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Tableau de Paris/145

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CHAPITRE CXLV.

Brochures.


Il faut beaucoup de livres, puisqu’il y a beaucoup de lecteurs. Il en faut pour toutes les conditions, qui ont un droit égal à sortir de l’ignorance. Il vaut mieux lire un ouvrage médiocre, que de ne point lire du tout. Toute lecture est utile, parce qu’elle exerce l’esprit & prête à la réflexion. S’il n’y avoit que les ouvrages des Labruyere, des Montesquieu, des Boullanger, des Buffon, des Rousseau, la multitude ne pourroit être éclairée. Ces livres sont trop substantiels, il lui faut une nourriture plus légere & plus détaillée. Ôtez les livres médiocres, & l’on ne saura bientôt plus lire ni distinguer les bons. Les lettres fictives du pape Ganganelli ont eu un succès prodigieux. Toutes les idées qu’elles renferment sont communes ; mais ces idées sont bonnes, claires, facilement exprimées. La multitude a été enchantée de l’ouvrage & a dû l’être. C’est toujours un échelon de monté ; & d’après ce succès, que les sots journalistes n’ont pas assez remarqué, il sera plus facile de la conduire à quelque ouvrage relevé.

Les romans que les gens de lettres, qui font les superbes, jugent frivoles, & qu’ils ne savent point faire[1], sont plus utiles que toutes les histoires. Le cœur humain vu, analysé, peint sous toutes ses formes, la variété des caracteres & des événemens, tout cela est une source inépuisables de plaisirs & de réflexions. Voyez ce qu’on lit à la campagne. Reviendra-t-on sur une éternelle tragédie de Racine ? Non ; il faudra se plonger dans les compositions vastes & intéressantes, dans les romans anglois, dans les romans de l’abbé Prévôt, dans ceux de l’admirable Retif de la Bretone, grand peintre, homme éloquent, à qui je me plais à rendre une justice que mes confreres les gens de lettres, soi-disant hommes de goût, lui refusent si injustement. On cherche alors un horizon littéraire, étendu, vaste comme l’horizon qui nous environne ; on a recours aux romans de chevalerie, plutôt que de se dessécher l’esprit & l’imagination dans une maigre épître de Boileau, ou dans ces ouvrages arides & contournés, que le Sanhédrin littéraire vante tout seul, & que le reste de la France dédaigne. On demande des faits, de l’action, du mouvement ; on aime à suivre tous ces caracteres mélangés. Et pourquoi ne lirois-je pas avec transport ce que de beaux esprits paresseux, uniquement occupés de mots, refusent de lire ? Faut-il que je ne prenne du plaisir que d’après leurs décisions ? Arrangeurs de mots, que m’importe vos futiles hémistiches ? Si ma physionomie est différente d’un autre homme, pourquoi mon goût ne le seroit-il pas ? Et pourquoi ne pas donner à la librairie le droit de satisfaire tous les goûts ? Or c’est un attentat aux plaisirs d’une nation vive, naturellement curieuse & gaie, de borner l’imprimerie, en gênant les presses, en créant des censeurs absurdes, en établissant des entraves, en retardant la publication des écrits.

Mais le projet est formé, à ce qu’il paroît, d’étouffer les écrivains de la capitale ; parce que, selon l’expression nouvellement accréditée, ce sont des réverberes qui éclairent trop les prévarications & le caractere des hommes en place.

Le goût académique se joint à ce fléau, pour proscrire tout ce qui porte l’empreinte de l’invention, du génie, de l’éloquence ; & l’on veut nous assujettir à cette servitude de mots, couleur dominante d’une école seche, aride ; elle aiguise des phrases, elle ne sait plus reconnoître la libre audace d’un écrivain, maître de sa maniere, & produisant sa pensée sans détour & sans grimaces. Il faut que notre talent paroisse ce qu’il est ; & s’il se modele sur autrui, il perd ce qu’il a d’original, & tombe, non dans la bonté, mais dans la sottise de celui qu’il veut imiter. Voyez les copistes de la Fontaine, la Bruyere, Fontenelle, Voltaire & même Dorat. Ô Retif de la Bretone ! tu ne seras apprécié que fort tard ; mais je m’honore de t’offrir ici mon suffrage, dussé-je être le seul à sentir ton mérite.

  1. Je connois vingt hommes de lettres, ayant une espece de nom, qui sont incapables de faire un roman médiocre. L’imagination qui invente des événemens & des caracteres leur manque absolument.