soldats du comte ! Et les valets ! Partout, dans la campagne, dans les maisons, c’étaient des soupirs d’amour, partout l’amour régnait en maître, de la terre au ciel !

Les bêtes, aussi, aimaient : on voyait les chiens en rut, les chiennes en chaleur courir, affolés… Et, la nuit, les vers luisants brillaient de toute leur phosphorescence, pour plaire, sans doute…

… Mariée à l’âge de seize ans au Comte de Marnay, Yolande de Dusseldorff n’avait jamais aimé. Aurait-elle donc pu aimer ce rustre qui traitait les femmes comme il traitait les chevaux, ce soudard sentant le vin et l’écurie, toujours pressé, qui faisait l’amour à la façon des bêtes, sans phrases, sans caresses, simplement pour assouvir ses besoins, pour se soulager, prenant les filles des fermes, les souillons des cabarets, ignorant de la Beauté, de la Grâce, de la Pudeur, de tout ce qui est la Femme enfin ?

Yolande frémissait à la seule pensée de l’homme, mais elle frémissait, non de désir, mais bien d’une vague terreur — qu’elle n’aurait pu définir elle-même — terreur de la domination, du maître, terreur de la chose attendue, inéluctable, terreur de la désillusion, d’une souillure éternelle, d’une défloraison infiniment triste…

Que le Comte était loin de ces beaux héros, de ces princes charmants, de ces seigneurs d’amour dont elle lisait avidement les merveilleuses aventures dans les vieux romans allemands ! Ceux-ci lui apparaissaient moitié hommes, moitié dieux, parlant en vers, parlant un langage divin, et guerroyant, et risquant leur vie pour l’amour de leurs dames, leur envoyant de Palestine de longs messages d’amour ! Toujours ce mot « amour »… Ce mot sonnait sans cesse à ses oreilles d’un tintement à la fois cristallin et grave, avec des notes de cloche d’angélus et des notes d’enfant de chœur…

Mourrait-elle donc sans avoir connu l’amour ?

Quelquefois, épouse fidèle, elle s’adressait de cruels reproches, s’accusant de ne pas savoir aimer le Comte, elle s’efforçait de se le représenter comme quelque brave guerrier, défiant la mort, confiant dans sa force, domptant les chevaux indomptables, ne craignant que Dieu. Mais, tout de suite, l’homme hideux qu’il était se dessinait à ses yeux, le soudard aviné, bestial, brutal, ne se plaisant qu’aux orgies, l’homme éperonné, ne connaissant que la cravache et le fouet, l’homme entouré de sa meute, de ses faucons. Lui avait-il jamais murmuré quelque une de ces paroles qu’on sait menteuses, trompeuses, mais qui font tant de plaisir sur le moment, qui sont la musique dont en s’enivre ?

Comment l’avait-il prise ? comment avait-il défloré cette fleur ? Entre deux saoûleries. Et si vite… La brutalité du geste n’avait même pas été belle. Souvent, la brutalité, la force, le viol sont beaux. Le Comte, ivre, avait un peu erré, comme un pochard qui ne peut introduire sa clé dans la serrure. Ce souvenir la faisait frémir — d’horreur, de dégoût.

Mourrait-elle donc sans aimer ?

Elle pensait, alors, oh ! bien involontairement ! au Vicomte de Graylont…

Le Vicomte… Le lieutenant de son mari… De haute et antique noblesse, mais, pauvre, et obligé de prendre du service dans la Compagnie de Marnay…

Il rougissait quand il la voyait, quand il lui parlait. Oui, il rougissait. Et Dieu sait, pourtant, quel brave c’était ! On citait ses exploits, ses combats, les tournois dans lesquels il avait magnifiquement triomphé, et dont il aurait pu emporter le prix, c’est à dire la main — et le cœur — de la dame, de la demoiselle présidant la joute dans la loge enrichie de brocarts, de velours, de dorures ! Il s’était toujours contenté d’un sourire et était reparti vainqueur, envié… et seul.

Et, précisément parce qu’il dédaignait les femmes, les femmes l’adoraient. C’est l’éternelle histoire.

Mais il dédaignait les femmes sans coquetterie, sans forfanterie — parce qu’il n’en avait pas encore rencontré une qui lui parût vraiment femme, c’est-à-dire qui cherchât dans l’amour autre chose qu’une satisfaction immédiate, passagère, une gloriole mortelle, humaine, disons bestiale. Il avait une âme d’enfant dans un corps de brave.

… Un jour — c’était au crépuscule, et le globe du soleil incendiait magnifiquement et la terre et le ciel — il s’était trouvé sur la terrasse, près de Yolande.

Une paix immense régnait. Tout s’endormait paisiblement. Il semblait, ce soir-là, que la Conscience universelle fût tranquille, pure. Il y a de ces soirs où l’on s’endort sans remords…

Ils ne disaient rien, regardant, sans les voir, les nuages légers glisser dans la nue, les bois et les plaines s’effacer dans l’ombre. La majesté de l’heure les étreignait. Tout doucement, ils communiaient dans l’ineffable sublime de la Nature. Et, tout doucement aussi, sans qu’ils s’en aperçûssent, leurs mains se joignirent, leurs doigts s’entrelacèrent. Et ils restèrent, ainsi, de longues minutes, de longues heures, tremblants du froid qui descendait de la lune, tremblants de pudeur, tremblants d’émotion, de beauté, tremblants d’amour…

Les meilleures paroles sont celles qu’on ne prononce pas. Le cœur a un langage muet, que seuls entendent ceux qui en sont dignes.

Quand le froid les força à se rappeler qu’ils étaient homme et femme, ils s’aimaient…

… Ce fut exquis. La Comtesse renaissait, naissait plutôt. Elle aimait enfin ! et d’un amour partagé, d’un amour digne d’elle, d’un amour infiniment pur puisqu’il avait triomphé de ses scrupules de femme mariée, d’un amour qui la lavait des brutalités et des grossièretés de l’autre, qui lui faisait oublier ce passé de répugnance.

Le Vicomte et la jeune femme restaient des heures et des heures la main dans la main, heureux, regardant le ciel. Ils murmuraient, seulement, de temps en temps :

— C’est beau !

— Je vous aime…

— Je vous aime…

Les doigts s’entrelaçaient plus étroitement. Puis, ils se séparaient, la main du Vicomte enlaçait la taille de la jeune femme, les corps se rapprochaient, se touchaient. Les lèvres se joignaient.

Et, suivant l’éternelle loi de l’amour, les amoureux glissèrent l’un sur l’autre, s’abîmant dans l’infinie volupté…

… Peu à peu ils s’étaient habitués à cette vie de rêve, et la vivaient le plus souvent qu’ils pouvaient. Un couloir obscur, une cave, les champs, les forêts, les bords de la rivière — partout ils s’aimaient, et les tapis d’Orient les plus chers leur étaient moins doux que la mousse ou le sable.

Ils oubliaient tout et tous, grisés dans cette vie d’idéal, dans cette vie de rêve, transportés, soulevés.

Ils oubliaient, parfois, jusqu’au Comte.

Or, un après-midi qu’il régnait une chaleur écrasante, ils s’étaient réfugiés dans l’ombre la plus épaisse de la forêt. De hauts chênes les entouraient, les couvraient, formant une serre. L’air était rare, lourd, la lumière sourde. Mais, le mystère était profond, accompagné de la grande voix bourdonnante des insectes.

Ils étaient l’un contre l’autre, étendus sur la mousse épaisse, le Vicomte ayant passé un bras sous son cou, elle, le corsage dégrafé, un sein émergeant des dentelles blanches.

Ils ne voyaient rien, ils n’entendaient rien…

Ils n’entendirent pas même l’aboiement des chiens, la galopade des chevaux, les sonneries du cor.

Le Comte et sa suite revenaient d’une chevauchée, ne connaissant pas d’obstacles, passant partout, écrasant, cassant tout. Ils arrivèrent ainsi sous la voûte des chênes.

Les chiens tombèrent en arrêt, arrêtant subitement la cavalcade.

Le Comte se précipita, aperçut le couple. On le vit pâlir, rougir. Puis, il hurla, d’un ton qui terrorisa :

— Enfer et damnation !

Il sortit son formidable coutelas du fourreau, le leva. Mais il le laissa retomber, et, dans un grand rire qui le secoua étrangement, ordonna :

— Enchaînez-moi solidement ces deux bêtes, et amenez-les au château !

Et, éperonnant vigoureusement son coursier, il repartit au grand galop, suivi de la plupart de son escorte.

Le reste était demeuré à obéir. Des brutes grossières, puant le cheval, les harnais et le vin, se saisirent du couple, ficelant l’homme étroitement, déchirant, dans leur précipitation, les vêtements de la femme, salissant, écorchant cette peau si tendre, si délicate, broyant les seins, arrachant des cheveux.

Eux n’avaient pas eu le temps de se reconnaître. Ils pensaient rêver encore. Tout se brouillait en leur cerveau, les chevaux, le Comte, ses hurlements… Seule, la douleur des liens trop serrés les rappelait à la réalité, les réveillait.

Les soudards les avaient fait lever, et, hâtés de retrouver les filles et les tonneaux qui les attendaient au château, ils les poussaient, les forçaient presque à courir malgré leurs entraves.

À la vue de la bien-aimée ainsi traitée, le Vicomte avait voulu bondir. Mais les cordes le retenaient. Alors, il avait rugi des menaces que les coups n’arrêtaient pas :

— Malheur à vous ! malheur à vous ! malheur à votre maître ! Mort aux bourreaux ! Dieu vous voit ! Brutes ! chiens ! que le feu du ciel tombe sur vous !

Les paysans, étonnés, effrayés, sortaient de leurs portes. Et les vieilles se signaient en voyant leur maîtresse, la châtelaine, enchaînée. Et les jeunes filles admiraient la forte musculature du Vicomte, et elles rougissaient. Et les gars s’intéressaient à la poitrine blanche de la jeune femme demeurée à l’air, à un bout de cuisse qu’on apercevait par la jupe en lambeaux.

Mais la jeune femme conservait son port de reine, pudique dans son impudeur, illuminée d’amour. Elle clamait, seulement, de temps en temps au Vicomte :

— Je vous aime ! je vous aime !

Et lui, interrompant ses menaces, répondait :

— Je vous aime ! je vous aime !

Le cortège arriva au château. Le Comte avait donné des ordres. Les amants furent séparés, non sans s’être encore crié :

— Je vous aime ! je vous aime !

— Je vous aime ! je vous aime !

La jeune femme fut conduite dans ses appartements, où on la délivra de ses liens.

On la laissa seule. Elle tomba sur une fourrure, inerte.

Bientôt, elle se souvint. La scène se retraça à ses yeux. Alors, elle pleura longuement Et cela la soulagea.

À cet instant, la première femme de chambre vint la prévenir que le Comte ordonnait qu’elle revêtît ses plus belles parures : il attendait les seigneurs du château voisin. C’est vrai, elle avait oublié ces hôtes qui devaient arriver dans quelques heures.

Maintenant, elle ne savait plus quoi penser. Le Comte lui ordonnait de s’habiller. Il avait donc l’intention de se taire, de pardonner ? Mais non ! cet être brutal, féroce, ne pardonnerait pas, n’oublierait pas. Alors, quelle vengeance méditait-il ? Quel raffinement avait-il inventé ? Quelle hypocrisie dissimulait-il ? Qu’avait-il fait de son amant ?

Elle n’osait interroger ses femmes, qui, discrètes, silencieuses, arrivaient pour l’habiller, le visage d’une impassible froideur. Elle eut un mouvement de révolte. Elle était la maîtresse. En réalité, elle n’était qu’une esclave : elle n’avait jamais été qu’une esclave, l’esclave du Comte, l’esclave de ses suivantes.

Déjà, celles-ci, sans la consulter, commençaient leur service. Tranquillement, elles lui enlevaient ses vêtements déchirés ; le corsage, la jupe tombèrent. Puis, la fine batiste. Yolande était nue, elle ne s’en apercevait pas, pensant toujours au bien-aimé, pensant au Comte.

Elle n’avait pas que l’âme d’une jeune fille, elle en avait, aussi, conservé le corps : des jambes nerveuses, des cuisses un peu grêles, une croupe un peu maigre, des hanches faibles. Seule, la gorge se profilait très ronde. Les bras avaient la sveltesse de la vierge. Le cou, très élancé, avait la grâce du cygne.

Mais, ce qu’elle avait de merveilleux c’était sa chevelure, sa chevelure qu’en ce moment ses femmes peignaient longuement, sa chevelure douce, soyeuse, tombant en boucles lourdes et dorées sur les épaules.

Puis, elles la lavèrent et la parfumèrent minutieusement, usant des fards, des parfums les plus précieux, nacrant, ivoirant cette statue de chair qui se laissait faire, docile, presque inanimée, épeurée.

Ensuite, elles l’habillèrent, et l’or, les velours, les satins, les soies, les dentelles s’appesantirent sur son corps, ménageant, toutefois, le charme des épaules rondes, la légèreté de la taille. Enfin, la première de ses femmes sortit d’un coffret de santal finement découpé les bijoux qui devaient achever de la parer, les perles fines moins blanches que sa peau, les rubis moins rouges que ses lèvres. Son cou, sa gorge, ses doigts, ses cheveux brillèrent bientôt de mille feux de toutes couleurs.

Alors, les suivantes se reculèrent un peu pour mieux juger de l’ensemble. Et, satisfaites apparemment, elles se retirèrent, toujours silencieuses.

Yolande demeurait seule, parée comme une châsse. Qu’allait-on faire d’elle ? À quelle horrible scène la destinait-on ? Elle songeait à ces malheureuses qui revêtent une superbe robe de mariée le jour où elles entrent dans les Ordres. Et, toujours, sa pensée revenait au Vicomte. Où était-il ? L’avait-on déjà tué ?

… Elle n’attendit pas longtemps. Des sonneries de trompe avaient retenti, elle entendait le bruit des chaînes abaissant le pont-levis : les hôtes arrivaient.

Le jour tombait… Elle vit les fenêtres du château s’illuminer une à une. La porte de sa chambre s’ouvrit, ses femmes venaient la chercher. Elle les suivit, tremblante. Elles la conduisirent dans une grande salle dont la porte-fenêtre donnait sur la cour d’honneur, elles la menèrent sur le balcon, l’encadrant étroitement.

Au milieu de la cour s’élevait une estrade.

Le bourreau se tenait en bas.

La Comtesse frémit. Elle commençait à comprendre… On allait tuer son bien-aimé sous ses yeux…

En face d’elle, sur un autre balcon, apparaissaient le Comte, ses invités et leur suite, magnifiquement habillés. Des soldats se rangeaient. Le ciel s’ensanglantait des rayons du soleil couchant. Des torches s’allumaient, jetant des lueurs sinistres.

Un groupe sortit des écuries, s’avançant vers l’estrade, au milieu duquel un homme se débattait, hurlant des menaces :

— Malheur sur vous ! Malheur sur vous !

Le Vicomte ! Yolande voulut s’élancer, se précipiter dans le vide. Ses femmes la retinrent. Mais, elle poussa un grand cri :

— Je t’aime !

Il leva la tête, et l’aperçut. Et, tandis que ses yeux s’illuminaient, ses lèvres clamaient sur un ton de défi :

— Je t’aime ! Je t’aime !

Le Comte ne broncha pas. Il pâlit affreusement, mais il demeura maître de lui, affectant, au contraire, de sourire, de plaisanter avec ses hôtes.

On fit monter le jeune homme sur l’estrade, on le déshabilla. Sa poitrine, un peu velue, apparut, large, les mamelles gonflées ; les muscles saillirent des bras, les biceps se bombèrent. Brutalement on l’attacha à un poteau, les bras en croix. Les liens entrèrent si profondément dans les chairs qu’ils dessinèrent des bourrelets violacés.

Le bourreau s’approcha, armé d’un fouet à longues lanières terminées par des pointes, leva le bras, et, se tournant vers le Maître, attendit un signe. À ce moment, Yolande, d’une pâleur de mort, cria encore :

— Je t’aime !

Et l’amant répondit :

— Je t’aime !

Elle ferma les yeux, sur le point de s’évanouir. Mais, elle rassembla son courage, voulant prier Dieu pour celui qui allait mourir… Et elle pria ardemment, confondant en son cœur le Maître tout puissant et l’amant bien-aimé, l’amour divin et l’amour terrestre.

Lui continuait de la regarder, s’abîmant dans la contemplation de cet être adoré, oubliant le présent, oubliant tout ce qui n’était pas Elle, ignorant de la Mort qui le guettait, se jugeant, sans doute, en état de l’affronter sans crainte parce qu’il aimait loyalement.

Le Comte fit un geste. Le fouet s’abattit sur les épaules, marquant de grandes zébrures rouges. La victime laissa échapper un petit cri, on la vit pâlir atrocement, et tout le corps se contracta en une longue secousse. La jeune femme rouvrit les yeux : elle souffrait plus que le malheureux ! Le fouet s’abattit encore, avec un bruit cinglant, mat. Cette fois, du sang rougit la peau, du sang que les lanières lancèrent en l’air, sur l’estrade. Le corps eut un grand soubresaut. Alors, un troisième, un quatrième coup tombèrent, et un cinquième, un sixième, au hasard, sur les épaules, sur les bras, sur les omoplates. Le sang, maintenant, coulait en filets, en rigoles, glissant jusque sur les reins, jusque sur les cuisses. Le malheureux s’affaissait de plus en plus, ses jambes ne le portaient plus, le corps n’était, plus suspendu qu’aux liens retenant les mains.

Enfin, le Comte fit un nouveau signe, le bourreau s’arrêta. Des valets montèrent avec de grandes éponges pleines d’eau dont ils lavèrent brutalement les blessures. Puis, ils détachèrent l’homme, et, le soutenant, l’emportant plutôt, car ce n’était plus qu’une loque sanglante, le reconduisirent vers les écuries, cependant que du balcon une voix, sans discontinuer, criait superbement :

— Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime !

Mais les suivantes relevèrent la femme qui clamait ainsi, et la prièrent respectueusement de les suivre. Au reste, elles l’encadrèrent pour qu’elle ne se sauvât pas ou n’essayât pas de se tuer, peut-être seulement pour guider ses pas chancelants. Elle la firent descendre, la poussèrent vers la cour, vers l’estrade encore maculée de sang, l’y montèrent.

Instinctivement, la Comtesse sortit de son abattement. Quoi ? Ces bourreaux allaient la châtier à coups de fouet ? Qu’on la tuât, mais qu’on ne lui infligeât pas l’humiliation de cette torture ! Tout son être se révoltait dans sa pudeur de femme, dans l’aristocratie de son sang. Allait-elle servir d’appât à la curiosité, à la luxure de cette foule de brutes ? Allait-on exposer sa nudité à la vue de ces hommes ?

Déjà, ses femmes la déshabillaient, déjà ses bras, ses épaules frissonnaient au froid du jour tombant. Et ce furent la jupe, les dentelles, le linge qui glissèrent, découvrant les cuisses que seul le bien-aimé aurait dû entrevoir…

Il les voyait ! Car, on l’avait ranimé avec des stimulants, on l’avait tant bien que mal réchauffé, et on l’avait ramené dans la cour, enchaîné, en un coin d’où il pouvait tout voir. Dans sa face, encore contractée de douleur, ses grands yeux effarés virent ceci :

La jeune femme fut mise toute nue. En vain ses bras se croisèrent pudiquement sur sa poitrine, essayant de retenir les derniers vêtements, on les lui arracha brutalement. Elle apparut, alors, la statue de la Chasteté, rouge, frémissante, un bras sur les seins, l’autre main sur le bas du ventre. Immobile, un peu courbée dans un geste de pudeur. Et la pose était si pure qu’on eût dit l’œuvre de marbre d’un merveilleux sculpteur, en dépit de la couleur des chairs.

Mais, les soudards, insensibles, la saisirent, l’étendirent sur l’estrade, le dos contre les planches froides, l’attachant, en croix, bras et jambes écartés, à des anneaux. Des valets approchèrent des torches dont la lueur se projeta sur ce corps d’ivoire, éclairant étrangement les parties saillantes, les seins, le ventre.

Le Vicomte, enchaîné étroitement, écumait. Elle ne l’avait pas vu, et il se taisait, ne voulant pas qu’elle sut qu’il assistait à cet immonde spectacle. Il se retenait pour ne pas crier sa présence.

Mais, le Comte, comprenant ce sentiment, désireux de pousser la vengeance à bout, donna un ordre bref. Et l’amant fut hissé sur le balcon qu’occupait tout à l’heure la malheureuse, et que, couchée sur l’estrade, elle pouvait apercevoir. Elle l’aperçut, en effet, et, cria :

— Je t’aime !

— Je t’aime !

Et, contente d’avoir vu une dernière fois le bien-aimé, elle se recueillit en Dieu, attendant la mort.

Elle avait fermé les yeux, priant de toute son âme…

Soudain, elle sentit quelque chose qui s’étendait sur elle, qui l’écrasait. Elle ouvrit les yeux. Horreur ! Sur son visage une face de brute se collait, sur son corps un corps d’homme s’étalait. Des lèvres épaisses, baveuses, cherchaient ses lèvres, qu’égratignaient une barbe hirsute. L’homme suait, soufflait. Elle essaya de s’échapper. Les liens la retinrent. Alors, elle tourna la tête, hurlant, mais l’autre, tout en s’agitant, continuait de chercher ses lèvres. En vain, elle s’efforçait de se dérober. L’étreinte des bras la maintenait. Il finit par l’immobiliser.

Le Vicomte tirait sur ses chaînes, tel un fauve, tantôt pâle, tantôt rouge, l’écume à la bouche, terrifiant les geôliers, vomissant des injures, lançant des éclairs.

Mais, le supplice n’était pas fini. Le reître s’était à peine retiré qu’un autre se présentait, ivre, les yeux allumés de désir, et se jetait sur la malheureuse encore souillée. Il s’étendit, aussi, sur elle. Mais, la tête aux pieds.

Soudain, il poussa un hurlement de douleur effroyable, un hurlement qui épouvanta tous les assistants. En même temps, il se relevait, et retombait, sanglant, hurlant toujours, mutilé. Il fallut l’emporter.

Cependant, sur l’estrade, la jeune femme, le visage ensanglanté, s’était évanouie.

Un autre soudard gravit les marches, se coucha.

Les hôtes du Comte ne souriaient plus, pris par la solennité de la scène, la sublime immondice du spectacle de ce corps pur violé par des brutes sous les rougeurs des torches. Le soleil avait complètement disparu, la lune n’osait paraître. Au reste, le Maître était vengé. Il fit un signe. On délia la victime, tandis qu’au son des cors triomphants le Comte, ses hôtes et leur suite, se retiraient majestueusement vers la salle du festin.

… Les valets du bourreau avaient relevé la femme, et couvert sa nudité d’étoffes blanches. Et ils l’emportaient, escortés de torches. Ils l’emportaient par les cours, par les couloirs, par les caves.

Et, ayant passé des cordes sous ses aisselles, ils la descendirent en une oubliette — en une tombe. Et ils se retirèrent, faisant retentir les voûtes de leurs pas lourds dont le bruit, peu à peu, s’éteignit…

Un immense silence régnait dans le caveau, un silence glacial, un silence de mort.

Le froid de la terre et des murs réveilla Yolande presque nue. Elle ouvrit les yeux. Dans un coin, une petite lampe à huile brûlait, d’une faible lueur ; quand l’huile serait consumée, la nuit régnerait éternellement. Près de la lampe, un pain et une cruche d’eau ; quand le pain et l’eau seraient consumés, la faim et la soif…

Qu’importait à la malheureuse ! N’était-elle pas souillée, n’était-elle plus qu’une femelle ayant assouvi les besoins de brutes ! Elle n’était plus digne de l’amour du bien-aimé ! Elle n’aurait plus osé reparaître devant lui. Elle était morte pour lui, en attendant qu’elle le fût — bientôt — pour le monde. Épouse adultère ? Non : femme, amante magnifiée par l’amour sacré, par l’amour maître des choses !

Et puis, existait-elle encore ? vivait-elle ? rêvait-elle ? Elle ne savait plus… Les évènements s’étaient précipités si vite que tout se brouillait en son cerveau. Elle éprouvait presque un bien-être dans cette solitude, tranquille, calme, oubliée, loin de tout et de tous. La mort ? Mais, elle venait si doucement, chantant une telle musique d’apaisement, de délivrance ! Déjà, le Seigneur Tout-Puissant étendait son manteau de pardon…

Depuis combien de temps était-elle là ? Le savait-elle ? Quelle paix ! Tout à coup quelque chose d’effrayant arriva vers elle, quelque chose, une masse qui descendait, qui s’arrêta sur le sol.

La masse bougea. Une créature. Un homme. Lui !

… Dans le délire qui s’empara des amants parmi les affres de la faim et de la solitude, ce furent des sonneries de cloches qui tintèrent aux oreilles, des végétations qui grimpèrent le long des parois, des fleurs exquises, multicolores qui tapissèrent la terre ; le plafond se couvrait de nuages azurés, légers. Le décor de l’amour envahissait le tombeau, le réchauffant, l’illuminant, le transformant en un nid d’une exquise tiédeur.

Les amants se mouraient d’amour, loin des hommes, loin du temps. Ils mangeaient à l’amour, ils buvaient à l’amour. Et c’était la fin la plus délicieuse, la plus idéale qu’on pût rêver. Jamais ils n’eussent pensé qu’une telle oasis existât, où, sans bruit, sans témoins, l’on pût oublier le temps, l’heure qui, sans doute, coulait pour les humains, qui, pour eux deux, demeurait immobile. Pourquoi manger, pourquoi boire quand ils s’aimaient ? En dépit de l’obscurité, ils se voyaient, ils s’admiraient, et les murs retentissaient sans cesse de ces mots :

— Je t’aime !

— Je t’aime !

… Quand, dans deux ou trois cents ans, des industriels démoliront le manoir pour élever à sa place un Splendid’Hôtel quelconque, l’on trouvera dans une cave deux squelettes enlacés…